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mardi 27 novembre 2018

EGYPTE - « La révolution a changé les gens » - le 3.11.2018


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ALAA EL ASWANY
« La révolution a changé les gens »
ULF ANDERSEN/AURIMAGES
L’écrivain égyptien, auteur de « L’Immeuble Yacoubian » et acteur engagé du mouvement de la place Tahrir, en 2011, revient sur cette période dans « J’ai couru vers le Nil » – interdit de publication dans son pays
Une brasserie parisienne. Devant un verre de whisky écossais, Alaa El Aswany semble un géant bienveillant, attentif aux questions qu’on lui pose. On pourrait dire, au risque de paraître exagérément lyrique, qu’avec sa gentillesse bon enfant et sa distance amusée à l’égard du genre humain, il incarne quelque chose de l’âme égyptienne. Comme s’il sortait d’un roman de Naguib Mahfouz (1911-2006) ou d’un film de Youssef Chahine (1926-2008). Il fait chaud en ce début d’automne, on se croirait presque dans un café huppé du Caire en sa compagnie. Ou à Assouan, en Basse-Nubie, d’où est originaire sa famille paternelle.
C’est en partie à son père, Abbas El Aswany, que le romancier doit ce qui fait la réussite de ses livres : sa capacité à rendre la multiplicité des destins égyptiens, toutes classes sociales confondues, avec proximité et sympathie. Aswany père était avocat et écrivain lui aussi, militant socialiste, opposant à l’occupant britannique, patriote plus que nationaliste. Son fils étudiait au lycée français du Caire, mais il l’emmenait après la classe dans les quartiers populaires. Lui rejoignait ses camarades militants et l’enfant jouait dans les rues, qu’il a su si bien évoquer par la suite.
« Mon père brisait les barrières entre les milieux bourgeois et le peuple », raconte Alaa El Aswany qui, à sa suite, a su créer une porosité entre des mondes souvent antagonistes. Dans son premier roman, au succès immédiat en Egypte, L’Immeuble Yacoubian (2002 ; Actes Sud 2006), il a bâti une intrigue où se mêlent musulmans, chrétiens, juifs, hétérosexuels, homosexuels, riches bourgeois, prolétaires, paysans et sans-logis venus s’installer sur le toit de l’immeuble. On peut y lire, outre la nostalgie du cosmopolitisme cairote d’antan, un augure des événements qui ont bouleversé le pays une décennie plus tard.
J’ai couru vers le Nil, son septième livre traduit en français, se situe entre le 25 janvier et le 11 février 2011, au cours des dix-huit jours du soulèvement de la place Tahrir qui entraîna la démission d’Hosni Moubarak. Aswany s’est rendu tous les jours sur cette place, rédigeant textes et slogans, soutenant les manifestants, s’exposant avec eux à la répression. Son récit est bâti en étoile : tout part de la place et tous y convergent, jeunes révolutionnaires, militaires, Frères musulmans « Tous les personnages sont inspirés de gens que j’ai connus », confirme l’auteur. Mais il a écrit un roman, pas une compilation de témoignages : « Je ne suis pas historien. La littérature compte pour moi plus que l’histoire politique. On peut dire que j’écris l’histoire humaine de la révolution. Mais je n’ai pas voulu la raconter autour des seules victimes et bourreaux. Quand on crée des personnages et qu’on parvient à les rendre vivants, dans leur complexité et leurs contradictions, on touche à une réalité plus profonde. La diversité, c’est la grande leçon humaniste de la littérature. »
De fait, hormis les portraits sans concession des imams islamistes – « les hommes d’affaires religieux » –, rien, dans cet ouvrage, n’est monolithique. On songe à la scène saisissante où Asma, une jeune enseignante engagée corps et âme dans le mouvement, est arrêtée et humiliée au poste de police. Ordre est donné à un gendarme d’introduire sa main dans son sexe. Mais il refuse, résiste, puis la touche doucement, secoué de sanglots.
A la dictature de Moubarak a succédé celle, plus féroce encore, d’Abdel Fattah Al-Sissi. Frappé d’ostracisme, El Aswany est aujourd’hui interdit de publication en Egypte. J’ai couru vers le Nil est paru au Liban, seul pays arabe, avec le Maroc et la Tunisie, où il est autorisé. De même, le romancier ne peut plus s’exprimer dans les médias, ni poursuivre le séminaire de littérature qu’il animait depuis vingt ans. « C’est un honneur pour moi, dit-il avec malice, de constater que les mots que j’ai écrits représentent une menace pour nos gouvernants. »
L’écrivain libanais Elias Khoury note, à propos de ce livre : « Le courage de ce roman est d’avoir brisé le silence. Pour cela, il mérite d’être lu comme un témoignage de notre temps, un testament des rêves anéantis du peuple égyptien. » La révolution a-t-elle irrémédiablement échoué ? « Non, répond Aswany. Il ne faut pas se limiter aux constats politiques, comme le font les médias. La révolution a changé les gens. Les jeunes font le tri dans ce qui leur a été inculqué. Pour beaucoup, il n’y a plus ni culte du héros ni sacralisation de la religion. »
Aswany a-t-il écrit la chronique d’une flambée révolutionnaire avortée ? Ou le tombeau romanesque d’un moment qui s’inscrira dans l’histoire de l’Egypte ? Il est trop tôt pour le dire. Pas pour se régaler de son humour et de son irrévérence. En arabe, J’ai couru vers le Nil s’intitule « La République comme si ». « Les Egyptiens vivent dans une “République comme si”, dénonce un personnage. Ils vivent au milieu d’un ensemble de mensonges qui tous font office de réalité. »
J’ai couru vers le Nil
(Al-Joumhouriyya Ka’anna),
d’Alaa El Aswany,
traduit de l’arabe (Egypte) par Gilles Gauthier, Actes Sud, 430 p., 23 €.

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