Les sanctions américaines contre Téhéran sont de retour et avec elles, un grand vent d'amertume souffle à nouveau sur la société iranienne qui fait le deuil des espoirs suscités par l'accord sur le nucléaire de 2015. Début mai, dans le cadre du retrait des Etats-Unis de l'accord qui suspendait lesdites sanctions, une période transitoire de quatre-vingt-dix jours avait été fixée. Celle-ci expirant lundi 6 août, un premier volet visant les transactions bancaires, le secteur de l'automobile et l'aéronautique civil entrera en vigueur mardi. Le 4 novembre, de nouvelles sanctions frapperont la vente de pétrole iranien.
Nombreux désormais sont les électeurs qui regrettent d'avoir porté au pouvoir le président modéré Hassan Rohani, dont le mandat devait être celui du désenclavement de l'économie iranienne. Les déclarations de son homologue américain, Donald Trump, qui se disait
" prêt " à rencontrer les dirigeants iraniens
" sans précondition ", balayées par les autorités et ignorées par la population, n'ont pas dissipé la morosité ambiante. Certains appellent bien leur gouvernement à accepter la main tendue du président américain mais la majorité de l'opinion ne se fait guère d'illusions.
" L'Iran, et son économie, va très mal, et vite ! Je rencontrerai ou ne rencontrerai pas, qu'importe – c'est à eux de voir ! ", a de nouveau nargué le locataire de la Maison Blanche samedi sur Twitter.
Pour le jeune entrepreneur Mohammad Reza Azali, 30 ans, ainsi que pour beaucoup d'Iraniens de sa génération, l'excitation des mois qui ont suivi l'accord de 2015 n'est plus qu'un lointain souvenir. A cette période, il avait lancé TechRasa, le premier média iranien en anglais consacré uniquement à l'actualité du numérique et du secteur des start-up du pays, alors en pleine effervescence.
" A l'époque, nous pensions que l'Iran allait s'ouvrir sur le monde, surtout économiquement, se souvient-il
. Au début, nous accueillions dans nos locaux toutes les semaines des invités étrangers et menions des études de marché pour les sociétés, notamment européennes, qui envisageaient d'investir en Iran. L'enthousiasme était tel que presque 50 % des investissements dans les start-up iraniennes venaient de l'étranger. "
Mais le retrait unilatéral de Donald Trump de l'accord sur le nucléaire en mai a mis fin à cette euphorie.
" Les investisseurs étrangers ne montrent plus d'intérêt pour le marché iranien à cause des sanctions américaines qui ont un caractère extraterritorial,précise M. Azali
. Un bon nombre de start-up iraniennes ont déjà mis la clé sous la porte ou renvoyé une partie de leurs employés. Cette tendance ne va pas s'inverser. "
Alors que le président Rohani continue de menacer de sortir à son tour de l'accord si les intérêts de l'Iran ne sont pas respectés, les autres signataires du texte, notamment les Européens, tentent de rassurer la République islamique. Ils ont d'ores et déjà présenté un " package " à Téhéran contenant leurs offres, dont une loi de
" blocage ", visant à contrer les effets des sanctions américaines sur les entreprises européennes voulant investir en Iran, et un mandat élargi de la Banque européenne d'investissement pour soutenir les investissements européens.
Dans le climat d'incertitude concernant l'avenir de l'accord, le marché des devises est frappé par une crise grave : depuis le mois de février, le rial a perdu 57 % de sa valeur face au dollar. Le billet vert s'échange à 107 000 rials, contre 45 000 six mois plus tôt. L'établissement d'un taux de change fixe avec le dollar et un encadrement strict de l'achat de devises étrangères n'ont pas eu l'effet escompté et ont donné lieu à des affaires de fraude et de corruption. Ces dernières semaines, des sociétés iraniennes ont empoché des millions d'euros en jouant sur le différentiel entre le taux fixe obtenu auprès de l'Etat sous prétexte d'importer des marchandises de première nécessité et les taux pratiqués sur le marché noir.
" Crise du marché des devises "Ces révélations attisent la colère des Iraniens, dans une période où les autorités ne cessent de leur demander des sacrifices dont les Etats-Unis sont présentés comme responsables. Après une vague de manifestations en début d'année, certaines allées du grand bazar de Téhéran ont fait grève en juin pour protester contre la hausse des prix et la dépréciation du rial.
" Il est certain que les gens ont beaucoup moins de moyens, explique Reza (qui n'a pas communiqué son patronyme), propriétaire d'une usine de fabrication de tissu près de Téhéran
. Avant, je vendais 30 tonnes de tissu par mois, contre 20 aujourd'hui. Les prix des fournisseurs ont augmenté et je ne cesse de réduire mes marges pour ne pas perdre davantage de clients. "
Malgré les critiques farouches dont font l'objet le gouvernement en général et ses ministres de l'économie et du travail en particulier, le président Rohani n'a, pour l'heure, montré aucune intention de remanier son cabinet, ce qui nourrit le mécontentement. Et ce alors que, un peu partout en Iran, les pénuries d'eau et la sécheresse poussent des citoyens à descendre dans la rue, notamment dans les zones du sud-ouest du pays riches en pétrole mais qui deviennent inhabitables et où l'exode rural est inévitable.
" J'espérais que l'optimisme qui a accompagné l'accord nucléaire et les politiques d'Hassan Rohani entraîneraient une reprise économique et une amélioration de la situation politique en Iran ", explique Sanam (qui préfère ne pas communiquer son nom de famille), docteure en droit de l'énergie.
" Mais le gouvernement a été extrêmement incompétent dans sa gestion de la crise du marché des devises, détaille Sanam. La situation économique est pire qu'avant la signature de l'accord. Les gens sont en train de perdre tout espoir. La corruption, ajoutée aux sanctions américaines et à l'insuffisance des mesures proposées par l'Europe, présage d'un avenir très sombre pour le peuple. "Sanam observe avec inquiétude le départ d'Iran des sociétés européennes impliquées dans les projets pétroliers, gaziers et pétrochimiques, dont le géant français Total.
Il n'est plus rare de voir sur les réseaux sociaux des Iraniens cherchant désespérément un compatriote installé à l'étranger qui pourrait acheter pour eux et leur envoyer certains médicaments qui ont disparu des pharmacies, rappelant les moments les plus critiques des années de sanctions, entre 2011 et 2013. Sahar, expatriée à Washington, envoie à son père resté au pays les médicaments nécessaires dans son combat contre le cancer :
" Son traitement est devenu introuvable en Iran. Nous avons de la chance que je vive aux Etats-Unis ", dit-elle.
Manifestants peu nombreuxCe contexte tendu interroge sur la stabilité de la République islamique. Face à la stratégie de
" regime change ", assumée à demi-mot, du président américain, le système joue-t-il sa survie ? A en croire la professeure de science politique irano-américaine de l'université d'Hawaï Farideh Farhi,
" il est peu probable que les protestations actuelles toujours disparates se transforment en un mouvement sociopolitique menant à un changement important ".
Pour le moment, les manifestants n'ont pas de leader et sont peu nombreux. Contrairement à la vague de protestation survenue en 2009 contre la réélection de l'ancien président ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad et demandant la tenue d'un nouveau scrutin, les manifestations en Iran aujourd'hui ne portent pas de revendication politique précise.
Hassan Rohani n'a jamais été aussi fragilisé depuis son élection en 2013. L'homme a tout fait pour obtenir l'accord nucléaire, et cela malgré les critiques de l'aile dure de la République islamique. Cette dernière pourra se vanter d'une grande victoire si l'accord est enterré. Ces jours-ci, certains adversaires du président Rohani vont jusqu'à appeler à son départ.
Mais le chef d'Etat dispose, selon Mme Farhi, d'un atout qui peut lui permettre de se maintenir au pouvoir :
" Tous les acteurs politiques en Iran savent qu'il est la meilleure option pour faire face aux pressions extérieures. Limoger Rohani ou le neutraliser alors que l'Iran fait l'objet de pressions aggravera la crise politique et ternira l'image du pays. " Ce dont les élites iraniennes n'ont nullement besoin.
Ghazal Golshiri
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