Parc Corot à Marseille : la misère comme habitat
Des années d’une gestion calamiteuse ont fait de cette cité des quartiers nord le « pire lieu » de la ville
REPORTAGEMARSEILLE- correspondant
Au dernier étage de la tour, les baies vitrées s’ouvrent sur la rade Nord de Marseille. Une carte postale grandeur nature bordée par les îles du Frioul. Seize étages plus bas, les espaces extérieurs où jouent des enfants sont des décharges à ciel ouvert. Noircies par des incendies réguliers, les cabanes à poubelles débordent d’ordures. Nous sommes au parc Corot, une copropriété de 375 logements bâtie au début des années 1960 au creux d’un vallon, à Saint-Just, dans les quartiers Nord. Une cité et un millier d’habitants à bout de souffle après des années d’une gestion calamiteuse par des syndics de copropriété, objets de toutes les suspicions.
Le « pire lieu de Marseille », s’accordent élus, travailleurs sociaux et policiers. « Une honte pour la ville, une indignité pour la République », résume un magistrat. Même les trafiquants de drogue qui avaient installé « une épicerie » au pied de la tour C et instauré un check-point au 3e étage du bâtiment A en amoncelant des chariots n’ont pas repris possession des lieux après le démantèlement du plan « stups ». Seul subsiste le tag d’un surnom, celui d’un jeune tué à la kalachnikov. « C’est tellement pourri ici que même les acheteurs ne viennent plus à Corot », commente un propriétaire.
Cul-de-sac
A et C, deux lettres qui effraient. La tour C, seize étages et 66 logements, et le bâtiment A et ses 95 appartements, une barre dont les traces de couleur ocre ne cachent plus l’état d’insalubrité, conséquence de ruptures répétées de canalisations et de décennies de défaut d’entretien. Sur les coursives, les garde-corps menacent de se desceller. En juin, il a fallu un arrêté préfectoral pour débarrasser des tonnes de déchets baignant dans un cloaque.
Les squatteurs, les « clandos », ont pris possession des appartements laissés à l’abandon par leurs propriétaires. Hier afghans, ils sont aujourd’hui nigérians et albanais. Dans ces deux bâtiments, ils occuperaient 30 % à 40 % des logements. Les rares à s’exprimer évoquent un travail au noir comme « journaliers ». Le parc Corot serait une base arrière de réseaux de proxénétisme, et la violence y est quotidienne. Le 27 octobre, deux bandes se sont affrontées devant le A : deux blessés au couteau. « Avant d’être là, confie un jeune Nigérian,j’ai passé six mois à dormir dans la rue. » Le parc Corot est un cul-de-sac pour les populations les plus précaires. Selon un énième diagnostic social, 90 % des locataires – beaucoup de femmes seules avec enfants – vivent sous le seuil de pauvreté, tout comme 62 % des rares propriétaires occupants, ceux qui n’ont pas eu les moyens de partir. Seuls à pouvoir témoigner qu’il y a trente ans, « il y avait des miroirs et des plantes vertes dans le hall des immeubles ».
Au bâtiment F, Hassen montre les moisissures et les champignons qui ont provoqué la chute du plafond. Le père de famille, en invalidité, évoque les allergies dont souffrent ses plus jeunes enfants. Il paie 700 euros pour 80 m² à un gérant qui a pignon sur rue. Dans un rapport rédigé pour « en finir avec deux décennies d’inertie des pouvoirs publics », la députée (LRM) Alexandra Louis souligne que la dizaine de procédures d’insalubrité dont est saisi l’Etat sont loin de refléter « l’indignité dans laquelle on accepte de laisser vivre ces habitants ».
Corot est un enfer pour ses occupants, lassés des rats qui infestent les parties communes, mais qui redoutent avant tout d’être squattés. Au bâtiment A, une mère de famille raconte la peur de ses enfants qui voient, la nuit, des lampes torches balayer les fenêtres. Et une dame, qui s’était retrouvée« avec deux Africains dans son salon », explique que certains poussent le frigo derrière la porte avant de se coucher.
Mais le parc Corot est aussi un eldorado pour certains propriétaires auxquels reviennent directement une grande partie des 1,2 million d’euros d’aides que la Caisse d’allocations familiales débourse chaque année pour ses habitants. William Gautier a acquis neuf appartements et se félicite de « placements qui rapportent 15 % ». Un T3 se vendrait 10 000 euros à la tour C, plus cher dans les petits immeubles de quatre étages moins dégradés.
Ce gendarme à la retraite retape les logements car, explique-t-il, « je veux gagner de l’argent mais j’ai une éthique. Je regarde mes locataires dans les yeux ». Dans le bâtiment A, où « malheureusement » il possède un T3, des « clandos » ont érigé un petit muret dans la porte de la salle de bains pour la transformer en un vaste bac qu’ils remplissent en piratant la canalisation d’eau. Deux étages plus bas, l’appartement que William Gautier loue à une famille monoparentale est inhabitable en raison de l’humidité. « Il ne me reste qu’à monter chez les squatteurs pour leur installer un bac à douche. »
Johan Mahé est le « président » de la tour C, souvenir de sa présidence du conseil syndical avant que la copropriété ne soit, en 2017, placée sous administration judiciaire en raison d’un abîme de dettes. Propriétaire d’un premier logement, puis de quatre, cet enseignant est à la tête de Corot debout déterminés, l’association qui, en mars, a mené une opération de « désquattage ». « On a créé une milice citoyenne et on a expulsé les squatteurs les moins dangereux et ceux dont les propriétaires étaient avec nous. » La police se tenait à distance, au cas où les choses dégénéreraient.
Décidée à reprendre les choses en main, l’association loue des appartements à des squatteurs, baux à l’appui : 400 euros avec engagement de réaliser des travaux, 550 euros pour les logements « corrects ». L’association en gère six, certains appartenant au syndicat des copropriétaires du fait de ventes aux enchères infructueuses, d’autres pour le compte de propriétaires partis sans laisser d’adresse. Les loyers sont encaissés en liquide mais, assure M. Mahé, qui tient « une comptabilité précise », ils servent à sécuriser et rendre habitables des appartements où parfois, tous les tuyaux de cuivre ont été dérobés, où un tuyau d’aspirateur sert d’évacuation de l’évier. Sur les paliers, ce ne sont que branchements piratés.
« Appât du gain »
« On nous traite de marchands de sommeil, explique Johan Mahé, alors je montre les appartements qu’on loue à des familles avec enfants qui, sinon, seraient à la rue. » Dans un courrier aux copropriétaires de la tour C, l’association se justifie : « Nous nous sommes dit que plutôt que de retomber dans la course au prochain squatteur, il y avait une solution : permettre aux squatteurs de rester en payant un loyer comme les autres habitants. » Le propriétaire d’un appartement hérité de ses parents, maire d’un village de Bourgogne, argumente : « On supporte le coût de l’hébergement de populations en difficulté, et on nous demande d’assainir les comptes de la copropriété avant de nous faire spolier. »
En août, Aix-Marseille Métropole a saisi le tribunal pour obtenir une déclaration de carence et prendre la main sur les bâtiments A et C en vue d’expropriations. La démolition semble l’hypothèse la plus plausible en raison de l’état du bâti et du montant des dettes – cinq fois le budget – creusé par des décennies de non-paiement des charges de copropriété. Les petits bâtiments dont la situation est jugée redressable bénéficieront d’aides. La collectivité a voté un budget de 18 millions.
Selon un acteur institutionnel, l’expropriation peut devenir une opération juteuse : « Ceux qui, depuis dix ans, achètent une bouchée de pain des appartements sont animés par l’appât du gain. Ils savent qu’il y aura une intervention publique lourde et finiront expropriés et indemnisés. »Arlette Fructus, conseillère métropolitaine chargée du logement, se réjouit que le parc Corot figure – avec quatre autres copropriétés – dans le plan gouvernemental « Initiative copropriétés ». « Il y a des moyens », mais elle peste contre les procédures judiciaires qui « s’engluent ».En 1991, il avait fallu dix ans pour démolir le bâtiment B, frappé d’un arrêté de péril. Depuis son balcon, une dame âgée se lamente : « S’il vous plaît, est-ce que ça va changer un jour ? »
MARSEILLE- correspondance
Un mur sépare les habitants de la Plaine et les élus marseillais
Le chantier touchant la plus grande place du centre-ville est freiné par des collectifs d’opposants demandant son annulation
La Plaine est emmurée. Depuis le 29 octobre, la Société locale d’équipement et d’aménagement de l’aire métropolitaine de Marseille (Soleam) dresse, sous haute protection policière, une palissade de béton de 2,50 mètres tout autour des 2,5 hectares de la plus grande place publique de la ville. La mesure, surréaliste, coûtera 390 000 euros à l’aménageur et donne à la place Jean-Jaurès – nom officiel de la Plaine – un faux air de Berlin durant la guerre froide. Elle constitue la riposte radicale de la Soleam et des élus municipaux au mouvement qui, depuis le 11 octobre, freine le chantier de requalification et dénonce un « projet visant à la gentrification du quartier, mené après un simulacre de concertation ».
« Quand on cherche l’épreuve de force, il ne faut pas s’étonner de récolter des réponses fortes », justifie Gérard Chenoz, président de la Soleam et adjoint au maire délégué aux grands projets d’attractivité. Elu Les Républicains, fidèle du maire Jean-Claude Gaudin, ce sexagénaire voit dans les opposants des « professionnels de la subversion » et des « révolutionnaires de pacotille qui ne représentent pas la population du quartier ». « Le chantier se fera, ce n’est pas la peine d’envoyer des gamins en garde à vue », menaçait-il, lundi 29 octobre, lors d’une conférence de presse tenue avec le préfet de police des Bouches-du-Rhône.
Ilot alternatif
Immense plateau goudronné perché à la confluence des 1er, 5eet 6e arrondissements de Marseille, la place Jean-Jaurès constitue, avec les rues alentour, un îlot alternatif, propice à la vie associative, aux initiatives solidaires et aux brassages de population. Un quartier de nuit, truffé de bars musicaux et de restaurants, vierge de grandes enseignes internationales. Un territoire foutraque aussi, mal entretenu par les pouvoirs publics, parking gratuit et anarchique les soirs de week-end et, trois matinées par semaine, marché géant qui laisse derrière lui des montagnes d’immondices.
C’est sur cet espace aux défauts visibles, mais à la vie de quartier essentielle, que la municipalité a lancé il y a déjà trois ans son projet de rénovation. Vingt millions d’euros de budget, deux ans de travaux pour « éradiquer les véhicules »et donner « une attractivité et une qualité de vie supérieures » à l’ensemble. « La place avait besoin d’être embellie et réadaptée aux usages, mais pas que l’on fasse table rase. La ville a laissé pourrir la situation pendant des années. Nos édiles n’ont pas la force morale de reconnaître leurs fautes », juge l’urbaniste Nicolas Mémain, riverain et membre actif de l’Assemblée de la Plaine, le collectif qui mène la contestation.
Les réunions de concertation organisées par la Soleam n’ont abouti qu’à exacerber la tension. En septembre, les forains ont dû paralyser la ville avec leurs véhicules pour être replacés sur d’autres marchés. Mais c’est le lancement du chantier, le 11 octobre, qui a provoqué les premiers affrontements. Cinq jours plus tard, en présence de cent cinquante CRS usant de gaz lacrymogène, une cinquantaine d’arbres, dont certains en pleine santé, ont été tronçonnés. Le 20 octobre, près de 3 000 personnes ont défilé pour demander l’arrêt des travaux.
Les « zadistes (…) pleins de chichon » caricaturés par l’élu Gérard Chenoz ne sont pas seuls à vouloir une nouvelle concertation. Une centaine d’artistes, philosophes, sociologues en font aussi le vœu dans une « déclaration commune ». Parmi eux, des pointures de l’urbanisme comme Thierry Paquot ou Patrick Bouchain. « J’en ai assez de voir l’espace public à la merci de n’importe qui. La non-communication d’une collectivité qui doit représenter la population m’est insupportable », assure ce dernier, qui connaît bien Marseille pour avoir aménagé le lieu culturel la Friche La Belle-de-Mai.
Guérilla urbaine
Coincés entre les deux camps, certains riverains dénoncent l’ambiance de guérilla urbaine et exigent la poursuite des travaux. L’urbaniste choisi par la Soleam, Jean-Louis Knidel, fondateur de l’Agence APS, a déposé deux plaintes après avoir reçu des menaces de mort. « A Marseille, il y a une façon de gérer en exacerbant les rapports de force qui ne se voit pas ailleurs. Les choses sont mal dites, la communication a des défauts. On en arrive à une situation démesurée », explique-t-il.
Choqué de voir des confrères critiquer le chantier, il s’interroge : « Je ne crois pas que notre travail soit en contradiction fondamentale avec les envies de l’Assemblée de la Plaine d’une place pacifiée, tranquillisée, qui prend en compte les usages locaux. Nous sommes au milieu d’une bataille qui n’est pas la nôtre. Ces gens se battent-ils contre notre projet ou contre la politique municipale ? » Alors que les députés La République en marche de Marseille se déclarent pour la reprise des travaux, La France insoumise et les socialistes Samia Ghali et Benoît Payan apportent leur soutien aux opposants. Le chantier de la Plaine est aussi devenu un enjeu dans l’optique des élections municipales de 2020.
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