2.mai.2019
Un « artifice » progressiste de l’impuissance démocratique : Le « monde » enfin « s’en empare ». Par Alastair Crooke
Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 28-01-2019
ALASTAIR CROOKE | 28.01.2019
Un « artifice » progressiste de l’impuissance démocratique : Le « monde » enfin « s’en empare ».
Antonio Gramsci a décrit l’interrègne comme un temps « où l’ancien est en train de mourir et où le nouveau ne peut naître… dans cet interrègne, une grande variété de symptômes morbides se manifestent ». Dans de telles périodes, la nouveauté est perçue comme folle, mauvaise et dangereuse à contempler.
La Grande-Bretagne traverse manifestement un tel interrègne : une période où les élites qui auparavant « géraient » le discours politique (selon les termes de Michel Foucault) à l’intérieur de frontières consensuelles strictes, se trouvent aujourd’hui confrontées à une contestation acerbe. Ces périodes sont aussi des moments où l’on perd la raison, où les limites et le sens de ce qu’il est raisonnable de croire – et de faire – disparaissent.
Les paradoxes de l’« interrègne » se jouent aussi quotidiennement : lorsqu’une Chambre des communes démocratiquement élue s’oppose à un référendum populaire, s’oppose à sa propre législation approuvée qui en découle, et joue même avec le renversement du principe du gouvernement « gouvernant », (en faveur de l’idée que c’est plutôt une assemblée changeante et éphémère de députés non gouvernementaux et multipartites qui devrait « gouverner »). Pourtant, cette « assemblée » ne peut toujours pas offrir une alternative reconnue. Il est vraiment bizarre, mais pas surprenant, qu’il y ait alors un frisson de réelle panique évidente parmi (peut-être) une majorité de pros UE, maintenant confrontés au choc de constater l’absence de solution évidente.
Un type similaire de choc psychologique pour l’establishment culturel a frappé la France. Comme Christopher Guilloy le décrit : « Maintenant, les élites ont peur. Pour la première fois, il existe un mouvement qui ne peut être contrôlé par les mécanismes politiques habituels. Le mouvement des gilets jaunes n’est pas issu des syndicats ou des partis politiques. On ne peut pas l’arrêter. Il n’y a pas de bouton ‘off’. Soit l’intelligentsia sera forcée de reconnaître correctement l’existence de ces personnes, soit elle devra opter pour une sorte de totalitarisme doux. »
Et cette semaine, le Forum de Davos a été ébranlé par une lettre – qui est devenue virale – d’un gestionnaire de fonds emblématique qui fait autorité, Seth Klarman, qui a lancé un avertissement aux clients : un sentiment croissant de division politique et sociale dans le monde pourrait se transformer en catastrophe économique. « Les affaires ne peuvent pas continuer comme si de rien n’était au milieu de protestations constantes, d’émeutes, de fermetures et de tensions sociales croissantes », a-t-il écrit, citant les protestations des gilets jaunes en France, qui se sont répandues à travers l’Europe. « Nous nous demandons quand les investisseurs pourraient en tenir davantage compte », ajoutant : « La cohésion sociale est essentielle pour ceux qui ont du capital à investir ».
La diffusion de la lettre de Klarman s’ajoute à un malaise qui se répand dans l’establishment mondialiste. Et à la racine de cette anxiété, se trouve précisément la possibilité de démêler deux grands « mythes » : le mythe monétaire et le mythe millénaire du Nouvel Ordre Mondial, qui est né du carnage de la Première Guerre mondiale. La notion de guerre héroïque et digne est morte aussi avec une génération de jeunes hommes dans la Somme et à Verdun. La guerre n’était plus « héroïque ». C’était juste un hachoir à viande dégoûtant. Des millions de personnes s’étaient sacrifiées pour l’idée d’un État-nation « sacré ». Le romantisme de la conception d’un État-nation « pur » du XIXe siècle a explosé, et à sa place est venue la croyance (déclenchée finalement avec la chute de l’URSS) dans le destin manifeste des États-Unis, la Nouvelle Jérusalem, qui serait le meilleur espoir de l’humanité pour un monde cosmopolite, moins divisé, plus homogène et prospère.
La promesse d’une « prospérité pour tous » facile à concrétiser par des moyens monétaires (c’est-à-dire par la création massive de dettes) a été le corollaire de ce résultat idéaliste et attirant. Aujourd’hui, plus besoin de « faits » à l’appui – les « moyens » ont fait défaut à la majorité (c’est-à-dire les gilets et les « délaissés »), et maintenant même le gestionnaire « oracle », Klarman, prévient les habitués du Davos que : « les germes de la prochaine grande crise financière (ou de celle qui suivra) pourraient bien se trouver dans le volume actuel de la dette souveraine ». Il décrit en détail la façon dont pratiquement tous les pays développés ont pris en charge leur dette croissante depuis la crise financière de 2008, une tendance qui, selon lui, pourrait conduire à une panique financière.
M. Klarman est particulièrement préoccupé par l’endettement aux États-Unis : ce que cela pourrait signifier pour le statut du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale, et comment cela pourrait en fin de compte affecter l’économie du pays. « Il n’y a aucun moyen de savoir à quel point la dette est trop élevée, mais l’Amérique atteindra inévitablement un point d’inflexion où un marché de la dette soudainement plus sceptique refusera de continuer à nous prêter à des taux que nous pouvons nous permettre », a-t-il écrit. « Quand une telle crise frappera, il sera probablement trop tard pour mettre de l’ordre chez nous. »
Cet artifice monétaire a toujours été illusoire : l’idée que la vraie richesse émergerait d’une dette décrétée gonflée, qu’une telle expansion n’avait pas de frontières, que toute dette pouvait et devait être honorée, et que le surendettement devait être résolu par – plus de dette – n’a jamais été crédible. C’était un conte de fées. Elle reflétait la croyance sécularisée en l’itinéraire ascendant et inévitable du progrès (qui résonnait avec la conviction chrétienne millénaire de l’avance vers une « Fin des Temps » abondante et plus paisible, et en dérivait).
En 2008, les grandes banques étaient à un cheveu de s’effondrer. Elles ont été secourues par les contribuables occidentaux (les élites ont jugé trop grands les risques de faillite financière), mais les sauveteurs (les différents États d’accueil) ont dû être eux-mêmes « sauvés » – ils ont donc éviscéré les systèmes de protection sociale et de sécurité de leurs États, afin de réparer leurs propres bilans épuisés (après avoir auparavant réparé ceux de leurs banques).
Les 60 % ont été touchés trois fois. Premièrement, par le renflouement initial, deuxièmement par l’austérité qui a suivi et, troisièmement, par la reprise par les banques centrales de leurs politiques de gonflement des actifs et d’épuisement de l’épargne. Dans ce sombre contexte, les 60 % ont compris et ressenti leur impuissance – mais aussi, ils ont vu qu’ils n’avaient rien à perdre. Ils n’avaient aucun intérêt dans ce jeu.
Ce « discours » – d’une prospérité facile fondée sur le crédit – a été l’identité/la narration occidentale du monde au cours des dernières décennies. Il a fallu « quelqu’un d’extérieur » pour déclencher ce que le Washington Post a accepté avec ironie ce qui a été le moment le plus révélateur du Forum de Davos cette année – « dire », simplement parce que c’était si évident et aveuglant : lors d’un panel sur l’échec des commandes mondiales, Fang Xinghai, le vice-président du principal régulateur des valeurs mobilières du gouvernement chinois, a simplement rappelé au public le côté obscur du rouleau compresseur monétaire mondial occidental : « Vous devez réaliser que la démocratie ne marche pas très bien. Vous avez besoin de réformes politiques dans vos pays ». Il a ajouté qu’il voulait dire cela « avec sincérité ». Aïe ! Il a fallu un responsable chinois pour dire l’indicible…
Inévitablement, cependant, le « choc » de l’effondrement d’un « mythe » dominant à l’échelle mondiale commence à la périphérie. Ce que l’on oublie parfois, c’est que les élites, en particulier dans les faux États-nations qui ont été balayés par le colonialisme européen après la Première Guerre mondiale, non seulement se sont définies par le récit de « il n’y a pas d’alternative » à la prospérité due au crédit, mais elles se sont également intégrées dans l’élite internationale cosmopolite et riche. Ils sont issus d’elle, et en elle. Ils se sont coupés de leurs propres racines culturelles dont ils sont issus, tout en prétendant être des « leaders » dans leur « monde ».
Les États du Golfe en sont un exemple : Bien sûr, quand « Davos éternue », les élites de la périphérie attrapent une pneumonie. Et lorsque cette crise d’identité s’accompagne de la prémonition d’une crise financière imminente également au centre, la pneumonie sera grave. Il n’est donc pas surprenant que l’inquiétude des élites périphériques du Moyen-Orient soit en hausse. Ils savent que toute crise financière grave au niveau de la « plaque tournante » marquerait leur « fin ».
Voici ce que je veux dire : Le discours de Mike Pompeo au Caire n’était pas important pour ce qu’il a dit sur la politique américaine (rien). Au contraire, il peut cependant être compris comme un point de basculement d’une autre nature. C’était parce que son discours montrait que la vision de 30 ans de Nouvel Ordre Mondial était morte. Il n’y avait tout simplement aucune vision – aucune vision du tout. C’était clair : Pompéo se livrait verbalement à une nouvelle « guerre civile » de l’Amérique.
Et John Bolton a effectivement confirmé sa disparition. Comme l’Amérique n’a rien à offrir, elle se tourne vers des tactiques perturbatrices (c’est-à-dire sanctionner tout homme d’affaires ou État, ce qui contribue à la reconstruction de la Syrie). Dans la pratique, ces tactiques ne font que troubler encore plus les alliés des américains.
Encore une fois, un autre point est omis : avec l’identité et les commentaires de l’élite qui vacillent, d’autres formes culturelles et « spirituelles » se sont déjà élevées pour prendre le relais. Ainsi, comme Mike Vlahos l’a déjà fait remarquer, les États du Moyen-Orient ne s’affaiblissent pas ou n’échouent pas autant en raison de menaces physiques réelles. Mais parce que, au lieu de l’identité cosmopolite dominante, des visions locales et universalistes tout aussi passionnées se sont élevées – souvent dans une trame complexe d’acteurs non étatiques (comme le Hezbollah, Hashd al-Shaabi et les Houthis).
Ces derniers ne revendiquent pas le libéralisme, ni les économies du monde développé axées sur la consommation et le bien-être social, mais réaffirment la force et la souveraineté particulières de leur société. Et dans leur droit de vivre leur vie selon leurs propres coutumes (diverses) culturelles. Ils s’épanouissent là où la demande de sens et la récupération des valeurs dans la société sont les plus fortes.
Et tout comme les gilets jaunes s’avèrent si difficiles à contrôler par le biais des mécanismes politiques normaux, ces « autres » acteurs non étatiques ont également défié le contrôle des mécanismes étatiques du Moyen-Orient utilisant la boîte à outils occidentale traditionnelle. Totalitarisme doux ou totalitarisme dur : ni l’un ni l’autre n’a été pleinement efficace.
Nous parlons ici d’un changement majeur dans le pouvoir – et dans la nature du pouvoir. Pour la première fois, un responsable américain a définitivement exposé le fait que les États-Unis n’ont pas de vision pour l’avenir et qu’ils ne peuvent plus agir que de manière perturbatrice au Moyen-Orient. Oui, les États du Golfe ont entendu le son assourdissant du « vide ». Il en va de même pour les États de l’autre côté de la ligne de partage – ceux qui n’ont jamais fait partie de ce nouvel ordre mondial. Il n’est pas si difficile de deviner où le pendule va s’arrêter.
Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 28-01-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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Alfred // 02.05.2019 à 07h27
Merci pour la référence à la lettre de Klarman (à diffuser au sein des gilets jaunes: la mobilisation pacifique et durable peut payer car elle est insoutenable pour les “investisseurs”).