Avant d'acheter son âne, Mohamed Sempele avait établi tout un business plan. Grâce à un prêt, ce Masaï avait acquis en 2015 un animal pour démarrer une activité de transport et de revente de bidons d'eau à Kisaju, son village de bord de route, situé à 50 km au sud de Nairobi. " Un âne, c'est beaucoup mieux qu'une vache parce qu'avec lui on peut générer un revenu quotidien, le mien me rapportait jusqu'à 1 000 shillings - environ 8 euros - par jour ! ", raconte ce père de quatre enfants qui prévoyait de rapidement rembourser les 50 000 shillings investis, charrette comprise.
Mais après douze mois de labeur, l'âne a disparu. Et les recherches auprès des voisins n'ont pas permis de retrouver l'animal, laissé en liberté mais marqué aux oreilles comme le veut la tradition masaï.
" Maintenant, je n'ai plus que la charrette et je dois encore payer le prêt, c'est très dur ", lâche-t-il, un rictus de dépit accentuant sa fine moustache.
Kisaju n'a pas été épargné par l'explosion de vols d'ânes qui touche depuis quelques années la plupart des régions du pays ainsi que d'autres contrées d'Afrique. Selon l'ONG Donkey Sanctuary, qui œuvre à la protection de ces animaux, leur population au -Kenya est passée de 1,8 million en 2009 à seulement 900 000 en 2017. Un rapide déclin qui fait craindre une extinction.
Depuis toujours, la bête, dont la viande n'est que très peu consommée, est incontournable dans les zones rurales. En aidant aux champs, elle contribue à la sécurité alimentaire des familles. En transportant les vivres et les matériaux, elle donne accès à des emplois peu qualifiés. On hérite de son âne, ou on l'achète pour la vie.
Les vols se multiplientCe marché restreint, limité au niveau local, a été totalement bouleversé à partir de 2014, quand le Kenya a décidé d'ouvrir des abattoirs réservés à cet animal et visant l'immense marché chinois. Plus que sa viande, c'est surtout sa peau qui est recherchée par les consommateurs de Pékin, de Canton ou de Shanghaï. Envoyée par conteneurs entiers via le port de Mombasa, elle permet de produire l'
ejiao, une poudre utilisée en médecine traditionnelle contre l'anémie, les signes de l'âge ou encore le manque de libido.
Chaque année, le géant chinois engloutit 5 000 tonnes d'ejiao, pour lesquelles il requiert jusqu'à4 millions de peaux. Elles ne sont plus très disponibles sur son sol, où, face à la hausse de la demande, le cheptel a été divisé par deux en quelques années. Pour les trouver, la Chine s'est donc tournée vers l'Afrique, l'un des seuls continents où le nombre d'ânes restait significatif. Mais, confrontés à leur tour au déclin de l'animal, de nombreux pays ont annoncé ces dernières années bannir les exportations, à l'image du Niger et du Burkina Faso (en 2016) ou du Botswana (en 2017).
Aujourd'hui, le Kenya est l'un des derniers pays africains à ne pas avoir abandonné ce commerce. Et ce, malgré les critiques.
" Le défi, c'est que le temps de gestation des ânes est de treize mois, et la femelle ne met au monde qu'un seul petit. Reproduire l'espèce est donc très long ", argumente Solomon Onyango, de Donkey Sanctuary.
La chute du cheptel n'est pas le seul effet secondaire. Alors que l'âne se raréfie dans les campagnes, son prix a doublé, passant d'environ 6 000 à 12 000 shillings, parfois 30 000 dans les zones les plus déficitaires comme la région rurale autour de Kisaju. Peinant à trouver des ânes en vente légale à payer au prix fort, de mystérieux réseaux ont multiplié les vols dès l'ouverture des abattoirs, pourtant censés n'acheter des bêtes qu'à travers des transactions certifiées (les trois sites en activité n'ont pas donné suite à nos appels ou se sont dits " temporairement fermés ").
" Quand les Chinois dépensent des milliards pour construire des routes, c'est difficile de leur refuser des peaux d'ânes ", résume à grands traits une source sanitaire.
Routes, trains, ports, centrales géothermiques : la Chine est omniprésente dans les infrastructures, l'épine dorsale du développement kényan, pour lesquelles elle propose des projets clé en main, financements inclus. De plus, les autorités mettent en avant les retombées économiques de ce commerce, en termes de revenus fiscaux mais aussi d'investissement local. A l'ouest du pays, l'abattoir de Mogotio a ainsi représenté, selon son propriétaire – chinois – un investissement d'environ 5 millions d'euros et créé plus de 100 emplois.
Dans ce contexte,
" nous avons beaucoup de mal à convaincre le gouvernement de la nécessité de préserver les ânes, de les considérer comme une espèce en danger ",estime Kenneth Wameyo, secrétaire général de l'Association des vétérinaires kényans (KVA).
Comme le Donkey Sanctuary, les vétérinaires demandent une interdiction du commerce de peaux, comparant la pratique à du braconnage, un enjeu majeur au Kenya. Pour le moment, les autorités se sont limitées à annoncer, fin 2017, qu'elles n'autoriseraient plus de nouvel abattoir. A Kisaju, les habitants se battent pourtant contre un projet d'abattoir d'une entreprise chinoise, qu'ils pensent destiné au quadrupède.
" Un assistant, un ami "Pour Samuel Murandu, le chef de cette communauté, une telle installation est
"impossible " en territoire masaï.
" Dans notre culture, l'âne est considéré comme un assistant, presque un être humain, un ami. De plus, on a pu voir qu'à Mogotio, l'abattoir a eu des conséquences sur la pollution de l'environnement, sur les maladies- l'installation a dû fermer début 2018 pour raisons sanitaires -
", justifie-t-il dans son bureau, une pièce froide de ciment ayant pour seul mobilier de minces bancs de bois et une table.
Après plusieurs mois d'une mobilisation soutenue par le Donkey Sanctuary et KVA, le projet a été
" abandonné ", s'enorgueillit le chef. N'ayant pas répondu à nos sollicitations, l'Agence nationale de gestion de l'environnement, NEMA, chargée de ce dossier, n'a pu confirmer cette information ni éclairer la stratégie du gouvernement.
Les habitants de Kisaju ne sont pas tranquilles. Car les abattoirs existants continuent de menacer les ânes. Installée à quelques kilomètres du village, Emily Kaseyie en possédait naguère onze, qui l'aidaient aux travaux dans sa grande ferme entourée de pâturages, où des zèbres se promènent au milieu du bétail. Aujourd'hui, cette femme, mère de six enfants, n'a plus qu'un seul âne qu'elle a décidé d'enfermer dans l'enclos des vaches et des moutons.
" Il n'a le droit de paître qu'à l'intérieur de ma propriété et j'ai acheté des chiens pour le garder la nuit ", -raconte-t-elle en faisant cliqueter ses bijoux traditionnels de perles colorées.
Malgré la surcharge de travail, Emily Kaseyie n'envisage pas de racheter d'âne, de peur d'être à nouveau volée. Elle ne sait même pas où ces animaux sont emportés. Alors, lorsqu'on lui parle de l'ejiao, cette dame déjà âgée affiche un air stupéfait. Un médicament ? C'est bien là le seul rôle qui ne soit pas donné aux ânes dans sa communauté.
Marion Douet
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