Chapiteau en face du théâtre, soirée d’ouverture où l’on cite René Char et Boualem Sansal, tables réservées au Glacier, la brasserie d’en face, aucun doute, nous sommes bien à un festival littéraire, l’un des derniers de l’année, fin septembre. Pour un auteur, festival signifie parenthèse régressive. On prend des navettes à horaires fixes pour des trajets hôtel-site-hôtel, on porte son nom autour du cou, on nous transporte, on nous nourrit, on nous abreuve de café. On ne paye rien. On parle sans arrêt. On se déplace en bancs de poissons. Et quelle table viser pour le déjeuner ? Celle des cool qui se sont mis une race la veille, ou celle des adultes ?
Chaque salon est aussi l’occasion de croiser des sociotypes. Parmi les familles de visiteurs, on trouve :
- Les impératifs : « Parlez-moi de votre livre. »
- Les agressifs : « C’est bien une histoire de Parisienne, ça. »
- Les déterminés : « J’ai mis une croix à côté de votre nom, je prends votre livre. »
- Les interrogatifs : « Pourquoi ne pas avoir écrit sur autre chose ? »
- Les volontaires : « Mon histoire vaudrait un roman… Je vous raconte ? »
- Les méprisants : pas un mot, pas un sourire.
- Les génétiques : « J’ai connu la femme de votre oncle au troisième degré. »
(On ne sait pas où classer la nonagénaire qui a acquis de la littérature érotique hardcore par « amour du Pays basque », la ville-décor de l’histoire selon la quatrième de couverture. « Cela va me rappeler des souvenirs », a-t-elle dit. Les actes manqués ?)
Côté auteurs, d’autres grilles s’appliquent. Il y a l’écrivain du terroir qui connaît tout le monde, celle qui sort ses crayons de couleur, celui de 22 ans en Doc Martens. Il y a l’ambitieux qui ne parle que de lui, de l’opportunité de prendre ou non un agent, de ses regrets, de ses ambitions. Il prononce des avis définitifs sur le travail des autres : « Paul Gasnier, pour moi, ça n’aurait pas dû être publié. » Il y a la relou névrosée (moi), qui demande si on peut la conduire à la piscine dimanche matin.
Et puis, il y a l’auteur discret. Celui qui ne la ramène pas du tout, mais alors pas du tout. Il ne parle ni agents, ni maisons d’édition, ni ventes. Il ne réclame rien de spécial. Il mange, prend ses navettes, répond aux questions des visiteurs avec une sincérité incongrue et des mots à chaque fois renouvelés. Il est corporellement maladroit, semble passer trop de temps assis. Pendant les repas, il ne parle ni spécialement beaucoup, ni spécialement bien. Il aime l’humanité de loin. « Je fus en somme de ces enfants dociles et oubliables que le corps enseignant dit “sages mais rêveurs”, faisant abusivement de la docilité une sagesse ; du rêve un tort », écrit-il dans un livre magnifique, « l’Entroubli », paru au Tripode.
Cette année, cet auteur discret s’appelait Thibault Daelman. Son livre offre le portrait d’une mère impératrice. Son royaume : cinq enfants élevés dans la pauvreté, abreuvés de ses certitudes et de la haine du père. Le livre se trouve au croisement de Lionel Duroy (pour la mère et la famille nombreuse) et Laura Vasquez pour la poésie et l’hypersensioralité.
Son écriture est bouleversante : « César, d’une dizaine d’années notre aîné, remplissait quant à lui en son absence de la table le rôle de contre-exemple. Il avait été avant nos naissances le plus intelligent de tous et s’était de lui-même égaré en chemin, par désobéissance, paresse, indiscipline. Ses études s’étaient terminées tôt, avec tout espoir. Depuis, il incarnait une promesse non tenue, une désillusion définitive. Son individu nous était désigné comme une balise à la dérive à l’approche de laquelle s’épaississait la brume de l’échec. »
Chaque phrase est remarquable, mais sa présence ne l’était pas. Simple coïncidence ?
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