Gérald Bloncourt
Photographe franco-haïtien
Un soir de cet été étouffant, comme nous regagnions le domicile parisien de Gérald Bloncourt après un pique-nique nocturne dans un jardin-potager du 11e arrondissement, nous passâmes devant les grilles d’un square où s’étaient regroupés des jeunes Noirs. Affaibli par la maladie, notre ami s’était résigné à se déplacer en chaise roulante.
L’un après l’autre, les jeunes se sont avancés vers lui pour lui serrer la main avec infiniment de respect en lui murmurant dans un sourire « kapon ». Kapon ? Quel mot étrange ? Isabelle, la compagne de Gérald Bloncourt, nous donna la clé. « Petits, ces jeunes semaient le bazar dans le quartier, et Gérald les sermonnait en les traitant de kapon, c’est-à-dire poltron en créole, quand ils s’enfuyaient. Ils s’en souviennent bien : il était le seul à leur parler. »
Gérald Bloncourt est mort lundi 29 octobre à 91 ans, dans ce même domicile parisien. Il était surtout cela, un humaniste, avant d’être un photographe franco-haïtien de génie, un peintre talentueux et un poète inspiré. Commencée en 1948, au journal L’Humanité, puis comme indépendant, sa carrière de reporter l’a amené à arpenter les usines et les rues de Paris de l’après-guerre. Un Paris populaire et prolétaire, dont il se sentait proche. Parmi des milliers d’autres, ces clichés ont été rassemblés dans Le Paris de Gérald Bloncourt (éd. Parimagine, 2012), Le Regard engagé. Parcours d’un franc-tireur de l’image (éd. François Bourin, 2004) ou encore Les Prolos (éd. Au nom de la mémoire, Bezons, 2004).
Puis un jour, alors qu’il photographiait le chantier de la tour Montparnasse à la fin des années 1960, il rencontre des ouvriers portugais. Il ne les quitte plus. Il découvre alors les bidonvilles de l’Est parisien où ces derniers vivent misérablement, les suit sur les routes de l’émigration depuis le Portugal, prend avec eux les trains qui passent par les Pyrénées. Il est encore présent au côté de leurs familles quand il couvre la « révolution des œillets », qui met fin à la dictature de Salazar, en 1974.
Des années plus tard, les enfants et petits-enfants de ces immigrés ont redécouvert avec émotion les souffrances et la misère que leurs parents leur avaient parfois cachées. « Por uma vida melhor » (Pour une vie meilleure), la première exposition de ces photos au Musée d’art contemporain de Lisbonne (Fondation Berardo), en 2008, est un choc. Depuis, il se trouvait toujours des Portugais, un homme ou une femme, une famille, pour venir déposer une bouteille de vihno verde chez Gérald Bloncourt, en signe de reconnaissance pour avoir témoigné d’une page de leur histoire enfouie.
Condamné à mort
Ces photos ont été exposées à Paris au Musée national de l’histoire de l’émigration en 2013 avant d’être rassemblées dans Le Regard engagé avec les fils des grands découvreurs(éd. Converso Editora, Portugal 2015). Parmi ses nombreux reportages, la guerre du Front Polisario contre le Maroc en 1976 occupe aussi une place particulière.
Gérald Bloncourt était un révolté, toujours épris de justice, un indigné permanent. Né le 4 novembre 1926 à Bainet, à Haïti, d’une mère française et d’un père guadeloupéen, il s’est très tôt engagé dans la voie du militantisme. En 1944, il participe ainsi à la fondation du Centre d’art haïtien.
Aux côtés de Jacques Stephen Alexis (1922-1961) et René Depestre, deux romanciers haïtiens réputés, il est l’un des principaux leaders des Cinq Glorieuses, ces journées révolutionnaires qui entraînèrent en 1946 la chute du gouvernement Lescot. Condamné à mort, il devra sa survie à l’intervention de plusieurs personnalités dont l’écrivain Pierre Mabille (1904-1952), alors conseiller culturel à l’ambassade de France à Port-au-Prince, et sera finalement expulsé. Gérald Bloncourt séjourne alors quelques mois en Martinique, puis s’installe à Paris chez « tante Yo ».
Typographe, puis rapidement photographe, militant communiste, il fera sienne cette expression créole « Kembè Fèm Pa Lagé ! » (« Tiens bon, ne lâche rien »), qu’il apprendra à tous ses amis. Il n’aura de cesse de poursuivre les Duvalier père et fils, richissimes dirigeants d’Haïti, ce petit pays pauvre des Caraïbes que des milliers d’habitants ont fui quand tant d’autres ont été assassinés ou torturés.
Il est notamment le cofondateur d’un comité décidé à juger Jean-Claude Duvalier, « Baby Doc », le fils, renversé en 1986. Toutes les démarches de ce comité sont restées vaines, ce qui avait le don de le mettre en colère. Ce n’est qu’après la chute de cette dictature que Gérald Bloncourt remettra pour la première fois les pieds dans l’île quittée précipitamment quarante ans plus tôt. En 2016, lors de son dernier voyage sur place, il fut accueilli en héros alors qu’Haïti commémorait les événements de 1946.
Gérald Bloncourt avait de qui tenir. Son grand-oncle, Melvil-Bloncourt (1823-1880), député de la Guadeloupe sous le Second Empire, siégeait à l’extrême gauche avant de jouer un rôle actif pendant la Commune de Paris et d’être condamné à la peine de mort par contumace en juin 1874. Son oncle, Elie Bloncourt (1896-1978), devenu aveugle pendant la guerre de 1914-1918, apprendra le braille et passera avec succès sa licence de philosophie. Résistant pendant la seconde guerre mondiale, puis député SFIO, il finira par rejoindre le Parti socialiste de Mitterrand.
Et que dire de ses deux frères, Tony et Claude ? Le premier, engagé dans la résistance communiste, fera partie des fusillés du mont Valérien le 9 mars 1942, à l’âge de 21 ans. Le second, médecin, fut de ceux qui inspirèrent la création du SAMU… Etre de gauche, dans la famille, était une évidence.
Une vie bien remplie
Une casquette de marin toujours vissée sur la tête, Gérald Bloncourt a eu plusieurs vies. Il peignait beaucoup et pouvait déclamer de sa voix puissante ses poèmes empreints d’humanisme. « Il attire la sympathie de tous car il ne fait aucune différence entre les gens, quelle que soit leur condition », rappelait souvent sa dernière femme.
Sa rencontre il y a plus de trente ans dans une rame de métro avec « Isabelle de Paris », plus jeune, lui avait inspiré un de ses plus beaux poèmes. Des textes, des récits comme Yeto ou le palmier des neiges (éd. Henri Deschamps et Arcantère, 1991), qu’il contait aussi avec passion à sa fille Morgane, et à sa demi-sœur Ludmila, issue d’un précédent mariage.
Ses mémoires devraient bientôt paraître. Sous le titre Un homme peau noire, peau rouge, un homme de toutes les saisons (éd. Mémoire d’encrier, Montréal), il a écrit la synthèse de sa vie bien remplie sous les traits d’un personnage prénommé Tony-Claude. Comme ses frères. Jusqu’au bout, Gerald Bloncourt s’est rappelé : « Kembè Fèm Pa Lagé ! »
4 novembre 1926 Naissance à Bainet (Haïti)
1946 Expulsé d’Haïti
1948 Entre au journal « L’Humanité »
2004 « Le Regard engagé. Parcours d’un franc-tireur de l’image »
2010 « Le Paris de Gérald Bloncourt »
2015 « Le Regard engagé avec les fils des grands découvreurs »
29 octobre 2018 Mort à Paris
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