Des avions cloués au sol, des camions bloqués sur des dizaines de kilomètres à Douvres et à Calais, des rayons de supermarché vides… Depuis quelques semaines, un scénario catastrophe agite le débat britannique. En cas de non-accord entre Londres et Bruxelles, le Brexit, qui entrera en vigueur dans sept mois, le 30 mars 2019, serait cataclysmique. Il laisserait les relations entre le Royaume-Uni et l'Union européenne (UE) sans aucun cadre juridique : les médicaments produits d'un côté ne seraient plus reconnus de l'autre, le matériel nucléaire (y compris pour les rayons X dans les hôpitaux) serait bloqué à la frontière, les règles phytosanitaires réciproques n'existeraient plus…
Face à un tel risque, les entreprises ne sont pourtant guère préparées. Une étude auprès de huit cents sociétés britanniques, publiée vendredi 3 août par l'Institute of Directors (IoD), un groupe patronal, indique que la moitié d'entre elles ne compte pas mettre en place le moindre préparatif pour le Brexit. Les autres l'envisagent (19 %) ou ont commencé à rédiger un plan (23 %). Seules 8 % sont passées à l'action.
" Certaines entreprises mettent la tête dans le sable, en particulier les PME ", s'inquiète Edwin Morgan, de l'IoD.
En cas d'échec complet des négociations, le Royaume-Uni sortirait de l'UE et deviendrait un simple membre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Pas de problème, disent les brexiters : il existe d'autres pays dans ce cas. C'est techniquement exact.
" Mais l'OMC ne s'occupe pas de tout, notamment pas d'aviation ", note Catherine Barnard, professeure de droit européen à l'université de Cambridge. Théoriquement, en sortant des accords aériens européens, les avions britanniques ne pourraient plus relier les Vingt-Sept, et réciproquement.
Les négociateurs européens et britanniques ne croient cependant guère à un scénario aussi extrême.
" Un accord rapide et limité peut être conclu, dans l'intérêt de tous ",estime Mme Barnard, tout en ajoutant :
" Les relations entre Londres et Bruxelles risquent d'être exécrables en cas d'échec des négociations. " En revanche, pour le commerce, tout changerait. Actuellement, aucun contrôle n'est nécessaire lors du transport de biens entre la France et le Royaume-Uni, par exemple. Le port de Douvres n'a d'ailleurs aucun emplacement pour vérifier les camions qui débarquent. Or le commerce, selon les règles de l'OMC, nécessiterait des formulaires à remplir, et des douaniers pour les vérifier. Sans même parler des droits de douane – 10 % sur les voitures et 39 % sur les produits laitiers, par exemple.
Même si Londres et Bruxelles acceptaient de les supprimer, cela entraînerait de longs retards administratifs pour les exportations et remettrait en cause le modèle économique de nombreuses industries qui fonctionnent sans stock, au juste-à-temps, comme l'automobile.
JJ Churchill est un exemple éloquent. Cette PME familiale du Leicestershire (centre de l'Angleterre), qui compte 150 employés, fabrique des hélices pour moteurs d'avion. Elle exporte environ le quart de sa production dans l'UE et importe aussi de nombreuses pièces détachées de l'Union.
" Si nous devions accroître nos stocks de pièces détachées de sept jours, le temps qu'elles passent la douane, et augmenter nos stocks de produits finis de sept jours, nos contrats ne seraient plus rentables ",explique Andrew Churchill, le président du groupe.
" Gâchis d'argent "Face au casse-tête du Brexit, il a envisagé de renforcer ses stocks, ou au moins de réserver des hangars pour cela. Il a préféré abandonner l'idée. Si Londres et Bruxelles trouvent finalement un accord, son entreprise aura dépensé cet argent pour rien.
" Je préfère investir dans l'amélioration de ma productivité. C'est au moins une chose qui n'est pas perdue. " En attendant, M. Churchill a lancé des préparatifs administratifs, pour mieux comprendre les processus douaniers.
Pour les laboratoires pharmaceutiques, un Brexit sans accord poserait un autre problème : outre les lenteurs des exportations aux frontières, la reconnaissance mutuelle des médicaments disparaîtrait. Afin de contourner le problème, AstraZeneca, un gros laboratoire pharmaceutique britannique, a décidé d'investir 40 millions de livres (44,5 millions d'euros) pour dupliquer sa capacité à tester ses médicaments. L'opération pourra désormais être réalisée en Suède ou au Royaume-Uni.
" C'est un gâchis d'argent, jugeait récemment Pascal Soriot, son directeur général.
Si un accord est trouvé, on n'en aura peut-être pas besoin. " L'entreprise, ainsi que ses concurrents, le français Sanofi et le suisse Novartis, a aussi décidé de consolider ses stocks de chaque côté de la frontière. AstraZeneca va passer de trois à quatre mois de stock et a réservé des entrepôts dans plusieurs ports, notamment à Anvers. Pour d'autres secteurs, cela est presque impossible. C'est le cas dans l'agroalimentaire pour les produits frais, qui ne peuvent être conservés longtemps.
" Même pour les produits congelés, il n'y a pas de place pour stocker : les entrepôts spécialisés dans ce secteur sont actuellement pleins à 90 % ", précise Mme Barnard.
Les entreprises britanniques auraient pu espérer s'appuyer sur le gouvernement, qui a promis de tracer une feuille de route secteur par secteur en cas de non-accord. Cependant, ces documents n'ont toujours pas été publiés.
" A l'aune de mes discussions avec le gouvernement, je pense que celui-ci n'est pas prêt à un non-accord ", observe David Henig, du groupe de réflexion European Centre for International Political Economy. Si même les autorités sont en retard, difficile d'en attendre plus des entreprises.
Éric Albert
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