20.janvier.2019
Ce qui ne s’est pas passé au G20 est beaucoup plus important que ce qui s’est passé. Par Alastair Crooke
Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 10-12-2018
ALASTAIR CROOKE
10 décembre 2018
Ce qui ne s’est pas passé au G20 est beaucoup plus important que ce qui s’est passé.
Parfois, ce qui ne se passe pas nous en dit beaucoup plus que ce qui s’est passé – comme dans le cas du chien qui n’a pas aboyé pendant la nuit de Sherlock Holmes. Oui, deux choses ne se sont pas produites au G20, à la fin de la semaine dernière : Pourquoi ? Et que signifient-elles ?
Ce que nous disent ces deux choses est quelque chose d’important ; c’est que la présidence de M. Trump a atteint un point d’inflexion important, la fin d’un début ou peut-être le début de la fin ?
Premièrement, il n’y a pas eu d’accord avec la Chine. Comme l’a franchement dit Christopher Balding, ancien professeur agrégé de commerce et d’économie à la HSBC Business School en Chine : « On ne le soulignera jamais assez : Ce n’est pas un accord et ce n’est pas une résolution. Il s’agit d’une entente visant à retarder l’escalade. Aucun des deux camps n’a vraiment donné quoi que ce soit, à part quelques édulcorants à barbe à papa. Rien de fondamental. »
La plupart des commentaires des médias qui ont suivi se sont concentrés sur la perspective d’un retour dans le sillon de la guerre froide à la fin des quatre-vingt-dix jours (un délai que la Chine n’a d’ailleurs pas encore confirmé) ou, plus tôt encore, lorsque Trump retournera aux tweets agressifs. Mais la vraie question n’est pas de savoir ce qui se passera vers la fin du premier trimestre 2019, mais pourquoi n’y a-t-il pas eu « d’accord » samedi ?
Trump a promis quelque chose de « grand » : « Je suis Monsieur tarifs douaniers », proclame-t-il dans un tweet, ajoutant : « Rendre l’Amérique riche à nouveau ». Et, l’Administration répète sans cesse que l’économie américaine est forte, tandis que l’économie chinoise est faible : « Nous avons tous les leviers », révèle à intervalles réguliers l’Administration. Nous pouvons « doubler les tarifs douaniers », et doubler les droits de douane aussi, prévient M. Trump, tandis que les États-Unis font valoir leur puissance militaire, régulièrement, directement en présence de Xi.
Et après ça ? Arrive le G20, « rien ». Trump rôde autour du G20 avec un air tendu et sur la défensive. Il n’était pas le mâle alpha, dominant ces événements. Il avait l’air grognon. C’était un peu raté, vraiment.
Rappelons toutefois que le G20 a suivi immédiatement le « plaidoyer de culpabilité » à Robert Mueller, pour avoir menti au Congrès, de Michael Cohen, l’ancien avocat et arrangeur de Trump. Cela, comme le fait remarquer le professeur de droit Dershowitz de Harvard, prouve que Mueller a de nouveau créé de nouveaux crimes (en tendant des pièges), au lieu d’enquêter sur la possibilité de crimes passés – pourtant Mueller est clairement toujours « après » Trump : et peut-être qu’il ne prouvera aucun crime (la collusion, si elle a eu lieu, n’est de toute façon pas un crime) – mais là n’est pas la question. Mueller accule Trump politiquement, et non juridiquement, en le présentant comme un homme louche, entouré de menteurs et de canailles. Mueller vise la vanité de Trump : déchirer l’image que Trump a de lui-même comme une figure héroïque qui s’emploie à restaurer la grandeur de l’Amérique : rendre l’Amérique à nouveau riche. Mueller paralyse lentement la puissance du président, tout en le faisant apparaître comme une simple coquille vide.
L’ancien diplomate américain James Jatras fait ainsi allusion à la réponse à la question « pourquoi il n’y a pas eu d’accord » :
« Alors que les démocrates vont prendre le pouvoir à la Chambre des représentants dans un peu plus d’un mois, nous assisterons sous peu à une intensification des enquêtes coordonnées avec Mueller pour trouver tout prétexte possible de destitution dans la vie professionnelle ou privée de Trump. Il est communément admis que même si la Chambre contrôlée par les démocrates peut trouver quelque chose pour appuyer des articles de destitution, le Sénat détenu par le GOP [Great Old Party, les républicains, NdT] sera le pare-feu de Trump. Déplaisant. Les démocrates se sont ralliés autour de leur président Bill Clinton, mais ce sont les républicains qui ont jeté Richard Nixon aux loups. Y a-t-il une douzaine de sénateurs républicains qui seraient prêts à laisser tomber Trump et à installer Mike Pence dans le Bureau ovale ? Bien sûr que oui. Commencez par Mitt Romney. »
Et qu’est-ce qui, du point de vue de Trump, pourrait l’empêcher d’accepter l’indignité insupportable – et blesser son ego – d’être « largué » par son parti, et d’être encore plus humilié en étant chassé du pouvoir ? Eh bien, ce qui ne l’empêcherait pas, c’est l’effondrement du marché et le ralentissement de l’économie américaine qui s’approche de la récession. Cela, en soi, pourrait peut-être livrer le président précisément entre les mains des sénateurs républicains qui le méprisent et qui se rangeraient du côté des démocrates en un clin d’œil, s’ils pensaient pouvoir s’en tirer en se débarrassant du président – comme le suggère Jatras.
Le marché américain s’enfonçait déjà dans le marasme la semaine précédant le G20. Après avoir été écartée, la crainte d’une guerre commerciale pèse maintenant sur les marchés. Et les signes avant-coureurs (quoique non définitifs) d’une économie en récession ont été repérés (comme l’inversion d’une partie de la courbe de rendement du Trésor et la courbe des contrats à terme sur le pétrole qui a été en baisse. Les deux sont considérés comme des signaux d’une économie mondiale qui pourrait ralentir).
Le fait ici est simplement que Trump a, très explicitement, lié sa destinée présidentielle à un marché boursier en hausse et à une économie en plein essor. Alors, si cela peut empêcher le marché d’écorcher son image de stratège, pourquoi ne pas lui offrir un répit dans la guerre commerciale avec la Chine ? Pourquoi ne pas donner un coup de pouce aux marchés avant Noël ?
Ensuite, il y a eu l’autre omission notable du G20 : un autre chien qui n’a pas aboyé de façon significative. Les présidents de deux puissances militaires et nucléaires prééminentes, qui sont assis à cheval sur des lignes de faille géopolitiques majeures, et qui ont besoin de se parler, se sont bloqués l’un l’autre, visage fermé, et sans tendre les mains – ils n’ont même pas trouvé de subterfuge pour rester assis ensemble.
Pourquoi ? Ostensiblement, parce qu’un remorqueur et quelques navires côtiers armés ukrainiens ont reçu l’ordre d’entrer dans la « mer » d’Azoz, tout en ignorant les normes requises pour obtenir une autorisation préalable. Vraiment ? Pour ça ? Comme c’est bizarre. Trump ne peut plus prendre M. Poutine à part, renvoyer ses assistants, s’asseoir et parler ? Plus intéressant encore, le porte-parole du Kremlin a déclaré par la suite qu’il y avait eu des « échanges » avec Washington et que John Bolton viendrait à Moscou pour discuter d’une éventuelle future rencontre entre Trump et Poutine. Et cela n’aurait pas pu se faire en face à face à Buenos Aires à cause d’un remorqueur arrêté ? Et une telle réunion exige maintenant l’accord préalable de Bolton et son implication ?
Dans l’ensemble, le président Trump sort de ce sommet, comme une mauviette. On parle beaucoup, on manque d’action : manque d’action à l’échelle nationale ; manque d’action pour nettoyer le marais ; et manque d’action en général. Jatras conclut, plus dans la tristesse que dans la colère, « ce ne serait qu’une petite exagération de dire qu’en matière de politique étrangère et de sécurité, Trump est maintenant une simple figure de proue du statu quo. Même si Trump et Poutine se rencontrent à nouveau, qu’est-ce que le second peut s’attendre à ce que le premier dise qui changerait quoi que ce soit ? »
Pourquoi ? Nous ne pouvons que spéculer : simplement, il se peut qu’il craigne que les marchés et l’économie se retournent contre lui. Peut-être que Trump craint qu’un ‘Brutus’ républicain ne sente sa faiblesse (dépouillé de sa ‘magique’ relance des marchés), et ne lui plonge un poignard dans le dos ?
Dans son livre Principles for Navigating Big Debt Crises, Ray Dalio [Principes de gestion des grandes crises de la dette, NdT], de Bridgewater Associates, établit une distinctionentre les différents cycles de la dette : les cycles à court terme et les « super-cycles » de la dette. Les cycles de la dette à court terme évoluent plus ou moins parallèlement aux cycles économiques sous-jacents et durent en moyenne 7 à 8 ans, ce qui correspond à la durée moyenne des cycles économiques. Les « super-cycles » de la dette durent généralement de 50 à 75 ans et ont une longue histoire. Dalio note leur mention dans l’Ancien Testament, qui décrit la nécessité d’effacer la dette tous les 50 ans environ, d’où son nom d’« Année du Jubilé ».
« Les super-cycles de la dette se terminent toujours par un big bang », écrit Nils Jensen : « Le précédent super-cycle de la dette s’est terminé avec l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, et un nouveau super-cycle de la dette a commencé sa vie lorsque les canons se turent en 1945. Nous en sommes maintenant à près de 75 ans du super-cycle actuel, c’est-à-dire qu’il restera dans l’histoire comme l’un des plus longs. »
C’est le malchance de Trump que sa présidence semble coïncider avec la fin non pas d’un super-cycle quelconque, mais d’un super-cycle de la dette mondiale suralimenté par une suppression radicale des taux d’intérêt, et la création massive de crédit (ce qui pourrait expliquer sa longévité). C’est peut-être doublement malheureux, parce qu’en même temps, pour des raisons connexes, les États-Unis sont tout simplement à court d’« espace » fiscal. Le Trésor a un grand besoin d’emprunt (un apport réitéré de milliards de dollars) pour cette année et les années à venir, et les étrangers n’achètent plus de dette américaine. Bref, pour la première fois en soixante-dix ans, le détenteur de la monnaie de réserve éprouve des difficultés à se financer – et dans le climat actuel de polarisation à Washington – les États-Unis ne peuvent pas non plus se réformer. Ca bloque.
C’est le paradoxe primordial qui piège le président américain : politiquement, il a besoin d’un marché en hausse et d’une économie florissante, mais les « oracles » disent que le marché merveilleux est peut-être déjà derrière lui. Il veut que la Fed soutienne le marché, mais celle-ci est plus soucieuse de se préparer à la prochaine phase du cycle économique. Pour cela, il a besoin d’une marge de manœuvre pour pouvoir baisser les taux d’intérêt de 4 %, ce qui est évidemment impossible aujourd’hui. Et la Fed a besoin d’un bilan plus maigre – au cas ou l’économie devrait être soutenue.
Voici donc la tension qui « ligote » Trump : il peut agir politiquement et risquer un « big bang » de fin de cycle plus profond ; ou agir avec sagesse pour limiter les conséquences potentielles d’une éventuelle crise de la dette. Mais, agir « sagement » implique aussi de comprendre que la situation fiscale de l’Amérique qui consiste à devoir vendre une montagne de titres de créance américains, sur un marché dépourvu d’acheteurs étrangers, risque d’entraîner les taux d’intérêt à la hausse – et les cours des actions à la baisse (les institutions vendant des actions pour acheter les titres américains à haut rendement). Bref, politiquement, il veut des actions à la hausse et des taux d’intérêt à la baisse, mais la situation budgétaire actuelle de l’Amérique est susceptible d’imposer l’inverse – et donc de l’exposer au potentiel « Brutus » qui se cache dans les corridors du Sénat.
Lequel choisira-t-il ? Eh bien, on peut déjà le voir : Trump cherche désespérément à maintenir le marché boursier à la hausse. Sa propre sécurité y est liée : il harcèle Jérôme Powell pour qu’il mette fin aux hausses prévues des taux d’intérêt de la Fed ; et il veut que le prix du pétrole baisse – de sorte que Powell n’ait aucune excuse (pour justifier la hausse de l’inflation), pour augmenter les taux. Trump était si inquiet, semble-t-il, qu’il était prêt à accorder plusieurs dérogations à l’égard des acheteurs de pétrole iranien. Son tweet du 25 novembre, tout à fait explicite, fait le lien entre la faiblesse des prix du pétrole et son espoir de voir la Fed renoncer à des hausses :
Super que les prix du pétrole soient en baisse (merci, Monsieur le Président T). Ajoutez cela, l’équivalent d’une grosse réduction d’impôt, à nos autres bonnes nouvelles économiques. Baisse de l’inflation (la Fed, avez vous entendu ?) !
Que signifie tout cela ? Cela signifie que Trump, dont toute la culture d’entreprise favorise l’endettement – plus de dettes et des taux d’intérêt bas ou nuls – espère obtenir ce qu’il veut – et il peut le faire partiellement. Les signes indiquent que la Fed augmentera ses taux ce mois-ci, mais pourrait ralentir le rythme des hausses l’an prochain. (Du moins, c’est ce qu’impliquerait la forme des courbes des contrats à terme).
Mais les pronostics sont défavorables : le commerce mondial ralentit, la Chine ralentit, le Japon ralentit, l’Allemagne et l’Europe ralentissent – et les premiers signes, qui suggèrent que les États-Unis ont atteint un sommet au deuxième trimestre 2018, commencent à plonger. Trump peut terminer [son mandat, NdT] sans un marché boursier porteur – avec, plus inquiétant encore, un marché obligataire qui digère très mal les milliards de dette américaine.
Pour ce qui est de la politique étrangère, ce sont les Faucons qui la dirigent : Pence, Navarro et Lighthizer poursuivront leur guerre froide « gouvernementale » avec la Chine, mais qui sait quel sera l’état du marché américain dans 90 jours. Je ne parierais pas sur ces droits de douane supplémentaires et sur les taux de 25 p. 100 qui seront annoncés en avril. Xi a parfaitement joué : Sun Tzu serait fier.
Et M. Bolton continuera à faire pression sur la Russie tout le long de sa frontière, à la perturber économiquement par un régime régulier de sanctions, à provoquer des troubles en Ukraine et à essayer de dissoudre le processus politique russe en Syrie (le processus d’Astana).
Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 10-12-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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FN // 20.01.2019 à 11h39
La puissance US se résume en grande partie au fait que son principal produit d’exportation est le dollar, qu’il ne coûte pratiquement rien à fabriquer et qu’il est accepté urbi et orbi. L’étranger finance ainsi la dette et les déficits US, les USA n’ayant même pas besoin de se préoccuper de combler leurs déficits ou de rembourser leur dette. Sans compter que les USA estiment que là où il y a des dollars, ils sont chez eux et qu’ils peuvent actionner leur justice déterritorialisée.
La Russie et la Chine ont compris.