Depuis quelques années, la méditation dite de " pleine conscience " est l'objet d'un engouement sans précédent. Pas un jour ne passe sans que paraisse un article de presse, un documentaire télévisé ou un nouveau livre louant les bienfaits de la pleine conscience. Pas un jour ne passe sans qu'un expert soit invité dans les médias, et que de nouveaux convaincus s'y essayent. Dans un contexte culturel où le développement personnel prend une place de plus en plus centrale, ce succès n'est-il pas fondamentalement ambigu ?
De tradition orientale, la méditation de pleine conscience est un entraînement psycho-corporel qui vise à développer notre aptitude à porter notre attention de façon intentionnelle, non jugeante et bienveillante sur notre expérience présente. Bien qu'elle se décline concrètement selon diverses modalités, il s'agit généralement de s'établir et se maintenir dans une posture alerte et non réactive aux manifestations du présent.
Dans sa forme la plus répandue, elle consiste à s'asseoir et à porter une attention soutenue à un objet d'attention choisi (par exemple une sensation corporelle liée à la respiration) durant cinq, dix, vingt voire quarante minutes (ou plus). Néanmoins, se tenir ainsi vigilant et " ne rien faire " est souvent loin d'être aisé. Il est en effet naturel qu'au bout de quelques secondes, l'attention du méditant se détourne de l'objet d'attention et se dissipe dans le flot de ses représentations. Il est aussi possible que le méditant se surprenne à réagir de façon impulsive à l'un ou l'autre phénomène se présentant à lui. L'exercice consiste alors à revenir à l'objet d'attention avec simplicité et patience, autant de fois que nécessaire.
Or, en s'y familiarisant, le méditant peut parvenir à maintenir sa vigilance non réactive, tout en relâchant la focalisation qu'il exerce sur un objet y compris lors de mouvements ou de déplacements. L'attention peut alors progressivement s'adonner de plus en plus librement à l'étendue des phénomènes qui s'invitent à la conscience. C'est ainsi qu'au fur et à mesure d'exercices réguliers, la pratique peut imprégner la vie quotidienne et développer chez le méditant davantage de présence dans les situations de tous les jours.
Le succès actuel dans les pays occidentaux de cette pratique qui, à la base, peut paraître austère, repose principalement sur trois éléments : sa faculté à s'adapter à la culture occidentale, en se séparant de tout contenu religieux et en se soumettant à l'épreuve de la science ; ses vertus d'ordre thérapeutique et social dorénavant étayées par des recherches scientifiques ; son message universel en faveur d'un monde apaisé et humaniste. Réappropriée ainsi par la culture occidentale, la manière dont la méditation de pleine conscience y est valorisée se révèle être
fondamentalement ambiguë. Elle devient à la fois un remède à la frénésie du quotidien et,
à l'inverse, un outil efficace dans un monde dominé par la compétition.
Un business lucratifDe ce fait, cette pratique se diffuse partout : à la maison pour retrouver un temps pour soi, son couple ou sa famille ; à l'hôpital pour prévenir les burn-out et traiter toutes sortes de maladies ; à l'école pour apaiser les conflits, favoriser le retour au calme et les apprentissages ; au stade pour gérer la pression et améliorer les performances des athlètes ; en entreprise pour favoriser le bonheur au travail, augmenter la qualité des relations professionnelles, ou accroître la créativité et/ou la productivité des équipes ; en prison pour favoriser la santé mentale, lutter contre les addictions et faire baisser les risques de récidive ; en centre d'aide sociale pour accompagner les plus démunis et les réfugiés dans leur réinsertion ; et même à l'Assemblée nationale pour veiller à l'équilibre de vie de nos députés.
La méditation de pleine conscience peut paraître ainsi bonne à tout et pour tous, sans qu'aucun secteur de la société y résiste, au mépris des exigences de prudence et de rigueur qu'exige une démarche scientifique. Aux yeux de certains, elle est même devenue un business lucratif et porteur, qui pourrait avoir la vertu de donner un nouveau souffle à la croissance économique. Ce n'est en effet pas un hasard si la méditation de pleine conscience est choyée par nos marabouts les plus libéraux, et se trouve par exemple dans les recommandations de Pierre Gattaz, président du Medef, pour
" faire gagner la France ". Prise comme telle, la méditation de pleine conscience risque de devenir une pratique au service de l'injonction très actuelle de performance et d'évaluation qui caractérise nos sociétés néolibérales.
Il s'agit là, selon nous, d'un détournement, d'une récupération, voire d'une tentative de soumission de la méditation de pleine conscience à une logique individuelle et collective oppressante de fuite en avant dans le cadre de laquelle elle nous offre l'illusion d'une échappatoire à la violence du quotidien. Loin d'être anodine, cette représentation utilitariste menace de réduire la méditation de pleine conscience à un outil d'efficacité au service de la compétition, dont la seule valeur serait mercantile. Elle ne deviendrait alors qu'une énième technique de développement personnel et professionnel à la mode. Concevoir la méditation de pleine conscience de cette façon, c'est, semble-t-il, trahir sa dimension fondamentale.
Naturellement, chaque personne qui s'intéresse à la méditation de pleine conscience y vient pour ses raisons propres, et espère en tirer un bénéfice. Ces motivations sont bien sûr éminemment légitimes dans la mesure où elles sont l'expression de notre souhait d'assumer autant que possible les désirs, les difficultés et les souffrances inhérentes à nos existences. Il semble même que la méditation de pleine conscience puisse rendre service dans de nombreux cas, ce qui la prédispose, en effet, à être considérée comme un excellent produit commercial. Néanmoins, plutôt que de nous extraire de situations que nous jugeons problématiques, la méditation de pleine conscience nous propose au contraire d'en faire l'expérience telle qu'elles se présentent à nous dans l'instant, autant agréables que désagréables, et sans y réagir de façon impulsive.
En outre, elle consiste davantage à accueillir les échecs et les souffrances de notre quotidien qu'à les considérer comme des problèmes à résoudre. Que les événements de notre vie intérieure nous paraissent ainsi " bons " ou " mauvais ", elle nous invite à leur accorder du temps, de l'espace et de la considération ; demeurer à l'écoute avec vigilance et curiosité ; éviter, si possible, de céder à nos pulsions qui nous poussent à fuir et rejeter tout ce qui serait désagréable ou à rechercher et à s'agripper à tout ce qui serait agréable ; éviter de se laisser emporter par le flot de nos pensées et de nos émotions ; et s'ancrer autant que possible dans le réel au contact de nos sensations corporelles. Demeurant ainsi ouvert à l'expérience qui se déploie dans l'instant, elle nous invite à prendre conscience du rapport que nous entretenons avec notre environnement et de nos façons impulsives d'y réagir. Elle nous offre ainsi l'opportunité de nous confronter au réel, d'observer nos projections mentales incessantes sur celui-ci, d'accueillir nos vulnérabilités et de développer davantage de clarté quant à nos conditionnements et à nos limites. En somme, elle nous permet d'assumer avec davantage de lucidité le poids de notre condition humaine.
Émancipatrice et subversiveIl nous apparaît donc que, loin de nous formater aux exigences de la société, la méditation de pleine conscience vise au contraire à interroger notre rapport au monde. Elle nous invite à nous réapproprier notre dimension existentielle, à travers une conscience aiguë de nos réactions corporelles, émotionnelles et mentales souvent involontaires et automatiques. Par ces biais, elle nous ouvre potentiellement un espace de liberté face à nos conditionnements, étend notre champ des possibles et restaure nos capacités de résilience. Avec la pratique, la compréhension de nos schémas (dys)fonctionnels peut mener à davantage de discernement, d'équilibre émotionnel et de souplesse quant aux événements de la vie. Elle peut développer parallèlement en nous un sentiment de fraternité avec autrui, en nous donnant à apprécier notre existence comme le témoignage singulier d'une condition humaine que nous partageons avec les autres. Finalement, à mesure de la mise à nu de nos vulnérabilités, elle nous amène à développer une forme de paix avec nous-mêmes et à nous relier profondément aux autres.
Les vertus thérapeutiques attribuées à la méditation de pleine conscience ne nous semblent donc que les effets secondaires d'une pratique existentielle en rupture avec nos manières compulsives de faire et de vouloir toujours davantage. Ainsi, plutôt qu'un outil au service de l'efficacité et de la flexibilité dans une société de compétition sans merci, la méditation de pleine conscience peut s'envisager comme un facteur de résistance aux dérives de nos sociétés, voire comme un facteur d'évolution sociale. A travers l'exercice d'un rapport nouveau à notre expérience, elle se révèle comme un processus radical de transformation intérieure qui change notre représentation de nous-mêmes, de l'autre et du monde, et conduit à de nouvelles façons d'agir, d'interagir et de vivre.
En ce sens, la méditation de pleine conscience peut être à la fois émancipatrice et subversive. Elle nous invite, en nous connectant tant à notre vulnérabilité qu'à une conscience de notre interdépendance vis-à-vis de toutes les formes de vie, à réinvestir les dimensions éthiques, solidaire et écologique de nos existences et envisager les fondements d'une société peut-être plus humaine, ou en tout cas davantage fondée sur l'humain.
Ilios Kotsou et David Zarka
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire