Taholah, un village indien face à la montée des eaux
Aux Etats-Unis, le réchauffement climatique contraint les Quinault à reconstruire leur cité sur une colline
REPORTAGETAHOLAH (ÉTAT DE WASHINGTON) -envoyée spéciale
Pas le moindre saumon cette année. Pour la première fois de leur histoire, les habitants du village indien de Taholah, dans l’Etat de Washington, n’ont pas pu présenter de saumon bleu lors de leurs cérémonies traditionnelles. Dans cette tribu de la côte nord-ouest des Etats-Unis, le blue salmon de la rivière Quinault, l’une des sept variétés de l’espèce sockeye, est un symbole et un mode de vie. « Pour les célébrations, les réunions de famille, les repas à l’Eglise, on en avait toujours », se souvient Kathy Law, 70 ans, la présidente du Bureau des écoles. Cette saison, rien. « Comme un Thanksgiving sans dinde », compare-t-elle.
Le glacier Anderson, qui alimente le lac Quinault, a fondu. Entre 1997 et 2009, il a rétréci de 90 %. L’eau de la rivière n’est plus aussi fraîche ; elle est moins riche en oxygène, le saumon ne vient plus. Au printemps, les autorités tribales ont préféré suspendre la pêche, l’une des principales ressources de la nation quinault.
Taholah est un village animé, voire riant, dans ses rares moments d’ensoleillement. Des rues coupées au carré, à l’américaine, qui présentent une succession de hangars à bateau, de filets, de bouées. Des canoës traditionnels, taillés dans les troncs des immenses thuyas de la forêt primaire (rainforest), sont parqués devant les maisons. L’épicerie fait aussi station essence au centre du village. Plusieurs poteaux sont munis de haut-parleurs : le système d’alerte au tsunami. Dans le meilleur des cas, les habitants auront vingt minutes pour se mettre à l’abri.
De la digue de rochers noirs, on aperçoit la pointe ensablée, grignotée par l’océan. Des troncs immenses sont venus s’y échouer. Un échafaudage qui se transforme en menace pendant les tempêtes, quand les débris marins sont projetés contre les maisons. Le village est régulièrement submergé par les eaux. Durant les quatre dernières années, la jetée a été reconstruite trois fois, décrit Charles Warsinske, le responsable de l’aménagement : « De First Street, on va au bureau de police en canoë. »
Imprévisible menace
Taholah se situe en première ligne face à la montée des eaux. Ses 813 habitants se préparent à devenir les premiers réfugiés climatiques des Etats-Unis, en tête d’une liste qui comprend une demi-douzaine de villages – tous amérindiens – de l’Alaska à la Louisiane. Selon une étude de l’université de Washington, publiée en juillet, la côte sera recouverte, à cet endroit, de 30 cm d’eau en 2100. L’océan avance inexorablement. « Je vois la nature bouger de plus en plus. Les vagues sont différentes de celles du temps de mon enfance, affirme la septuagénaire. Nous avons perdu nos meilleurs emplacements de pêche. Le cycle des baies [berries]est devenu fou. Celles qui devraient mûrir en premier sont les dernières et inversement. »
Le changement climatique « grignote le mode de vie des gens », remarque Charles Warsinske. Mais c’est un phénomène « à déroulement lent ». La menace la plus anxiogène, parce qu’imprévisible, reste le tsunami. Logé sur la pointe d’un estuaire, entre rivière et océan, Taholah se trouve sur la Cascadia Subduction Zone, la zone de subduction qui descend du Canada et se prolonge jusqu’en Californie. On y attend le « really big one », l’un de ces méga-tremblements de terre qui arrivent en moyenne tous les 250 ans. « Le dernier remonte au 27 janvier 1700, on le sait parce qu’il a causé un énorme tsunami au Japon. On en est à 318 ans », avance l’urbaniste. « Sur les 800 habitants, il est prévu que nous en perdions à peu près la moitié. » En 2014, après la grande inondation qui a, pour la première fois, brisé le sea wall, la première ligne de défense de 3 mètres de haut, le conseil exécutif de la tribu quinault a solennellement décidé d’abandonner le village, et de le reconstruire sur une colline, à 600 m de là, à une altitude de 40 m. Le plan d’urbanisme a été adopté en juillet 2017. Les travaux ont commencé. « Les gens pensent qu’ils ne verront pas la catastrophe de leur vivant. Mais ça va venir beaucoup plus tôt que ça », craint Susanna Kalama, 53 ans, une employée de l’agence d’aménagement.
Sédentarisation forcée
Le déménagement s’ajoute au traumatisme historique des tribus. Après le traité de 1855 avec les Etats-Unis, le Bureau des affaires indiennes a forcé à la sédentarisation les communautés de pêcheurs qui vivaient le long de la rivière, créant des villages de toutes pièces, comme Taholah – du nom du chef qui a signé le traité de souveraineté – en 1905. Au XXe siècle, les tribus ont subi nombre de déplacements forcés. Les enfants ont été retirés à leurs familles, placés dans des pensionnats de rééducation, dans le but de « tuer l’Indien pour sauver l’homme », selon l’ambition en vogue dans les années 1950. Aujourd’hui, c’est la nature qui les contraint à se déplacer.
Kathy Rosenmeyer a été retirée à sa mère dès la naissance, en 1957, quand les services sociaux prenaient prétexte de la pauvreté et de « pathologies sociales » pour envoyer les enfants dans des familles d’accueil blanches (la pratique n’a été stoppée qu’après l’Indian Child Welfare Act, « la loi de protection des enfants indiens », de 1978). Elle ignorait tout de ses origines et travaillait comme administratrice à l’université de Californie à Davis. A l’âge de 30 ans, elle a été contactée par sa famille indienne, qui l’avait localisée grâce au réseau de réunification mis en place dans les tribus.
Un an après, elle s’installait sur la terre de ses ancêtres à Taholah. Pour elle, il n’est pas question de repartir, d’autant qu’elle s’est endettée pour acheter la maison de son cousin dans Third Street. Que va-t-elle faire ? « Mourir, répond-elle dans un éclat de rire. Le village se trouve dans la zone de liquéfaction du sol ! » Elle ajoute : « Voilà un autre aspect du changement climatique : son impact sur la santé mentale, à cause de l’anxiété qu’il crée. »
Kathy Law, elle aussi, a subi les déplacements contraints. A l’âge de 12 ans, elle a été envoyée dans l’Oregon, en vertu de l’Indian Relocation Act de 1956, qui encourageait les familles à quitter les réserves. Ça l’a immunisée, explique-t-elle. « Le projet de déménagement ne m’affecte pas autant que des gens qui n’ont jamais été forcés à partir. » Elle compte s’acheter une « tiny house », l’une de ces minimaisons sur roues (15 m²), adoptées par nombre de localités américaines pour loger les sans-abri. « Je m’entraîne mentalement à rétrécir, à me voir dans des pièces plus petites », décrit-elle.
Comment déménage-t-on un village qui représente l’âme de ses habitants ? Quel urbanisme – quelle urbanité – réinventer ? Charles Warsinske travaille au projet de relocalisation depuis quatre ans. Le plan cadre de juillet 2017 a délimité le terrain choisi. Contrairement à leurs cousins de la nation Ho qui « doivent marcher 3 km pour voir l’océan », les habitants de Taholah ont la chance d’avoir une colline à portée de village, souligne-t-il. Le divorce avec l’eau ne sera pas total. « J’espère qu’on entendra encore le bruit de la mer », soupire Leilani Chubby, la fondatrice du musée, qui trouve que sa collection n’aura plus le même sens au bord de la forêt et refuse de déménager si le nouveau bâtiment n’a pas vue sur la baie.
Les urbanistes sont à la phase de conception du premier quartier du village d’en haut. Priorités : le « local des générations », qui rassemblera les anciens et l’école maternelle dans le même bâtiment. Et la maison d’arrêt, pour que les quelques détenus qu’elle abrite ne soient pas prisonniers du tsunami. Le lycée est déjà installé en sécurité, au bord de la route 109, avec sa pancarte rutilante à la gloire de l’équipe sportive des Chitwhins (« ours noir » en quinault). Les jeunes ont demandé un skate park et un endroit où jouer au basket-ball à l’abri de la pluie. Kelsey Moldenke, l’adjoint de Charles Warsinske, a refait la toponymie. Les rues numérotées à l’américaine seront rebaptisées des noms – en langue quinault – des plantes traditionnelles : Salmonberry, Huckleberry, Labrador Tea…
La tribu a prévu d’être autosuffisante. « La compagnie d’électricité a déjà fait savoir que nous serons privés d’énergie pendant deux ans en cas d’un séisme atteignant 9,2 sur l’échelle de Richter, explique le chef de projet. Nous devons produire notre propre électricité. » Ce sera réalisé sous forme de panneaux solaires (malgré le climat) et surtout de production d’eau chaude par la combustion de bois.
Mesure « sans précédent »
Les premiers déplacés devraient s’installer dans le nouveau village dans deux ans. Coût du déménagement : 100 millions de dollars (88 millions d’euros), selon Tyson Johnston, le vice-président de la nation quinault. Le conseil tribal a décidé d’y consacrer une partie des recettes de son – modeste – casino d’Ocean Shores (à 50 km au sud). L’Etat fédéral, par le biais notamment du service de santé indien, a financé de son côté les études préliminaires, les égouts, mais pas encore les routes. Et les habitants devront payer la construction de leur maison. Autant dire que, sans ressources supplémentaires, le projet pourra difficilement aboutir.
Sous l’impulsion de la présidente de la tribu, la juriste Fawn Sharp, les nations indiennes du Nord-Ouest Pacifique ont réussi à convaincre les écologistes d’inclure le sort des déplacés du climat dans un référendum qui va être soumis aux électeurs de l’Etat de Washington, le 6 novembre à l’occasion des élections de mi-mandat. Cette proposition, dite 1631, vise à imposer en 2020 ce qui serait la première taxe carbone aux Etats-Unis (15 dollars la tonne métrique).
Un vingtième des ressources collectées (estimées à 2,2 milliards de dollars par an) serait affecté aux populations indiennes touchées par la montée des eaux, une mesure « sans précédent », souligne Tyson Johnston. Et un test de la solidarité des électeurs envers les victimes du changement climatique. Les responsables quinault ne sont pas optimistes quant au résultat. « Les gens ne nous connaissent pas,regrette Kathy Law. Les Indiens sont perçus de manière tellement négative… »
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