Je suis très énervée ! " Mains croisées devant elle, dos droit sous sa veste de tailleur blanche, Agnès Buzyn fronce les sourcils. Assise à sa table de travail, dans son vaste bureau de l'avenue Duquesne, à Paris, la ministre des solidarités et de la santé ne digère pas les critiques dont a fait l'objet le plan de lutte contre la pauvreté présenté le 13 septembre. " Trop de mauvaise foi et de pos-tures ", gronde l'hématologue de 55 ans. " Les mêmes disent en privé que c'est bien et l'inverse quand ils sont en public. C'est très difficile pour moi ", confie-t-elle au Monde, désarmante de sincérité.
Agnès Buzyn n'en a pourtant pas fini avec le combat politique. Après la stratégie de lutte contre la pauvreté et le plan santé – deux chantiers lourds repoussés à plusieurs reprises et dévoilés ces dernières semaines au côté d'Emmanuel Macron –, la ministre venue de la société civile défend depuis mardi 25 septembre, avec son collègue du budget, Gérald Darmanin, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2019,
" exact reflet des transformations engagées " selon elle.
Ce rendez-vous, la novice en -politique dit l'aborder le mors aux dents. Fini de se laisser caricaturer en bourgeoise lisse et bien élevée.
" Je me rends compte que bien faire ne suffit pas, qu'il faut aussi avoir une voix qui porte, sans tomber dans la caricature de politique politicienne, souligne cette admiratrice de Winston Churchill, les yeux bleus soudain plus durs.
Maintenant que les réformes sont là, j'ai des choses à porter, vous -allez m'entendre ! Je vais être plus punchy. Je vais -attaquer, moi aussi ! "
Manque de chance ou d'expérience, sa première mise en pratique lui a valu une volée de bois vert. Répondant, le 18 septembre dans l'Hémicycle aux reproches de Jean-Hugues Ratenon, député (La France insoumise) de La Réunion, Agnès Buzyn, d'habitude mesurée, s'emballe et l'accuse
de ne pas vouloir résoudre la pauvreté
" car vous en vivez ! Vous vous en nourrissez ! " Problème, l'intéressé bénéficiait lui-même du revenu de solidarité active (RSA) avant d'être élu. Contrite, la ministre lui a envoyé un mot manuscrit expliquant que sa réponse traduisait
" un propos politique mais nullement une attaque personnelle ".
" Spontanéité "Agnès Buzyn est, il est vrai, une habituée des impairs. En juillet, elle avait annoncé le report du plan pauvreté pour cause de Coupe du monde de football. Pas très politiquement correct.
" Le président a décidé de le reporter au moment où je m'exprimais ", justifie-t-elle. Quelques jours plus tôt, elle avait également tenté d'excuser l'expression
" pognon de -dingue " utilisée par Emmanuel -Macron pour désigner les aides sociales.
" C'était une conversation privée autour d'un discours ", avait-elle défendu, oubliant que la vidéo avait été volontairement mise en ligne par l'Elysée.
Elle refuse pour autant de parler de " couac " et préfère évoquer sa
" spontanéité ".
" Sinon, c'est comme ça qu'on arrive à de la langue de bois. Je suis souvent surprise de voir comment ça s'emballe sur un mot. Au début, je le vivais très mal. Maintenant, je sais que ça n'a qu'un temps. " Un de ses lapsus lui vaut tout de même d'être nommée pour le prix de l'humour -politique. En mars, à l'Assemblée nationale, elle avait lancé :
" Monsieur le président, mesdames et messieurs les retraités… ", avant d'éclater de rire.
Fille d'un rescapé d'Auschwitz, lui-même chirurgien orthopédiste, l'ancienne élève de la chic Ecole alsacienne, à Paris, est devenue une spécialiste reconnue de la greffe de mœlle osseuse avant de diriger trois institutions sanitaires de renom. Un parcours qui lui a facilité la tâche pour retisser des liens très distendus avec les médecins sous le précédent mandat.
" C'est peut-être la première fois qu'on a une ministre médecin qui n'oublie pas qu'elle est médecin une fois qu'elle est ministre ", se félicite Patrick Bouet, président du Conseil national de l'ordre des médecins. Un ancien député socialiste regrette, lui, qu'Agnès Buzyn se définisse
" avant tout comme un médecin et non comme la ministre des patients, c'est un choix ". Reste qu'en multipliant depuis un an les constats alarmants sur un hôpital public à bout de souffle, elle a pesé dans le choix d'une vaste réforme du système de santé qui n'était pas dans le programme d'Emmanuel Macron. Elle dit par ailleurs avoir convaincu le chef de l'Etat de la nécessité de s'attaquer au chantier de la dépendance.
A son arrivée au ministère, la nouvelle locataire raconte avoir été surprise par la violence du monde politique.
" Je suis d'un caractère réservé. Je ne cherche pas à prendre la lumière personnellement, affirme-t-elle.
Mais en politique, on est obligé d'affronter les projecteurs, de faire un travail sur soi. L'action ne suffit pas, il faut hurler sur les toits. " Lors de ses premières interviews, elle n'hésitait pas à mettre en avant sa proximité avec Simone Veil, qui fut huit ans sa belle-mère, décrivant volontiers sa nomination comme
" un passage de relais ".
Ceux qui la connaissent décrivent une bosseuse empathique, humaniste. Une femme déterminée –
" de pouvoir " diront certains – qui a le service public chevillé au corps.
" C'est une belle âme, juge Jean-Paul Delevoye, haut commissaire chargé de la réforme des retraites.
Elle est sincère, elle a de l'audace et la capacité de dire les choses pour faire bouger le système. Elle n'est pas là pour gérer un passé mais construire un futur. "
Combats personnelsAu début du quinquennat, de nombreux élus de la majorité -espéraient la voir incarner la " jambe gauche " du gouvernement, face aux ministres venus de la droite comme Gérald Darmanin ou Bruno Le Maire.
" On a besoin d'elle ", disaient-ils alors que les mesures en faveur des plus aisés se multipliaient. Mais Agnès Buzyn a refusé l'obstacle.
" Elle n'a pas fait le choix de se mettre dans une case, même si cette case pouvait être utile au gouvernement ", reconnaît le député (LRM) du Val-d'Oise Aurélien Taché.
" J'incarne parfaitement le bien-être social, je n'ai jamais rien fait d'autre dans ma vie ", répond l'intéressée.
Ce n'est pourtant pas elle qui a présenté les plans pauvreté et santé mais Emmanuel Macron. La ministre se charge du service après-vente.
" C'est une chance pour un ministre d'avoir des po-litiques que le président souhaite assumer, estime Agnès Buzyn.
Il se met en danger. Il donne un élan. " Tant pis si cela implique de rester dans l'ombre.
Pour autant, cette technicienne a déjà quelques mesures à faire valoir : elle a rendu onze vaccins obligatoires, obtenu la hausse progressive du prix du paquet de cigarettes à 10 euros, le déremboursement de quatre médicaments anti-Alzheimer jugés inefficaces et ouvert la porte à celui de l'homéopathie… Sur l'alcool, qui figure parmi ses combats personnels en tant qu'ancienne -présidente de l'Institut du cancer, elle a en revanche été désavouée par le président de la République en -début d'année. Depuis, elle fait profil bas sur le sujet.
A l'Elysée, on la présente volontiers comme un
" symbole " de ces ministres venus de la société -civile pour
" apporter leur savoir-faire et leurs compétences ".
" Agnès Buzyn est la ministre qui s'est le plus approprié le phrasé d'Emmanuel Macron, qui a parfaitement intégré le libérer et le protéger du programme, assure l'entourage du chef de l'Etat.
En plus, elle a un regard très lucide sur elle-même, elle sait analyser ses forces et ses faiblesses, et les dépasser. "
" C'est quelqu'un d'une très grande honnêteté intellectuelle, qui ne se pousse pas du col mais ne s'excuse pas non plus de donner son avis ", abonde Matignon. Un familier du ministère est plus nuancé :
" Elle défend ses idées mais c'est une bonne élève. Elle a hyper intériorisé le cadre et la -contrainte, et n'essaye pas de l'élargir. " Spécialiste de la santé, elle l'est moins des questions sociales ou sociétales. Elle devra néanmoins monter au front prochainement. Sur le dossier explosif des retraites, la ministre est attendue au tournant. L'opposition politique et syndicale a déjà prévu d'en faire la
" mère des batailles ".
Corriger le tirIl lui faudra maîtriser un sujet complexe pour éviter certaines maladresses. En juillet dans -l'Hémicycle, elle avait ainsi laissé entendre, avant de corriger le tir, que les femmes ayant travaillé n'auraient plus le droit aux -pensions de réversion.
Pour l'heure, c'est Jean-Paul Delevoye qui est en première ligne. A lui la préparation du dossier, à elle le portage politique.
" C'est lui le ministre des retraites, Buzyn, elle n'y connaît rien et n'a pas voix au chapitre ", cingle le numéro un d'une confédération syndicale. Pour faire taire les mauvaises langues, la -ministre sera autour de la table, le 10 octobre, lors de la reprise de la concertation avec les partenaires sociaux.
Un autre bataille l'attend et non des moindres. La ministre de la santé aura à défendre dans les mois à venir le projet de loi -bioéthique, qui devrait reprendre la promesse d'Emmanuel Macron d'ouvrir la procréation médicalement assistée (PMA) aux femmes célibataires et aux couples lesbiens.
" Je ne veux pas d'une loi de combat mais que l'on se respecte, indique-t-elle.
Il faut un débat apaisé, arrêter les affrontements stériles et ne pas humilier. "Face à La Manif pour tous qui fourbit déjà ses armes, Agnès Buzyn devra elle aussi affûter les siennes.
Raphaëlle Besse Desmoulières, et Cédric Pietralunga
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