Sur son téléphone portable, l'industriel breton Vincent Bolloré a installé une application particulière : elle décompte les jours le séparant du 17 février 2022, date de sa retraite annoncée, avant son 70e anniversaire. Une grande fête marquera le bicentenaire du groupe familial fondé sur les bords de l'Odet, près de Quimper (Finistère).
Mais, dans un futur proche, le vendredi 4 mai 2018 pourrait marquer un tournant pour l'empire industriel qui compte près de 60 000 collaborateurs – il est présent dans les transports et la logistique, la communication et le stockage d'électricité – et qu'il a édifié à partir de l'entreprise de papeterie en difficulté héritée de son père dans les années 1980. A l'occasion de l'assemblée générale de Telecom Italia, à Milan, l'entrepreneur pourrait, ce jour-là, tomber sur un os : il risque de perdre la majorité au conseil d'administration d'une entreprise emblématique de la péninsule. Un affront pour cet homme d'affaires réputé pour sa méthode faite d'audace, de ténacité et, si nécessaire, de -rudesse.
" Il a le sang froid d'un tonton flingueur de la Mafia sicilienne ", explique un proche.
Avec Telecom Italia, Vincent Bolloré aurait-il perdu la baraka ? Comme il l'a toujours fait, l'homme d'affaires avait réussi l'exploit de prendre le contrôle du premier opérateur télécoms italien avec seulement 23,9 % du capital. Las, le fonds activiste Elliott a commencé, le 16 mars, à brider cette belle ambition, en montant progressivement dans le capital de l'opérateur, avec l'objectif de réduire le pouvoir du Français.
Peu s'expliquent les raisons qui ont conduit Vincent Bolloré à se mettre dans un pareil pétrin en Italie.
" Péché d'arrogance ", juge un proche. Dans la péninsule, l'homme d'affaires a multiplié les erreurs.
" Nous avons été pénalisés par l'environnement autour de Fincantieri ", se défend-on dans l'entourage du groupe, rappelant le bras de fer entre la France et l'Italie au moment de la cession contestée des Chantiers de l'Atlantique, de Saint-Nazaire.
Et chez Mediaset, dont Vivendi souhaitait faire un partenaire, l'homme d'affaires n'a jamais pris la peine de régler le différend sur Mediaset Premium, le service de vidéo à la demande, en allant voir directement son vieux compère, Silvio Berlusconi. Au contraire, il a donné l'impression de profiter de sa mauvaise santé pour mettre la main sur son groupe.
Pouvoir sans partageLe sort du " Netflix latin " – une grande plate-forme de vidéos de l'Europe du Sud reposant sur -Telecom Italia, Mediaset et Canal+, promise il y a deux ans – semble scellé, même si, chez Vivendi, on explique que M. Bolloré est un homme de long terme.
" L'unité de compte, c'est cinq ans ", dit-on, avant de mettre en avant la volonté de bâtir un champion français de la culture européenne face aux Américains et aux Asiatiques. Oubliant au passage l'échec du rachat de l'éditeur de jeux vidéo Ubisoft, M. Bolloré ayant été contraint de battre en retraite.
L'aveuglement du Breton serait dû au pouvoir sans partage qu'il exerce.
" Il n'y a plus personne pour lui dire non ", dit une connaissance.
" Le problème, c'est que le directoire est tétanisé par Vincent Bolloré qui manage par la peur. Mais ses cadres ne lui rendent pas service en ne lui parlant pas des problèmes ", analyse un proche. Pour ce dernier, le système de gouvernance – reposant sur un directoire présidé par Arnaud de Puyfontaine, censé diriger le groupe, et mandaté par un conseil de surveillance, dirigé jusque-là par -Vincent Bolloré – n'est pas opérant :
" Le directoire, qui devait être indépendant, ne l'est pas. "
Aux ennuis italiens s'ajoutent ses démêlés judiciaires liés aux affaires africaines. Deux juges français ont mis en examen Vincent Bolloré, mercredi 25 avril, le soupçonnant d'avoir soutenu au Togo et en Guinée des dirigeants politiques lors de campagnes présidentielles pour obtenir, en retour, des concessions portuaires. Des accusations rejetées par le principal intéressé, qui, dans
Le Journal du dimanche du 29 avril, dénonce
" des procès en sorcellerie ". Ses partisans plaident pour le nationalisme économique :
" Si ce n'est pas lui, ce seront les Chinois et les Russes, qui sont à l'affût pour prendre nos positions ", affirme l'ex-maire de Quimper, Bernard Poignant, son ami de près de quarante ans.
Cette accumulation de déboires expliquerait, selon certains, sa décision, dix jours après avoir annoncé qu'il quittait la présidence du conseil de surveillance de -Canal+, de se retirer de celle de Vivendi au profit de son fils Yannick, 38 ans, jusque-là à la tête de Havas. Même si le père reste très présent, la septième génération Bolloré s'apprête à prendre le pouvoir : Cyrille, 32 ans, s'occupe des affaires africaines, Marie, 29 ans, des activités électriques. La famille, encore et toujours.
" Vous ne pouvez pas comprendre Vincent Bolloré sans cette filiation dynastique de près de deux siècles. Il est très attaché à la continuité familiale du groupe ", souligne M. Poignant.
C'est d'ailleurs ce que lui reprochent ses détracteurs : Vincent Bolloré pense plus à préserver ses intérêts familiaux qu'à construire un empire industriel. En témoigne la physionomie du groupe, coté à la Bourse de Paris, et présent aussi bien dans les médias, par l'intermédiaire de Vivendi, que dans les batteries automobiles, ou dans des activités diverses et variées en Afrique.
" C'est un inventaire à la Prévert réuni par la seule personnalité d'un homme, une brocante où tout est à vendre, sauf l'usine de Bretagne ", plaisante un connaisseur de la vie des affaires.
Dossier emblématique du fonctionnement sauce Bolloré, le rachat d'Havas en mai 2017 par Vivendi. Au nom de
" la convergence entre les contenus, distribution et communication ", le groupe de médias français a versé 2,3 milliards d'euros en cash au groupe Bolloré, en échange de ses 60 % de participation. Peu de voix se sont élevées contre une opération potentiellement créatrice de conflits d'intérêts pour Vivendi, qui place le groupe du côté de l'annonceur et des médias.
" Il a eu l'intelligence de demander une prime pas trop élevée ", note un observateur. D'autres remarquent que Vivendi a racheté Havas au plus haut : entre le printemps et la fin de l'année, la valeur des concurrents, WPP et Publicis a respectivement dégringolé de 23 % et 17 %.
Les conflits d'intérêts et une conception toute personnelle de la gestion d'un groupe coté, telles sont les principales critiques formulées à l'égard de Vincent Bolloré.
" Il n'a que 20,5 % du capital de Vivendi, et il nomme son fils, qui est aussi président de la filiale Havas ! ", tempête Charles Pinel, associé chez Proxinvest, un cabinet de conseil aux actionnaires. M. Bolloré préfère placer ses hommes, quitte à s'asseoir sur les règles de bonne gouvernance.
Comme le prouve la nomination en septembre 2017 de deux cadres du groupe Bolloré à des fonctions opérationnelles chez Vivendi : Gilles Alix, son directeur général, désormais mis en examen, et -Cédric de Bailliencourt, directeur financier, mais aussi neveu de Vincent Bolloré.
" Avoir des représentants de l'actionnaire minoritaire au sein du groupe - Vivendi -
est une importante source de conflit d'intérêts, et peut être aussi le -signe d'une prise de contrôle rampante ", a d'ailleurs jugé ISS, influente société anglo-saxonne concurrente de Proxinvest.
En dépit des apparences, le groupe Bolloré, enchevêtrement de sociétés dans lesquelles il peut être minoritaire ou majoritaire, ne serait pas si puissant qu'il le prétend.
" Ce qui est montré aux investisseurs masque à certains égards la véritable position financière de Bolloré SA ", expliquent les analystes d'AlphaValue.
Fragilité du modèleIllustration de la créativité financière de cet as de la finance : en 2017, il a intégré, dans les comptes de son groupe, la totalité de Vivendi alors qu'il ne détient qu'un cinquième du capital. Pour donner de la lisibilité aux investisseurs, l'Autorité des marchés financiers oblige le groupe à publier dans son rapport annuel une version des comptes de Bolloré Omnium, la holding de tête de Vincent Bolloré. Les fonds propres, autrement dit les véritables ressources de cette structure, n'atteignent en 2017 que 500 millions d'euros, loin des 10,5 milliards d'euros affichés par le groupe.
Jusque-là, la Bourse ne s'inquiétait pas.
" Elle croit en l'homme ", dit le même analyste. Signe de la fragilité du modèle, depuis la garde à vue de Vincent Bolloré, le titre du groupe qui porte son nom a perdu 7 % de sa valeur.
" Le groupe ressemble à un château de cartes, il faut que la confiance dans le génie de la finance, celui qui sait acheter et vendre au bon moment, soit là ", affirme le même expert. Les enfants de M. Bolloré auront-ils le même talent que le père ?
Il y a une autre bataille que Vincent Bolloré est en passe de perdre : celle de l'image, à la fois en raison de la gestion des médias qu'il contrôle, qu'il est accusé d'utiliser pour promouvoir ses activités, mais aussi des procès à répétition intentés aux journalistes et ONG qui s'intéressent de trop près à ses affaires africaines.
François Bougon et Sandrine Cassini
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