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jeudi 9 août 2018

Les peaux d'âne du Kenya livrées à l'ogre chinois


8 août 2018

Les peaux d'âne du Kenya livrées à l'ogre chinois

Le pays est l'un des derniers d'Afrique à exporter ses équidés, dont la population décline

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Avant d'acheter son âne, Mohamed Sempele avait établi tout un business plan. Grâce à un prêt, ce Masaï avait acquis en  2015 un animal pour démarrer une activité de transport et de revente de bidons d'eau à Kisaju, son village de bord de route, situé à 50  km au sud de Nairobi. " Un âne, c'est beaucoup mieux qu'une vache parce qu'avec lui on peut générer un revenu quotidien, le mien me rapportait jusqu'à 1 000 shillings - environ 8  euros - par jour ! ", raconte ce père de quatre enfants qui prévoyait de rapidement rembourser les 50 000 shillings investis, charrette comprise.
Mais après douze mois de labeur, l'âne a disparu. Et les recherches auprès des voisins n'ont pas permis de retrouver l'animal, laissé en liberté mais marqué aux oreilles comme le veut la tradition masaï. " Maintenant, je n'ai plus que la charrette et je dois encore payer le prêt, c'est très dur ", lâche-t-il, un rictus de dépit accentuant sa fine moustache.
Kisaju n'a pas été épargné par l'explosion de vols d'ânes qui touche depuis quelques années la plupart des régions du pays ainsi que d'autres contrées d'Afrique. Selon l'ONG Donkey Sanctuary, qui œuvre à la protection de ces animaux, leur population au -Kenya est passée de 1,8  million en  2009 à seulement 900 000 en  2017. Un rapide déclin qui fait craindre une extinction.
Depuis toujours, la bête, dont la viande n'est que très peu consommée, est incontournable dans les zones rurales. En aidant aux champs, elle contribue à la sécurité alimentaire des familles. En transportant les vivres et les matériaux, elle donne accès à des emplois peu qualifiés. On hérite de son âne, ou on l'achète pour la vie.
Les vols se multiplientCe marché restreint, limité au niveau local, a été totalement bouleversé à partir de 2014, quand le Kenya a décidé d'ouvrir des abattoirs réservés à cet animal et visant l'immense marché chinois. Plus que sa viande, c'est surtout sa peau qui est recherchée par les consommateurs de Pékin, de Canton ou de Shanghaï. Envoyée par conteneurs entiers via le port de Mombasa, elle permet de produire l'ejiao, une poudre utilisée en médecine traditionnelle contre l'anémie, les signes de l'âge ou encore le manque de libido.
Chaque année, le géant chinois engloutit 5 000 tonnes d'ejiao, pour lesquelles il requiert jusqu'à4  millions de peaux. Elles ne sont plus très disponibles sur son sol, où, face à la hausse de la demande, le cheptel a été divisé par deux en quelques années. Pour les trouver, la Chine s'est donc tournée vers l'Afrique, l'un des seuls continents où le nombre d'ânes restait significatif. Mais, confrontés à leur tour au déclin de l'animal, de nombreux pays ont annoncé ces dernières années bannir les exportations, à l'image du Niger et du Burkina Faso (en  2016) ou du Botswana (en  2017).
Aujourd'hui, le Kenya est l'un des derniers pays africains à ne pas avoir abandonné ce commerce. Et ce, malgré les critiques. " Le défi, c'est que le temps de gestation des ânes est de treize mois, et la femelle ne met au monde qu'un seul petit. Reproduire l'espèce est donc très long ", argumente Solomon Onyango, de Donkey Sanctuary.
La chute du cheptel n'est pas le seul effet secondaire. Alors que l'âne se raréfie dans les campagnes, son prix a doublé, passant d'environ 6 000  à 12 000 shillings, parfois 30 000 dans les zones les plus déficitaires comme la région rurale autour de Kisaju. Peinant à trouver des ânes en vente légale à payer au prix fort, de mystérieux réseaux ont multiplié les vols dès l'ouverture des abattoirs, pourtant censés n'acheter des bêtes qu'à travers des transactions certifiées (les trois sites en activité n'ont pas donné suite à nos appels ou se sont dits " temporairement fermés ").
" Quand les Chinois dépensent des milliards pour construire des routes, c'est difficile de leur refuser des peaux d'ânes ", résume à grands traits une source sanitaire.Routes, trains, ports, centrales géothermiques : la Chine est omniprésente dans les infrastructures, l'épine dorsale du développement kényan, pour lesquelles elle propose des projets clé en main, financements inclus. De plus, les autorités mettent en avant les retombées économiques de ce commerce, en termes de revenus fiscaux mais aussi d'investissement local. A l'ouest du pays, l'abattoir de Mogotio a ainsi représenté, selon son propriétaire – chinois – un investissement d'environ 5  millions d'euros et créé plus de 100 emplois.
Dans ce contexte, " nous avons beaucoup de mal à convaincre le gouvernement de la nécessité de préserver les ânes, de les considérer comme une espèce en danger ",estime Kenneth Wameyo, secrétaire général de l'Association des vétérinaires kényans (KVA).
Comme le Donkey Sanctuary, les vétérinaires demandent une interdiction du commerce de peaux, comparant la pratique à du braconnage, un enjeu majeur au Kenya. Pour le moment, les autorités se sont limitées à annoncer, fin 2017, qu'elles n'autoriseraient plus de nouvel abattoir. A Kisaju, les habitants se battent pourtant contre un projet d'abattoir d'une entreprise chinoise, qu'ils pensent destiné au quadrupède.
" Un assistant, un ami "Pour Samuel Murandu, le chef de cette communauté, une telle installation est "impossible " en territoire masaï. " Dans notre culture, l'âne est considéré comme un assistant, presque un être humain, un ami. De plus, on a pu voir qu'à Mogotio, l'abattoir a eu des conséquences sur la pollution de l'environnement, sur les maladies- l'installation a dû fermer début 2018 pour raisons sanitaires - ", justifie-t-il dans son bureau, une pièce froide de ciment ayant pour seul mobilier de minces bancs de bois et une table.
Après plusieurs mois d'une mobilisation soutenue par le Donkey Sanctuary et KVA, le projet a été " abandonné ", s'enorgueillit le chef. N'ayant pas répondu à nos sollicitations, l'Agence nationale de gestion de l'environnement, NEMA, chargée de ce dossier, n'a pu confirmer cette information ni éclairer la stratégie du gouvernement.
Les habitants de Kisaju ne sont pas tranquilles. Car les abattoirs existants continuent de menacer les ânes. Installée à quelques kilomètres du village, Emily Kaseyie en possédait naguère onze, qui l'aidaient aux travaux dans sa grande ferme entourée de pâturages, où des zèbres se promènent au milieu du bétail. Aujourd'hui, cette femme, mère de six enfants, n'a plus qu'un seul âne qu'elle a décidé d'enfermer dans l'enclos des vaches et des moutons. " Il n'a le droit de paître qu'à l'intérieur de ma propriété et j'ai acheté des chiens pour le garder la nuit ", -raconte-t-elle en faisant cliqueter ses bijoux traditionnels de perles colorées.
Malgré la surcharge de travail, Emily Kaseyie n'envisage pas de racheter d'âne, de peur d'être à nouveau volée. Elle ne sait même pas où ces animaux sont emportés. Alors, lorsqu'on lui parle de l'ejiao, cette dame déjà âgée affiche un air stupéfait. Un médicament ? C'est bien là le seul rôle qui ne soit pas donné aux ânes dans sa communauté.
Marion Douet
© Le Monde
8 août 2018

Peaux d'âne, un conte moderne à la chinoise

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L'on ignore si les Chinois lisent les contes de Perrault, le soir, à la veillée. Et s'ils se bercent du rêve de posséder l'âne magique du fabuliste, lequel, comme chacun s'en souvient, assurait la fortune de son souverain-propriétaire en produisant chaque matin son lot d'écus d'or en guise de crottin. Il est avéré, en revanche, qu'ils accordent le plus grand prix aux vertus supposées de la peau d'âne. Réduite en poudre, elle permet de produire l'ejiao, dont la médecine traditionnelle assure qu'il permet de combattre l'anémie, les effets du vieillissement ou les étiolements de la libido.
Pour garantir son approvisionnement et assurer à ses consommateurs la fourniture de quelque 5 000 tonnes annuelles de cet élixir de jouvence, l'empire du Milieu fait les choses en grand. Après avoir réduit de 11  millions à 5  millions de têtes son propre cheptel d'ânes entre 1990 et 2016, il est allé chercher sur d'autres continents la matière première indispensable.
Pour l'essentiel, en Afrique, où l'âne reste le meilleur ami de l'homme et l'indispensable auxiliaire du paysan. Voyant leurs troupeaux décimés, plusieurs pays – Niger, Burkina Faso ou Botswana – ont interdit les exportations d'équidés vers la Chine. Comme le décrit le reportage publié aujourd'hui dans nos colonnes, le Kenya est l'un des derniers pays africains à n'avoir pas banni ce commerce. Avec des conséquences en chaîne : la population des ânes kényans a chuté de moitié entre 2008 et 2017, passant de 1,8  million en  2008 à 900 000 en  2017 ; le prix des ânes a doublé, rendant souvent leur achat inabordable pour les agriculteurs locaux ; enfin, faute de trouver assez d'animaux en vente légale, des réseaux de contrebande ont multiplié les vols d'ânes dans des proportions alarmantes.
Au regard des enjeux économiques ou géopolitiques contemporains, cette affaire pourra sembler anecdotique, nonobstant le sort tragique des animaux domestiques ainsi transformés en poudre de perlimpinpin. Elle constitue pourtant une parabole très éclairante des relations exponentielles entre le géant chinois et l'eldorado africain. En  2000, le commerce sino-africain était estimé à 10  milliards de dollars par an. Il frôle aujourd'hui les 200  milliards – autant que l'Europe, les Etats-Unis et l'Inde réunis – et les investissements chinois en Afrique suivent une courbe similaire.
Pékin ne trouve pas seulement en Afrique les matières premières vitales pour le développement de son économie, pétrole angolais ou nigérian, cuivre ou cobalt congolais, uranium namibien, bauxite guinéenne, métaux rares de toutes sortes, sable indispensable à la cimenterie, bois précieux exportés par milliers de tonnes. La Chine a également fait de l'Afrique un marché de consommation prometteur pour ses industries manufacturières. En échange, elle finance à grande échelle – et sans grand souci de normes sociales ou environnementales – la construction de barrages, de ports, de chemins de fer, d'usines ou de logements. Difficile pour le Kenya, par exemple, de résister à un tel pactole, même au nom de la protection des ânes.
Ceux-ci pourront-ils être sauvés du désastre ? La Chine était devenue, ces deux dernières décennies, la première destination pour le trafic d'ivoire des éléphants d'Afrique, interdit par la communauté internationale depuis 1989. En  2015, soucieux de la réputation de l'empire du Milieu, le président Xi Jinping a banni ce commerce illégal. Peaux d'âne, un conte moderne vous dit-on.
© Le Monde

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