RÉFÉRENDUM D’AUTODÉTERMINATION
En Nouvelle-Calédonie, l’espoir d’un destin commun
Les électeurs du territoire doivent se prononcer dimanche pour ou contre l’indépendance. Une revendication en perte de vitesse depuis trente ans
Pour De Gaulle, qui raffolait des formules à l’emporte-pièce, la Nouvelle-Calédonie était « une bande de terre peuplée par une bande de cons ». Après des années d’affrontements meurtriers, la poignée de main historique entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou scellant les accords de Matignon du 26 juin 1988, prolongés par l’accord de Nouméa du 5 mai 1998, avait fait naître l’espoir d’une nation en construction, intégrant toutes les communautés.
Trente ans après, à la veille de la consultation du 4 novembre par laquelle les électeurs vont devoir répondre à la question « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? », force est de reconnaître que cet espoir a été déçu. Le « vivre ensemble »ressassé à satiété dans les discours politiques apparaît à bien des égards comme une inaccessible chimère tant restent fortes les inégalités sociales et sociologiques. Sans que les responsables à la tête du « pays » ne fassent preuve non plus d’une réelle volonté de les combattre.
Nouméa, la « capitale », est l’éclatant symbole de ces mondes parallèles, qui se côtoient sans véritablement se mêler. Les quartiers huppés du sud de la ville comptent moins de 5 % de Kanak quand, dans les quartiers sociaux de Kaméré, Ducos ou Montravel, sept à huit habitants sur dix sont kanak. Il reste un long chemin à parcourir pour donner un sens à la mixité sociale.
Pour autant, il serait vain de nier les progrès accomplis sur la voie de la réconciliation, l’émergence de valeurs partagées et l’acceptation d’un destin commun, après les déchirures des années 1980. Cette prise de conscience se traduit par un phénomène notable : lors du dernier recensement de 2014, en sus des quelque 23 000 métis déclarés, plus de 20 000 personnes se sont définies comme « Calédonien ». Une progression de 60 % en cinq ans. Ainsi, 15 % de la population du territoire ne se classent dans aucune communauté, kanak, européenne ou autres.
L’essor de ce sentiment d’appartenance calédonienne est particulièrement sensible chez les jeunes, qui ont fréquenté les mêmes établissements scolaires, pratiqué les mêmes activités, suivi les mêmes formations, même si, là aussi, persistent d’évidentes inégalités. Cet enracinement de la citoyenneté calédonienne, au-delà de l’appartenance communautaire qui n’a pas disparu pour autant, oblige les dirigeants politiques à élaborer, au lendemain du référendum, un projet qui rassemble et non qui divise. Les dirigeants non-indépendantistes, dont l’appel à voter non à l’accession à la pleine souveraineté a toutes les chances d’être majoritairement suivi, y sont-ils résolus ? Cela paraît loin d’être acquis.
« Nouvelle forme de colonisation »
Le fait identitaire n’en demeure pas moins un puissant ciment de la communauté kanak, qui représente 39 % de la population calédonienne (275 000 habitants). La « pleine reconnaissance de l’identité kanak » était un des piliers de l’accord de Nouméa de 1998. Si d’incontestables progrès ont été accomplis en vingt ans – établissement d’un Sénat coutumier, Académie des langues kanak, Agence de développement de la culture kanak (ADCK), Centre culturel Tjibaou, prise en compte de la langue et de la culture kanak dans l’enseignement –, nombre de Kanak jugent que la domination économique et culturelle exercée par le modèle européen n’intègre pas les dimensions de la pluriculturalité.
« Depuis vingt ans, ce qui a changé, c’est pour partie le regard sur la civilisation kanak, expliquait au Monde Emmanuel Tjibaou, le directeur de l’ADCK. Mais, si la Nouvelle-Calédonie a avancé sur la voie de l’affirmation d’un “destin commun”, cela ne s’est pas fait de manière consciente et concertée. En réalité, la prise en compte de l’identité kanak, du métissage, de la vie commune, surtout en ville, des transformations qui doivent accompagner le rapport avec la culture autochtone a peu évolué. Les Kanak, les Mélanésiens de manière générale, sont contraints et forcés d’adopter le mode de vie occidental. C’est une forme d’aliénation déguisée. Sur ce plan-là, la reconnaissance se heurte à la réalité des faits. Le brassage, bien sûr, a eu lieu. Il n’y a qu’à voir le nombre de mariages entre les communautés. Mais le politique n’avance pas au rythme de la société. Il est en retard. »
Le rattrapage et le rééquilibrage économiques engagés à partir des accords de Matignon se sont accompagnés d’un déplacement des populations et le métissage des communautés d’une confrontation des cultures parfois vécue comme un déchirement et une perte de repères. Si la population de la Nouvelle-Calédonie a crû de plus de 80 000 habitants en vingt ans, cette progression est très différenciée. La province Sud, qui regroupe à elle seule près de 200 000 habitants, a enregistré une croissance démographique de 65 000 habitants, dont 23 000 à Nouméa, qui frôle à présent 100 000 habitants. La province Nord a gagné 9 000 habitants et dépasse à présent 50 000. En revanche, la population des îles Loyauté a reculé de 2 600 habitants et est passée sous la barre des 20 000.
Autrement dit, une large partie de la population mélanésienne est aujourd’hui urbanisée et a adopté, peu ou prou, le mode de vie et de consommation occidental. Ce que les indépendantistes considèrent comme « une nouvelle forme de colonisation ». « En trente ans, on est passé de la culture kanak niée à la culture kanak asservie, estime Emmanuel Tjibaou. Dans nos comportements, notre alimentation, notre mode de vie, nous sommes toujours colonisés. Et, du coup, nous nous retrouvons en contradiction avec nos propres références. Ce n’est pas comme cela qu’on construit un avenir commun. »
La volonté de reconnaissance identitaire reste donc une profonde aspiration dans la population kanak mais elle ne se conjugue plus nécessairement avec la revendication de l’indépendance. Le rêve indépendantiste n’est pas mort, mais il s’est considérablement affaibli. Qu’est-ce qui a changé en trente ans ? Les indépendantistes, qui participent au gouvernement collégial (5 membres sur 11), comptent 25 membres sur 54 au Congrès, dirigent les provinces Nord et des îles Loyauté et 25 communes sur 33, n’ont pas su insuffler un espoir nouveau, donner une crédibilité au projet d’une nation indépendante.
Ils avaient tout misé sur la stratégie du nickel, avec l’implantation d’une usine dans la province Nord. L’usine a bien vu le jour et a tardé à produire des résultats et l’effondrement du cours du nickel n’a pas permis d’atteindre les objectifs attendus. La Nouvelle-Calédonie n’a pas réussi à développer un modèle favorisant une souveraineté alimentaire et énergétique, même si quelques expérimentations commencent à voir le jour.
Paradoxe des accords de matignon
Les dirigeants indépendantistes ne sont pas exempts de reproches. Depuis vingt ans, ils ont consacré une bonne partie de leur énergie à négocier pied à pied les conséquences institutionnelles de l’accord de Nouméa. Aujourd’hui, au sein même de leur communauté, et surtout chez les jeunes, ils apparaissent comme ayant été incapables de passer le relais aux jeunes générations. Ce sont toujours les mêmes ou presque qui sont aux commandes du mouvement indépendantiste. Enfin, il ne faut pas négliger les inquiétudes d’une partie de la population mélanésienne sur les conséquences d’une sécession avec la France, en termes de protection sociale, d’accès aux études ou d’émancipation et de droit des femmes dans le nouvel Etat. Des interrogations qui reviennent de manière lancinante dans les réunions publiques.
C’est le paradoxe des accords de Matignon et de Nouméa, négociés pour ouvrir le processus de décolonisation. En engageant le rattrapage et le rééquilibrage du territoire, en lui permettant d’accéder à un nouvel essor économique, en lui octroyant des compétences étendues exercées tant par le gouvernement et le Congrès du « pays » que par les provinces, ils ont fait reculer la perspective de l’indépendance, estompé la force de la revendication indépendantiste. Le résultat du référendum de dimanche en sera très probablement la traduction. Il faudra alors inventer un après qui donne un réel contenu à ce fameux « vivre ensemble ».
Les dessous d’un scrutin historique
Tout a été minutieusement scruté pour éviter toute contestation. La consultation du 4 novembre pour l’accession à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie sera placée sous le contrôle d’une quinzaine d’observateurs de l’Organisation des nations unies (ONU) et de 250 délégués venus de métropole qui vont se déployer dans l’ensemble des 235 bureaux de vote installés sur le territoire. L’objectif du gouvernement, du Haut-Commissariat de la Nouvelle-Calédonie et des membres du comité des signataires de l’accord de Nouméa est de faire en sorte que toutes les conditions de transparence et, par voie de conséquence, de légitimité du scrutin, soient réunies.
La composition du corps électoral autorisé à prendre part au vote a donné lieu à d’innombrables séances de discussion parfois envenimées, jusqu’à l’accord intervenu au comité des signataires qui s’est tenu à Matignon le 2 novembre 2017. L’accord de Nouméa délimitait les contours des « populations intéressées » à l’avenir de la Nouvelle-Calédonie et, donc, autorisées à prendre part au scrutin.
Pour figurer sur la liste électorale spéciale, il faut remplir au moins une des conditions suivantes : avoir été admis à participer à la consultation du 8 novembre 1998 ; remplir la condition de dix ans de domicile au moment de la consultation de 1998 ; avoir eu le statut civil coutumier ou, né en Nouvelle-Calédonie, y avoir le centre de ses intérêts matériels et moraux ; avoir l’un de ses parents né en Nouvelle-Calédonie et y avoir le centre de ses intérêts matériels et moraux ; pouvoir justifier de vingt ans de domicile continu ; être né avant le 1er janvier 1989 et avoir eu son domicile en Nouvelle-Calédonie de 1988 à 1998 ; être né à partir du 1er janvier 1989 et avoir eu un de ses parents satisfaisant aux conditions pour participer à la consultation de 1998.
Bureaux délocalisés
A la suite du comité des signataires de novembre 2017, les Kanak ayant un statut civil coutumier mais qui n’étaient pas inscrits sur la liste électorale générale l’ont été d’office, afin de pouvoir prendre part au référendum. Ont également été inscrits les électeurs nés en Nouvelle-Calédonie et présumés y détenir le centre de leurs intérêts matériels et moraux dès lors qu’ils y ont été domiciliés de manière continue durant trois ans.
Des bureaux de vote délocalisés ont été installés à Nouméa pour les électeurs des communes des îles résidant sur la Grande Terre : 3 256 d’entre eux ont opté pour le vote dans un de ces bureaux. La commission de contrôle a aussi recensé 564 personnes théoriquement inscrites mais qui n’ont pu être localisées à une adresse. Des dispositions ont également été prises pour que 180 électeurs incarcérés au camp Est puissent voter par procuration.
Finalement, ce sont 174 154 électeurs, dont 80 120 de statut civil coutumier, qui vont pouvoir prendre part à la consultation. Ce nombre, toutefois, pourra évoluer à la marge jusqu’au dernier moment, si des personnes non inscrites pouvant justifier qu’elles remplissent au moins une des conditions requises se présentent le jour du scrutin dans un bureau de vote.
La fin d’une campagne étrangement calme
Indépendantistes ou loyalistes ne veulent plus revivre les violences d’il y a trente ans
REPORTAGENOUMÉA- envoyé spécial
Fin de campagne en Nouvelle-Calédonie avant le référendum du dimanche 4 novembre sur l’accession à la pleine souveraineté du territoire. Une campagne étonnamment calme, à quelques incidents mineurs près, à mille lieues des affrontements violents des années 1980. Comme le signe d’une maturité et d’une prise de conscience de la population. Quelles que soient les convictions, un thème revient : ne plus revivre les événements d’il y a une trentaine d’années.
Mardi 30 octobre. Le Ko We Kara, sur l’aire coutumière de Kaméré, dans la banlieue de Nouméa, est pavoisé aux couleurs de Kanaky : le bleu du ciel et de la mer, le rouge du feu et du sang, le vert de la terre, avec en leur centre le cercle jaune de la lumière incrusté de la flèche faîtière de la grande case, symbolisant l’édification de la société kanak. Au sommet des mâts, flottent aussi un drapeau corse à la tête de Maure et l’ikurriña, le drapeau basque. Durant ces derniers jours, des délégations indépendantistes corse et basque sont venues apporter leur soutien au Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), en campagne pour le oui à l’indépendance et à la pleine souveraineté.
Chanteurs et musiciens se succèdent sur le podium, tandis qu’une formation d’assesseur est dispensée par les deux directeurs de campagne, Gérard Reignier et Konyi Wassissi, aux militants indépendantistes qui seront présents le 4 novembre dans tous les bureaux de vote. Tout a été minutieusement prévu : y compris la consultation, dans les dix jours suivant le scrutin, des feuilles d’émargement pour pointer ceux qui ne se seront pas déplacés pour aller voter. Au cas où…
Le quelque millier de partisans de l’indépendance rassemblés sur l’aire coutumière attend patiemment les discours de leurs dirigeants. Les mamans ont revêtu les robes missionnaires aux couleurs chatoyantes. Les anciens palabrent à l’ombre. Les plus jeunes, et ils sont nombreux, arborent fièrement les couleurs de Kanaky.
Pour Waeeja, originaire de l’île de Lifou, ce scrutin est « une question d’identité ». « C’est la terre de nos ancêtres, plaide l’apprentie de 20 ans en formation de coiffure. Pour moi, il n’est pas question de lâcher ce pour quoi ont lutté nos parents. » Ceinte d’un drapeau kanak, Clara, étudiante, espère en « la fin de la colonisation ». « La Kanaky peut être un exemple pour l’émancipation d’autres peuples », veut-elle croire.
Les deux groupes indépendantistes, l’Union nationale pour l’indépendance (UNI) et l’Union calédonienne-FLNKS, ont décidé de faire campagne commune, sur un projet commun, malgré les nuances, voire les divergences, qui les séparent. « On a retrouvé cet impact unitaire des années 1980 », se félicite Gérard Reignier, même s’il déplore que le Parti travailliste de Louis Kotra Uregeï ait appelé à ne pas prendre part au scrutin.
« Nous n’avons pas le droit d’être d’absents de cette consultation. C’est une occasion unique et historique d’exercer notre droit à l’autodétermination. Pour que la sueur, les larmes et le sang versés soient vengés », assure Caroline Machoro, la veuve d’Eloi Machoro, figure emblématique de l’indépendance kanak, tué par les tireurs d’élite du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale en janvier 1985.
« On est à quelques jours de, peut-être, pouvoir maîtriser notre destin, assure le chef de file de l’UC-FLNKS au Congrès, Roch Wamytan, lui-même signataire de l’accord de Nouméa du 5 mai 1998. La seule porte de sortie, c’est l’accession à l’indépendance. Nous avons signé et nous allons honorer notre signature jusqu’au bout. » L’accord de Nouméa prévoit que, en cas de victoire du non à l’indépendance à la consultation du 4 novembre, un deuxième référendum puisse être organisé dans les deux ans à la demande d’un tiers des membres du Congrès – les indépendantistes disposent actuellement de 25 sièges sur 54 – et, en cas de résultat identique, un troisième dans les deux ans suivants.
« Deux contre un »
Une perspective qui fait frémir les loyalistes, qui rejettent l’idée d’entrer dans une période de quatre ans d’incertitude politique et institutionnelle, ponctuée par les élections provinciales de mai 2019. La campagne référendaire a donné lieu à une surenchère dans le camp non indépendantiste pour se positionner en vue des élections provinciales, avec un leitmotiv : empêcher la tenue des deuxième et troisième référendums.
Chacun y va de sa proposition. Dernière en date, celle du sénateur Pierre Frogier, signataire lui aussi de l’accord de Nouméa. Dans un entretien publié le 30 octobre dans Les Nouvelles calédoniennes, le président du Rassemblement-Les Républicains affirme vouloir présenter, en cas de « non massif » qu’il appelle de ses vœux, « une proposition de loi constitutionnelle pour écarter les deuxième et troisième référendums du chemin institutionnel ». « Depuis trente ans, l’Etat se prétend impartial alors qu’en réalité il joue à deux contre un avec les indépendantistes contre nous, défend-il. Cette fois, il n’y aura pas de concession. Ce sont eux [les indépendantistes] qui purgeront l’indépendance. »
Cette initiative a fait vivement réagir les indépendantistes. « Celui qui ne croyait pas en l’arrivée de l’usine du Nord, celui qui voulait purger l’indépendance, eh bien on ne discutera plus avec lui, c’est fini. On discutera directement avec le gouvernement de la France », assure Victor Tutugoro, le président de l’Union progressiste en Mélanésie, l’une des composantes du FLNKS.
Car la présidente du parti Les Républicains calédonien peut se prévaloir de l’antériorité en matière de dispositif anti-deuxième et troisième référendums. « La proposition de Pierre Frogier est vouée à l’échec, affirme-t-elle. C’était juste pour se positionner plus à droite que moi. Je propose, quant à moi, que l’organisation d’un nouveau référendum soit possible à la demande de 50 % des électeurs. Bien sûr, c’est une base de négociation avec les indépendantistes mais c’est la seule porte de sortie, y compris pour eux, parce que sinon ils vont se prendre trois défaites et se décomposer. »
La troisième formation non indépendantiste, Calédonie ensemble (CE), la plus importante en termes de positions électorales, n’est pas en reste. « Décider unilatéralement de supprimer les deuxième et troisième référendums est irresponsable, s’emporte Philippe Gomès, le président de CE. C’est la meilleure façon d’arc-bouter les indépendantistes. Bien sûr, si 70 % des Calédoniens se prononcent contre l’indépendance, les deux autres référendums n’ont pas de pertinence. Mais un consensus ne peut être modifié que par un consensus. Mettons-nous à table pour négocier ensemble un nouveau statut qui se substitue à l’accord de Nouméa. »
Après le 4 novembre, le rôle de l’Etat devra être essentiel
Pour l’ancien député (PS) René Dosière, rapporteur de la loi de 1999 sur le statut de la Nouvelle-Calédonie, il est vain de penser que les Kanak renonceront à l’indépendance après le référendum. L’Etat doit continuer à s’engager
Depuis trente ans, la France s’est engagée, en Nouvelle-Calédonie, dans une politique de décolonisation apaisée et innovante, à l’opposé de ses anciennes pratiques coloniales. Elle a souhaité, et obtenu, que tous les Calédoniens, quelle que soit leur communauté d’origine, deviennent coresponsables de leur avenir, renommé « destin commun ». A cette fin ont été transférées à la Nouvelle-Calédonie toutes les compétences concernant les politiques économique, financière, sociale, culturelle, éducative, etc. Dans tous ces domaines, le Congrès du territoire dispose du pouvoir législatif, une innovation sans précédent dans notre histoire républicaine. De son côté, le gouvernement du pays associe indépendantistes et « loyalistes » (comme se nomment, localement, les anti-indépendantistes) dans le cadre d’une culture océanienne privilégiant collégialité et consensus (la seule référence connue, mais temporaire, fut celle du gouvernement de transition en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid). Devenue « souveraine », la Calédonie veut-elle accéder à la « pleine souveraineté », en exerçant les compétences régaliennes (sécurité, armée, justice, relations extérieures) dont la maîtrise est restée à la France ? Tel est l’enjeu de la consultation référendaire du dimanche 4 novembre.
Le bilan de ces trente ans est éloquent. Hier ignorée, voire méprisée, la culture identitaire des Kanak, peuple premier représentant 40 % de la population, à côté d’un tiers d’Européens, est désormais reconnue. Leur plus belle réussite se situe dans l’industrie du nickel, ce minerai dont la Calédonie dispose du tiers des ressources mondiales. Avec la Société minière du Sud pacifique (SMSP), qu’ils contrôlent, les Kanak ont édifié, en partenariat avec une multinationale canadienne, une nouvelle usine métallurgique (une magnifique cathédrale de fer !) en province Nord – province dirigée par Paul Néaoutyine, ancien collaborateur de Jean-Marie Tjibaou [leader indépendantiste assassiné en 1989]. Sur leur lancée, une autre usine a été réalisée en Corée du Sud, les deux unités traitant et valorisant le minerai calédonien. Les Kanak sont devenus un acteur essentiel et incontournable de l’industrie du nickel, dont ils étaient exclus voilà quelques années ! Ainsi apparaît une nouvelle génération de Mélanésiens plus intégrée dans l’économie mondialisée. Elle comprend également des cadres moyens et supérieurs issus d’un système de formation amélioré. Je rappelle que le premier bachelier kanak date de 1962 !
L’ampleur de ces évolutions, qui se sont produites en quelques années, n’est pas sans effets sur le mode de vie traditionnel kanak, car les mentalités ne se modifient pas au même rythme que le système économique. Dans la construction de ce destin commun, le vivre-ensemble entre communautés doit progresser. Les inégalités demeurent ainsi très fortes entre ces dernières, malgré les indéniables efforts réalisés. Durant la campagne électorale, ce thème de la réduction des inégalités n’est jamais évoqué par les loyalistes, qui mettent en avant le niveau de vie en Calédonie pour refuser l’indépendance. Seul le parti de Philippe Gomès (Calédonie ensemble) évoque les efforts à réaliser en commun pour construire ce qu’il appelle la petite nation calédonienne dans la grande nation française. On vérifie ainsi que la décolonisation des esprits est plus difficile et plus lente à se manifester.
continuité
C’est pourquoi la démarche originale de l’accord de Nouméa – « un modèle exceptionnel d’intelligence collective », selon le président de la République, Emmanuel Macron – devra être approfondie en s’appuyant sur le résultat de la consultation référendaire. Celle-ci ne constitue qu’une étape, importante certes, dans le processus d’autodétermination de la Calédonie, mais certainement pas la fin de ce processus, garanti tant par la Constitution que par l’ONU.
D’ailleurs, sur demande d’un tiers des membres du nouveau Congrès, qui sera élu en mai 2019, la population calédonienne sera consultée une seconde fois, voire (ce qui me paraît plus problématique) une troisième fois. Il est vain, et illusoire, de penser que les Kanak renonceront à l’idée d’indépendance, compte tenu, en outre, de leur notion du temps.
Malgré la nouvelle campagne électorale qui va s’ouvrir, le temps disponible doit être mis à profit pour réfléchir à la prochaine étape, dans laquelle le rôle de l’Etat devrait être essentiel. En se rendant sur place dès le 5 novembre, le premier ministre, Edouard Philippe, se situe dans la continuité de ses deux prédécesseurs, Michel Rocard (1988) et Lionel Jospin (1998), qui ont su innover au moment opportun. Ce faisant, il manifeste sa volonté de mettre l’Etat au cœur de cette nouvelle période.
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René Dosière, ancien député PS, a été rapporteur de la loi sur le statut de la Nouvelle-Calédonie, en 1999.
LE CONTEXTE
RÉFÉRENDUM
Près de 175 000 électeurs sont appelés à participer, dimanche 4 novembre, au référendum sur l’accès à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie, en répondant à la question : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? ». Ce scrutin est conforme à l’accord du 5 mai 1998, dit « accord de Nouméa » entre l’Etat, les indépendantistes kanak et les anti-indépendantistes, en vertu duquel l’Etat s’est engagé dans un processus de décolonisation sur vingt ans, avec un référendum d’autodétermination prévu entre 2014 et 2018 au plus tard.
ENJEU
Trente ans après les premiers accords tripartites dits « de Matignon » conclus entre Jean-Marie Tjibaou (FLNKS, indépendantiste), Jacques Lafleur (RPCR, anti-indépendantiste) et le premier ministre socialiste de l’époque, Michel Rocard, la Nouvelle- Calédonie ouvre dimanche une nouvelle page de son histoire. En cas de victoire du non, majoritaire dans les derniers sondages, l’accord de Nouméa stipule cependant que deux autres scrutins peuvent être organisés d’ici à 2022.
Une décolonisation qui n’en est pas une
Angélique Stastny, docteure en sciences politiques de l’université de Melbourne, considère que les accords successifs scellés depuis 1988 sur le statut de l’archipel ne respectent pas le droit à la souveraineté des Kanak
Sur l’archipel que certains appellent « Kanaky » et d’autres « Nouvelle-Calédonie », un référendum prévu pour le dimanche 4 novembre appelle ses habitants à se prononcer sur le devenir de ce territoire français d’outre-mer inscrit sur la liste des territoires non autonomes, c’est-à-dire non décolonisés, de l’ONU. Le référendum est présenté par les pouvoirs politiques et nombre de commentateurs comme un processus inédit de décolonisation. Cependant, une analyse plus poussée du processus politique révèle que la décolonisation telle qu’elle est menée aujourd’hui n’en est pas une.
La consultation référendaire entérine la minorisation politique du peuple kanak. Les critères pour pouvoir figurer sur la liste électorale spéciale pour la consultation (LESC) et pouvoir ainsi voter au référendum ont fait l’objet de longues discussions entre indépendantistes et loyalistes. La publication de la liste définitive et les analyses récentes montrent que, malgré les efforts du peuple kanak pour que le résultat de cette consultation reflète au mieux ses volontés, le droit à l’autodétermination prévu à l’article 3 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (2007) n’est pas respecté.
Le flou qui demeure quant à la représentativité réelle des Kanak dans ce scrutin révèle le manque de considération donné à leur droit d’autodétermination. Les estimations sur la proportion de Kanak parmi les inscrits oscillent entre 43 % selon Pierre-Christophe Pantz, docteur en géopolitique, et 63 % selon le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste). Le haussariat [haut-commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie] estime le nombre de votants de statut coutumier à 46 % (ce qui inclut aussi ceux qui étaient de statut coutumier et ont opté depuis pour le statut de droit commun) mais ne fournit aucun chiffre précis sur la proportion de votants kanak. A quelques heures du référendum, il semble donc, pour le moment, impossible d’évaluer le pouvoir réel des Kanak de s’autodéterminer. Trente ans d’accords [les accords de Matignon-Oudinot remontent à 1988, l’accord de Nouméa à 1998] aboutissent à une situation farcesque. L’on doit se contenter de pronostics là où la rigueur devrait prévaloir. Le résultat du référendum ne traduira pas forcément l’opinion exprimée par la majorité des Kanak. La place de ces derniers dans le référendum reste donc incertaine pour un processus qui se voudrait être de décolonisation.
Un cas d’école
Par ailleurs, le processus mené par l’Etat français a défini la décolonisation comme une simple question statutaire portant sur la souveraineté territoriale. Une réelle décolonisation aurait nécessité d’engager, dans le même temps, un processus qui vise à transformer les structures et les mentalités qui perpétuent un schéma colonial quelle que soit l’évolution statutaire du territoire. L’historienne Tracey Banivanua Mar a observé que la redéfinition de la décolonisation par les Nations unies et les administrations décolonisantes depuis les années 1960 comme un « événement procédurier » focalisé sur la souveraineté territoriale s’est toujours faite « au détriment de la souveraineté des peuples ». Il est révélateur que l’accord de Nouméa, considéré comme une phase cruciale dans le processus de décolonisation, occulte complètement la question de la souveraineté du peuple kanak dans le présent. De même, la question qui sera posée au référendum du 4 novembre (« Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? ») porte exclusivement sur la souveraineté territoriale.
En ce sens, le processus de décolonisation tel qu’il est mené sur le territoire est un cas d’école. Il s’inscrit dans un schéma politique bien rodé de prétendue décolonisation des territoires non autonomes encadrée par l’ONU. Il relègue la question de la souveraineté autochtone à l’arrière-plan et entérine une relation coloniale entre Kanak et non-Kanak. La question de la souveraineté kanak – de ce qu’elle signifie, de ce qu’elle requiert de la part des non-Kanak, et de ce qu’elle nécessite en matière de réorganisation sociale et politique – n’est pas ou peu abordée au-delà des milieux indépendantistes. Elle demeure néanmoins une question primordiale pour l’instauration d’une paix civile réelle et durable.
En effet, l’histoire et les exemples à l’étranger montrent que c’est un leurre de penser que la question des souverainetés autochtones s’effacera simplement avec le temps, ou que ces souverainetés seront diluées dans des politiques d’intégration et de développement, ou encore qu’un recadrage des discussions autour de la question des spécificités culturelles et de l’interculturalité permettra d’éviter la question épineuse de la position et de la responsabilité des non-autochtones en terres autochtones.
Daniel Goa, porte-parole du FLNKS, rappelait lors d’un débat à Melbourne en juillet que le FLNKS avait ouvert les bras aux non-Kanak et les avaient invités à la construction commune d’un pays indépendant. A la question de savoir quel serait le projet indépendantiste si le non à l’indépendance l’emporte aux trois référendums successifs prévus entre 2018 et 2022, il fit remarquer que le FLNKS continuerait sa lutte pour l’indépendance par d’autres voies. Il serait envisagé que les indépendantistes entrent en « relation bilatérale » de « colonisateur/colonisé » avec la France et qu’ils renvoient à l’Etat français sa responsabilité du devenir et de la protection des populations non kanak sur le territoire. Lors de sa visite en Corse en septembre, Daniel Goa a répété que « si les gens n’ont pas compris que quand on leur offre l’hospitalité, il faut tendre la main », les Kanak seraient amenés à faire « sans eux ».
A quelques jours du référendum, deux certitudes se dessinent : le référendum pour l’indépendance du territoire ne consiste pas en un processus de décolonisation et, quelle que soit l’issue de cette échéance politique, la souveraineté du peuple kanak est une question qui ne cessera de se poser tant qu’elle ne sera pas traitée avec honnêteté et réelle volonté d’engager un renouvellement social et politique qui tend vers la décolonisation.
DITORIAL "LE MONDE"
Nouvelle-Calédonie : une souveraineté en gestation
Le référendum du 4 novembre sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie s’inscrit dans un processus inédit, enclenché il y a trente ans et prolongé. Les relations entre la France et ses anciens territoires d’outre-mer, d’Afrique, d’Asie et des antipodes, ont été trop souvent marquées par des ruptures dramatiques ou des divorces soupçonneux pour ne pas saluer la démarche qui a conduit à cette consultation.
L’honneur en revient à quatre hommes. Jean-Marie Tjibaou, le leader historique de l’émancipation kanak, qui sut tendre la main au moment où, après le drame de la grotte d’Ouvéa, en mai 1988, l’archipel menaçait de plonger dans la guerre civile. Jacques Lafleur, le leader de la communauté « européenne » de Nouvelle-Calédonie, qui sut saisir cette main tendue. Le premier ministre, Michel Rocard, qui sut construire cette réconciliation en associant tous les Calédoniens aux accords de Matignon en 1988 et en scellant le dispositif par un référendum national. Enfin, un autre premier ministre socialiste, Lionel Jospin, qui sut, par les accords de Nouméa de 1998, consolider cet apaisement, reconnaître la singularité calédonienne et fixer le cap de l’actuel référendum.
Emmanuel Macron et Edouard Philippe tiennent, aujourd’hui, les engagements de leurs prédécesseurs. L’un et l’autre ont œuvré et se sont rendus dans l’archipel, ces derniers mois, pour garantir le dialogue et conforter la confiance entre indépendantistes et partisans du maintien dans le giron français.
Tout indique que ces derniers seront majoritaires au soir du 4 novembre. Pour autant, ce vote ne marquera pas la fin de l’histoire. Point d’aboutissement du dialogue démocratique engagé en 1988, ce scrutin doit être le point de départ d’une nouvelle étape. Déjà, en trois décennies, la collectivité calédonienne s’est vu doter d’un statut sans équivalent dans la République : institutions propres, larges compétences transférées de manière irréversible, « lois de pays » ayant valeur législative, enfin reconnaissance d’une citoyenneté calédonienne. Sans compter l’amorce d’un rééquilibrage du pouvoir économique (en particulier la maîtrise de la production de nickel, principale richesse locale) entre les communautés kanak et non kanak.
Mais, quel que soit le résultat du scrutin du 4 novembre, l’on ne pourra en rester au statu quo actuel et il faudra aller plus loin.
Soit que, conformément aux accords de Nouméa, de nouveaux référendums d’autodétermination soient organisés dans deux ans et, en cas d’échec, dans quatre ans. Pour autant, même si ces consultations étaient maintenues et débouchaient sur le choix de l’indépendance, chacun admet que cette émancipation ne pourrait se dispenser de maintenir, d’une manière ou d’une autre, une forme d’association étroite avec la France.
Soit que, d’un commun accord, les Calédoniens y renoncent pour se consacrer à l’approfondissement de la « souveraineté partagée » qu’ils ont commencé à inventer. Dans cette hypothèse, il sera vital que les Calédoniens non kanak ne cèdent pas à la tentation d’abuser de leur probable victoire.
La poursuite d’un dialogue confiant entre communautés autant qu’une répartition plus équitable des richesses (encore trop concentrées entre les mains de quelques conglomérats familiaux, au détriment des Kanak) sont les deux conditions indispensables au « vivre-ensemble » calédonien. Et, quelle qu’en soit la forme institutionnelle, à la construction d’une nation.
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