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jeudi 9 août 2018

En Argentine, la révolution des filles


8 août 2018

En Argentine, la révolution des filles

Après le vote des députés en première lecture, la légalisation de l'avortement est discutée mercredi au Sénat

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LE CONTEXTE
Légalisation
Le projet de loi en discussion, rédigé par un collectif de 500 ONG créé en 2005, prévoit la légalisation de l'avortement pendant les quatorze premières semaines et l'avortement thérapeutique jusqu'à la fin de la grossesse. Actuellement, l'IVG n'est autorisée qu'en cas de danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte et en cas de viol.
nombreux décès
Malgré la pénalisation, entre 370 000 et 522 000 avortements sont pratiqués tous les ans, selon une estimation de 2005. Officiellement, 43 femmes sont mortes en 2016 des suites d'un avortement clandestin, mais le ministère de la santé a reconnu que le chiffre véritable est sûrement plus élevé – une centaine de morts par an, selon les ONG.
Elles ont entre 13 et 18 ans, utilisent le langage inclusif dans leur vie de tous les jours, mettent des paillettes vertes sur leurs paupières et n'ont de leçons à recevoir de personne. Lors du débat sur la légalisation de l'avortement en Argentine, qui devait être mené mercredi 8  août par le Sénat, les adolescentes ont joué un rôle crucial en sortant dans les rues, en attachant à la lanière de leurs sacs à dos le foulard vert symbole du droit à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) et en bousculant leurs aînés pour exiger ce qui leur semble naturel : le droit à disposer de leurs corps.
Elles ne demandent pas, elles exigent : " Les filles ont déjà choisi, avortement légal maintenant ! " Avant le vote des députés en première lecture, le 14  juin, une dizaine d'établissements scolaires ont été occupés par leurs élèves. Mardi, ils avaient prévu de couper l'avenue 9 de Julio, dans le centre de la capitale, pour faire entendre leur voix. Leur idole a 18 ans. Ofelia Fernandez, ancienne élève du lycée Carlos-Pellegrini, un établissement de l'élite intellectuelle, est intervenue le 29  mai devant les députés lors des débats sur le projet de loi, dans un discours vibrant qui a marqué les esprits.
Foulard vert au cou, la jeune fille donne rendez-vous au Monde dans un bar. Son discours est radical, sans concessions. " Il va falloir vous faire à l'idée que nous voulons un autre genre de vie (…). L'avortement clandestin existe et tue, les femmes pauvres et les hommes trans meurent ! ", avait-elle lancé aux députés. Elle le -répète aujourd'hui : le droit à l'avortement s'inscrit dans un cercle plus large de revendications. En creux, c'est le droit au plaisir des femmes, à leur autonomie et la critique d'une " sexualité hégémonique et hétéronormée ", dit-elle, qui sont en jeu.
Encore plus jeune, Clœ Barrios Samuel, 13 ans, est féministe depuis ses 11 ans. " Dans quelques années, nous pourrons voter, et nous nous souviendrons ! ",assure-t-elle. Elève du collège public Mariano-Acosta, aussi connu pour son niveau d'excellence, elle affirme qu'elle ne votera -jamais pour quelqu'un qui s'est opposé à la loi.
Renaissance du militantismeUne journaliste du quotidien -Pagina/12, Luciana Peker, parle d'une " révolution des filles "." Les Incroyables Hulk d'Argentine n'ont pas une overdose de muscles, elles mettent des paillettes contre l'invisibilisation historique du machisme ", a écrit cette spécialiste du genre. Ofelia Fernandez va plus loin : " La plupart de nos aînés apprennent de nous ", glisse-t-elle, un brin provocatrice. De fait, des députés ont reconnu que leur -position sur l'avortement avait changé grâce à leurs filles.
Ces nouvelles féministes sont nées pendant l'une des plus graves crises économiques qu'ait connues l'Argentine, en  2001. -Elles ont été élevées dans un climat de grande effervescence sociale. L'arrivée au pouvoir de Nestor (2003-2007) et de Cristina Kirchner (2007-2015), qui ont revendiqué la lutte des guérillas des années 1970, a en outre contribué à la renaissance du militantisme d'une partie de la jeunesse argentine, séduite par le discours progressiste et se réclamant de -gauche à un moment où les partis politiques traditionnels avaient perdu de leur crédibilité.
Ces adolescentes, qui n'oublient pas ce qu'elles doivent à leurs prédécesseures, ont découvert le féminisme en  2015, avec le mouvement #NiUnaMenos (" pas une seule - femme - de moins ") et ses manifestations contre la violence machiste. Mais leur mobilisation ne doit pas occulter les profondes divisions du pays sur la question de l'avortement. Ce qui, dans les lycées prestigieux de Buenos Aires, paraît être une " marée verte " qui emporte tout sur son passage, est absent dans les quartiers plus populaires et dans les provinces du nord comme Salta ou Santiago del Estero, plus perméables à l'influence de l'Eglise.
" Dans les écoles des quartiers plus pauvres de Buenos Aires, je n'ai pas vu un seul foulard vert, constate Mariano Desac, professeur de sociologie. Et j'ai même vu, au contraire, quelques foulards bleu ciel ", la couleur choisie par les opposants à la loi. Une autre adolescente qui est intervenue devant les parlementaires, Milagros Peñalba, 16 ans, a raconté aux sénateurs, le 25  juillet, avoir été expulsée de son lycée de Salta pour son engagement en faveur de l'avortement légal.
Dans le camp des " pro-vie ", ils étaient des milliers, samedi 4  août (500 000 selon les organisateurs), à se mobiliser contre le projet de loi dans le centre de Buenos Aires, à l'appel des églises évangéliques, avec le slogan " sauvons les deux vies " – en référence à la vie de la femme enceinte et à celle du fœtus – et au son de cantiques religieux. " L'avortement est une pratique criminelle et non une politique de santé ", soutiennent-ils, rejetant l'un des arguments des partisans de la légalisation selon lequel c'est la clandestinité de l'IVG qui provoque, chaque année, la mort de dizaines de femmes.
La crainte d'incidentsLa référente médiatique des opposants à la loi, qui ont redoublé leurs efforts depuis le vote positif des députés, est une femme, -Mariana Rodriguez Varela. Ultra-catholique, cette enseignante et mère de six enfants a, devant une commission du Sénat lors des débats qui ont précédé la journée de vote, condamné l'IVG même en cas de viol ou de danger pour la vie de la femme enceinte. Pour elle, le projet de loi équivaut à la " peine de mort du bébé ", " un être innocent ", précise-t-elle. Elle est la fille d'Alberto Rodríguez Varela, ministre de la justice pendant la dictature militaire (1976-1983), et qui, en tant qu'avocat, assura la défense du général Jorge Rafael Videla lors du retentissant procès sur le vol et l'appropriation de bébés pendant les années de plomb.
Mariana Rodriguez Varela a lancé il y a quelques mois une campagne insolite et fort polémique sur les réseaux sociaux, affichant un " bebito ", un bébé en plastique censé représenter un fœtus de 12 semaines suçant son pouce. Distribuant des centaines de ces " fœtus " qu'elle a fait fabriquer en Allemagne, elle a invité les Argentins à en accrocher à leur balcon " pour défendre la vie ".
Le 8 août au soir, pendant les débats au Sénat, les " pro-vie " assisteront à une messe dans la cathédrale de Buenos Aires, à deux pas du palais présidentiel et à moins d'un kilomètre du Congrès où -seront rassemblés les partisans de l'IVG, ce qui fait craindre d'éventuels incidents entre pro et antichoix.
Si le projet de loi était adopté dans le pays d'origine du pape François, cela représenterait un événement historique pour toute la région, où l'avortement n'est légal qu'à Cuba, en Uruguay, à Guyana et dans la ville de Mexico. Le président argentin, Mauricio Macri, qui s'est dit opposé à la loi, a précisé qu'il ne poserait pas son veto. Lundi soir, il a été interpellé par une militante qui lui a remis un foulard vert et lui a rappelé que deux jours plus tôt, une femme de 22 ans est morte dans un hôpital de Santiago del Estero où elle avait été admise à la suite d'un avortement clandestin. C'est le troisième cas dans cet hôpital depuis le début de l'année.
Christine Legrand et Angeline Montoya
© Le Monde

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