Un an de #metoo au « Monde »
Pour rendre compte du mouvement de dénonciation du harcèlement sexuel, la rédaction s’est organisée
La réunion ne ressemblait ni à un de ces solennels comités de rédaction ni à une conférence de rédaction quotidienne. C’étaient les vacances de la Toussaint, le scandale Weinstein avait éclaté depuis deux semaines aux Etats-Unis et le mot-clé « metoo » inondait déjà massivement les réseaux sociaux. Boulevard Auguste-Blanqui, au siège du Monde, une partie de la rédaction se trouvait en vacances. Ceux qui restaient étaient conviés, par le directeur de la rédaction, à venir réfléchir sur la manière dont on pourrait s’organiser pour que ce « mouvement de dénonciation du harcèlement sexuel (…) soit une de nos priorités éditoriales pour les prochains mois ».
Cet après-midi d’octobre, ce sont plutôt des trentenaires, et beaucoup de femmes, venus de tous les services, qui, pour certains, prennent pour la première fois la parole devant leurs collègues. L’échange, commencé à 15 h 30, se prolonge jusqu’à 17 heures. Il est riche, mesuré, mais passionnant. On s’interroge sur nos pratiques, on parle du système judiciaire peut-être inadapté, on lance des idées de reportage, des noms de personnalités sur lesquelles enquêter. On évoque l’influence du porno, on questionne la notion de « virilité »,on découvre celle de « sororité ». « Il se passe quelque chose, conviennent, le soir, Luc Bronner, le directeur de la rédaction, et Sylvie Kauffmann, éditorialiste. C’est un tournant dans la rédaction. »
Quatre jours après, une « “task force” d’enquête sur le harcèlement sexuel » voit le jour. « Parce qu’elle est majeure pour nos sociétés, cette thématique doit constituer une de nos priorités éditoriales pour les prochains mois sur tous nos supports », écrit Luc Bronner dans un courriel adressé à l’ensemble des journalistes de la maison. Pas question de laisser retomber le sujet après quelques semaines et une poignée d’articles, comme en 2011 après l’affaire DSK ou en 2016 lorsque l’écologiste Denis Baupin a été accusé d’agression et de harcèlement sexuels par plusieurs femmes. Il s’agit cette fois de se donner des moyens et du temps pour décrire l’ampleur des phénomènes de harcèlement dans tous les milieux, tous les âges, avec des témoignages, précis, fiables, recoupés.
La task force est volontairement plurielle : des femmes, des hommes, des jeunes, des moins jeunes, des « rubricards », des généralistes, des enquêteurs, des spécialistes des réseaux sociaux… Pour la présider : une jeune journaliste, Hélène Bekmezian, rédactrice en chef de la rédaction numérique, passée quelques années par le service politique, et Sylvie Kauffmann, qui fut la première femme directrice de la rédaction du journal et qui est riche d’une grande expérience à l’international. Deux générations, deux parcours, deux sensibilités différentes.
En cas de doute, ne pas publier
Avant toute chose, une première question s’impose : et chez nous ? Sommes-nous irréprochables ? La direction des ressources humaines fait un état des lieux et, un mois plus tard, le secrétariat général du groupe communique à tous les salariés des numéros d’appel pour ceux qui souhaitent s’exprimer sur le sujet. Côté égalité salariale, la situation n’est pas parfaite mais, avec 4,4 % d’écart global entre les salaires des hommes et ceux des femmes au 1er janvier 2017, le journal fait tout de même deux fois mieux que le reste de la société, qui compte un écart moyen de 9 %.
Lycées, universités, grandes entreprises ou sociétés de nettoyage, hôpitaux, milieu sportif, politique… la task force observe chaque secteur à la lumière de ce nouveau mouvement : des dizaines de témoignages sont recueillis, des plaintes sont portées à la connaissance du public, le journal accompagne cette soudaine libération de la parole. Pourtant, le choix des sujets retenus démontre nettement que certains milieux nous restent difficiles d’accès. Quid du mouvement en banlieue ? Dans les couches populaires ? Au sein du monde rural ? Les rares articles que nous avons produits sur ces sujets ne permettent pas de contrer l’idée que #metoo est un mouvement de féministes blanches, urbaines et issues des classes supérieures.
Surtout, à la différence de ce qu’il se passe aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, en France, pas de démission spectaculaire, aucune personnalité publique n’est dénoncée. Il faut chercher, enquêter, poser des questions intimes sur un sujet extrêmement sensible. Une liste informelle de noms circule dans Paris, des rumeurs persistantes sur Untel ou Unetelle ; le moment est venu de les vérifier une par une.
Pierre Joxe a déjà été rattrapé par la polémique. Le nom de l’ancien ministre socialiste, ex-président du Conseil constitutionnel, a fait la « une » de L’Express.fr après que l’écrivaine Ariane Fornia a publié sur son blog le récit d’une main baladeuse à l’Opéra de Paris. Au journal, le sujet a fait l’objet d’un simple article d’actualité. La task force décide de revenir sur l’affaire (Le Monde du 18 janvier). Cette première enquête, comme les suivantes, révélera les difficultés à traiter cette matière des violences sexuelles. Il n’existe pas de témoin des faits. Les dossiers reposent presque toujours sur du parole contre parole. On élabore quelques règles : rencontrer les témoins à plusieurs, vérifier le récit dans ses moindres détails, entendre le maximum de personnes qui viendraient confirmer ou infirmer leurs dires. Et, en cas de doute, ne pas publier.
Des enquêtes longues
Trois journalistes – un homme, deux femmes – rencontrent Sophie Spatz-Patterson, celle qui accuse le ministre Gérald Darmanin de viol. Le nom de celui-ci faisait partie de ceux qui circulaient dans le Tout-Paris. Un matin, une journaliste du service politique a eu la confirmation, par l’indiscrétion d’un ministre du gouvernement, que « eux, celui qui les inquiétait, c’était Gérald Darmanin ». L’entretien avec Sophie Spatz a duré plus de cinq heures. L’enquête plus de trois mois. Chaque détail de son récit a été scruté, mis en doute, vérifié.
Fin janvier, lorsque le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire contre Gérald Darmanin, qui s’est depuis soldée par un non-lieu, et entend la plaignante, Le Monde (du 28-29 janvier) décide de publier son enquête pour expliquer pourquoi la justice poursuit un ministre. Comme nous l’aurions fait en somme pour d’autres faits de droit commun.
Pendant plusieurs mois, nous enquêtons également dans le monde de l’athlétisme avant de pouvoir publier les premières révélations sur un entraîneur-phare du club de l’US Créteil, poursuivi pour des faits de viol, agression sexuelle et harcèlement sexuel. Au sein des mouvements de jeunesse comme l’Union nationale des étudiants de France, la parole se libère et nos articles révèlent des systèmes et des comportements sexistes restés tus jusque-là. Quand le nom de Tariq Ramadan est cité sur les réseaux sociaux, deux journalistes s’emparent du dossier. Ils révèlent le dépôt d’une deuxième plainte pour viol contre le prédicateur, fin octobre 2017 (Le Monde du 29-30 octobre 2017).
interroger le mouvement
En parallèle des enquêtes et des reportages, des tribunes et des entretiens viennent nourrir le service Débats – qui se retrouve débordé de propositions. Le mouvement est critiqué, loué, questionné, et les mêmes divisions qui parcourent la société traversent la rédaction. Certains textes touchent si juste qu’ils emportent l’adhésion de tous, à l’instar de celui publié par la sociologue Irène Théry (Le Monde du 22-23 octobre 2017). D’autres, à l’inverse, déclenchent de vives polémiques. La tribune « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », publiée le 9 janvier et cosignée par une centaine de femmes, dont Catherine Deneuve, fait autant parler entre les murs du journal qu’à l’extérieur. « Comment puis-je convaincre des femmes de me faire confiance et de témoigner des agressions qu’elles ont subies quand elles voient que, dans le même journal, nous mettons en avant la parole de femmes qui “défendent une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle” ? », interpelle une rédactrice en interne.
Les textes très personnels de Blandine Grosjean qui évoque la « zone grise » entre le consentement et le viol (Le Monde du 28-29 janvier) ou encore celui du grand reporter Philippe Ridet qui raconte, dans M le magazine, l’époque dans laquelle il a grandi, dérangent. « Cela ne me semble pas vraiment en adéquation avec ce qu’on a fait éditorialement jusqu’ici depuis le début de l’affaire Weinstein », écrit un jeune journaliste à la direction du journal à propos de ce dernier. Des positions qui suscitent l’incompréhension chez d’autres rédacteurs, souvent d’une autre génération : on est journaliste, pas militant.
Tout le monde n’est pas d’accord avec la place que l’on doit accorder aux hommes dans ce débat. On se met à parler de leur virilité, de leurs repères, de leur engagement dans la cause : « Un homme peut-il être féministe ? », se demande-t-on dans un article abondamment commenté par les lecteurs.
Au bout de quelques mois, les réunions de la task force s’espacent. Les hommes, notamment, se font plus rares. Comment se renouveler ? Comment raconter quelque chose de systémique sans faire un catalogue par profession, par personne ? Il est temps d’interroger le mouvement, sur ce qu’il signifie, de l’analyser en profondeur pour comprendre d’où il tire ses racines et vers quoi il nous mène. De questionner aussi la spécificité de la société française, s’il y en a une. Il faut élargir la réflexion sur les violences sexuelles à la dimension plus large du sexisme dans la société et des rapports hommes-femmes. Six mois après le début du mouvement, « #metoo est toujours là, tout à la fois libérateur, dérangeant, encombrant. Critiqué, aussi », analyse Le Monde.
Les interrogations des correspondants de la presse étrangère, à Paris, interpellent : « Pourquoi n’écrivez-vous rien sur des monstres sacrés du cinéma français ? » Le système judiciaire, en France, n’est pas le même (et le rapport à la vie privée non plus). Il faut du temps, surtout. Et des témoins. Les femmes hésitent à se confier, ne veulent pas être celle par laquelle le scandale arrive. Toutes se souviennent du calvaire vécu par Tristane Banon, l’accusatrice française de Dominique Strauss-Kahn. Elle a mis sept années à retrouver une vie normale.
Que restera-t-il de ce mouvement ? Comme le reste de la société, Le Monde s’interroge. Un an, ce n’est finalement ni le temps judiciaire ni celui de l’évolution des mœurs. C’est juste le temps médiatique. Un temps encore trop court pour mesurer sur le long terme les conséquences d’un tel mouvement.
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