RÉFÉRENDUM EN NOUVELLE-CALÉDONIE
Les Kanak veulent mettre fin à l’humiliation
Selon l’anthropologue Alban Bensa, le processus d’indépendance de la Nouvelle-Calédonie est inéluctable, quels que soient les résultats du référendum
La Nouvelle-Calédonie est-elle en mesure de rompre avec l’héritage colonial qui l’empêche encore de devenir une nation moderne et libre ? Telle est la question de fond à laquelle renvoie le référendum d’autodétermination qui doit se tenir dans cet ancien territoire d’outre-mer le 4 novembre.
Les relations d’assujettissement ont été constitutives de la société qui s’est formée dans cet archipel du Pacifique sud après sa prise de possession par la France, le 24 septembre 1853. Les décideurs coloniaux français justifiaient leur attitude par leur puissance de feu et par la conviction d’être intellectuellement supérieurs à tous les habitants de la Nouvelle-Calédonie en peaufinant cette absurdité par la caricature symétrique du « primitif ». Cette posture de domination a certes, depuis trente ans, cédé du terrain, mais elle imprègne et pollue encore aujourd’hui les rapports sociaux ordinaires.
Telle est la raison principale pour laquelle les indépendantistes demandent que la Nouvelle-Calédonie accède à une pleine souveraineté. Pour créer les conditions d’éradication complète d’un sentiment d’humiliation transmis de génération en génération, véritable bombe à retardement, les indépendantistes n’ont pas ménagé leur peine en utilisant au mieux les possibilités de rééquilibrage offertes par les accords de Matignon-Oudinot (1988), puis de Nouméa (1998).
Ce cadre général ayant été posé par la France elle-même, les indépendantistes et aussi finalement les non-indépendantistes, on peut se demander pourquoi de nombreux Calédoniens (le référendum dira s’ils sont majoritaires) se montrent encore réticents à l’accès à leur indépendance, somme toute bien préparée.
Contre-vérités
Les arguments avoués des pro-Français déclinent des contre-vérités : les investisseurs privés partiraient (mais pourquoi alors ont-ils investi ces deux dernières décennies dans la création de deux usines de nickel ?) ; les bourses d’études seraient supprimées (les provinces les assurent pourtant actuellement sur leurs propres fonds, tout comme l’aide médicale gratuite) ; la propriété privée ne serait plus garantie et les colons seraient chassés : mais pourquoi donc, puisque la plus grande réserve foncière, celle de l’Etat, passerait sous la responsabilité des nouvelles autorités politiques disposant ainsi du moyen d’accéder à toutes les demandes dans ce domaine ; les versements de l’Etat français ne seraient plus assurés alors que la Calédonie, avec les transferts des compétences, a déjà depuis plusieurs années pris le relais. Quant à la prise en charge des compétences régaliennes par un futur Etat indépendant, elle pourrait l’être par une refonte de la fiscalité et par des accords de coopération avec les pays environnants ou avec la France.
Les arguments économiques erronés avancés par les partis hostiles à l’indépendance laissent dans l’ombre la rente de situation que confère aux plus aisés et puissants financièrement des Calédoniens le maintien d’une économie d’importation au détriment d’un développement local indispensable à tout véritable rééquilibrage du pays ; et ce d’autant plus que les bénéfices importants ainsi réalisés ne sont pas réinvestis dans l’archipel, mais placés dans d’autres pays (France, Australie, Nouvelle-Zélande, Etats-Unis, etc.).
Faible fiscalité, concurrence muselée par des ententes entre grandes entreprises pour maintenir des prix élevés, captation des marchés publics, salaires et retraites indexés des fonctionnaires venus de France, perpétuent ce qu’il faut bien appeler avec Jean Freyss « une économie assistée ». Cet archaïsme accroît les inégalités et fait obstacle à un essor économique souverain, justement réparti.
Les bénéficiaires de ce dispositif attisent toutes les peurs. L’indépendance les contraindrait à en venir à une politique attentive au bien-être de la population dans son ensemble et pas seulement de quelques-uns. Dans cet esprit de juste partage, aucune indépendance purement kanak n’est avancée par les partisans de la pleine souveraineté, mais une indépendance démocratique inclusive qui implique toutes celles et tous ceux qui se sentent citoyennes ou citoyens calédoniens.
Toutefois, pour les Kanak, l’exigence d’indépendance n’est pas seulement comptable. Il s’agit, plus profondément pour eux, d’une nécessité historique de recouvrer une souveraineté indûment accaparée par la France il y a 165 ans et de laver ainsi l’affront qui les a dépossédés de leur terre et de leur apport spécifique à la condition humaine dans les domaines de la pensée, de l’art et de l’expérience du monde.
Peut-on donc raisonnablement envisager, quels que soient les résultats de ce premier scrutin référendaire, l’abandon d’un projet économique, politique et moral si fortement ancré chez la plupart des Kanak et dans une frange toujours plus large de personnes issues de toutes les composantes de la population calédonienne (270 000 habitants) ? Bien entendu, non.
Fort judicieusement, l’accord de Nouméa, signé en 1998 par l’Etat, les indépendantistes kanak et les tenants d’une Calédonie dans la France – et avalisé alors par un référendum local (71 % en faveur de l’accord) – a posé des soupapes de sécurité : deux autres référendums sont prévus d’ici à 2022 si les indépendantistes ne l’emportent pas en novembre. Alors, réponse sera demandée – deux et, si nécessaire, quatre ans plus tard – à la même question que celle posée cette année : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et à l’indépendance ? »
Les indépendantistes, qu’ils aillent ou non voter le 4 novembre, n’abandonneront pas l’objectif de pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie, quelle que soit l’issue des référendums successifs prévus. Ces scrutins s’imposent donc comme les ultimes chances de ce pays de se décoloniser dans la paix.
C’est pourtant sur la prévision utopique de l’effacement de la revendication indépendantiste au lendemain du référendum d’autodétermination du 4 novembre que tablent les partisans d’une Nouvelle-Calédonie à jamais française. A l’évidence, ils se trompent. Et cette erreur d’appréciation pourrait à terme avoir des conséquences graves pour tous les habitants du Caillou.
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Alban Bensa, anthropologue, est directeur d’études à l’EHESS
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