Combien sont-ils ? Deux cent cinquante ? Trois cents ? Davantage ? Leurs corps gisent sur l'eau sombre. Femmes, hommes, enfants, ils n'ont pu s'accrocher à un radeau ou une bouée. L'océan a déjà avalé leurs cris d'effroi quand les feux des cargos venus à la rescousse balaient les ténèbres, sans apercevoir toutes les dépouilles. A bout de souffle, les naufragés se sont noyés, parfois déchiquetés par les requins. Parmi eux, 118 " Syriens ", -selon les registres des passagers – des commerçants en provenance du Liban ou de Damas –, mais aussi une majorité d'Italiens, partis en famille, le papa, la mamma, mais aussi les grands-parents – le nonno et la nonna…
Nous ne sommes pas dans un canot pneumatique en pleine Méditerranée, mais au large du Brésil, sur un paquebot italien, le
Principessa-Mafalda, lancé trois ans avant le
Titanic. Le liner a appareillé de Gênes le 11 octobre 1927 avec 971 passagers à bord, les cales pleines de rêves argentins. Depuis la fin du XIXe siècle, des millions de colons traversent ainsi l'Atlantique, leur vie tout entière empilée dans des malles, en quête d'une terre paisible et prospère. L'Argentine est alors la sixième puissance mondiale, un pays en pleine croissance, riche et dynamique. A Buenos Aires, trois habitants sur quatre sont originaires d'Europe. On les surnomme les
" Porteños "(" ceux du port ") et l'adage de la rue prétend que toute la capitale " descend d'un bateau ".
Le
Principessa-Mafalda a déjà fait escale à Barcelone, Rio, Santos et Montevideo. Au passage de l'équateur, le capitaine avait organisé une fête sur le pont, avec un orchestre. Les passagers de troisième classe se sont mêlés à la clientèle des salons. Les élégantes avaient dansé le tango sur le parquet encaustiqué des deux salles de bal, là où le maître du tango Carlos Gardel, embarqué quelques mois plus tôt, avait peut-être chanté une milonga.
Mais soudain, une avarie. Le 25 octobre 1927, à quelques jours de l'arrivée, peu avant 18 heures, l'arbre de l'hélice bâbord casse net. Une voie d'eau se déclare. Les cales sont envahies. Dix minutes plus tard, les chaudières explosent au contact de l'eau froide. Le black-out plonge le paquebot dans la -pénombre. A 21 h 45, il coule par l'arrière, -entraînant dans son naufrage une partie des passagers,
" soit qu'ils n'ont pu trouver une chaloupe, soit que, paniqués, ils ont sauté par-dessus les bastingages ", précise l'ancien professeur d'histoire et de géographie -Jean-Paul Maugis, conférencier passionné par les transatlantiques.
Sa famille échappe au naufrageOn croit trop souvent les papes sans inconscient ni mémoire, nés à Rome sur le balcon de Saint-Pierre, comme de l'Immaculée -Conception. Ce naufrage, comme Jorge Bergoglio en a entendu parler par sa grand-mère, enfant ! Sa grand-mère lui racontait la tragédie, frémissante, comme si elle était à bord. En cet automne 1927, Rosa Bergoglio aurait dû elle aussi embarquer pour Buenos Aires sur le
Principessa-Mafalda. Elle était accompagnée de son mari, piémontais comme elle, et de leur fils unique, Mario, presque 21 ans. Mais un mystérieux
" problème administratif ", selon le pape, avait empêché leur départ.
La liquidation de la confiserie familiale, ouverte quelques années plus tôt à Turin, avait-elle tardé ? Ou bien manquait-il un document à l'un des Bergoglio, comme la délivrance de son diplôme ? Lucia Capuzzi, qui a longuement enquêté sur l'ascendance piémontaise du pape François, penche pour la seconde hypothèse. " En décembre 1926, quelques semaines avant le départ des Bergoglio, le jeune Mario apprend qu'il est embauché dans la filiale de la Banque d'Italie à Asti, raconte cette journaliste au quotidien catholique italien
L'Avvenire. La famille reporte alors le voyage et annule le départ prévu. " Le futur "
Titanic argentin " quitte Gênes sans le trio, qui, chance ou miracle, refuse de se séparer – un peu comme les trois enfants du
Soleil des Scorta, ce roman de Laurent Gaudé couronné en 2004 du Goncourt.
Ce drame de l'exil a peu retenu l'attention des tresseurs de légende. Films, documentaires, biopics, séries, bandes dessinées, album pop, depuis cinq ans, l'homme a été raconté sous toutes les coutures. Jamais la vie d'un pape n'a été explorée à ce point. On a même publié ses recettes préférées. A Buenos Aires, un
papa tour promène les touristes de sa maison natale jusqu'à l'archevêché de la ville, où il régnait avant de gagner Rome. Curieusement, le circuit oublie de s'arrêter sur le port de Buenos Aires et ignore le fameux hôtel de l'immigration, aujourd'hui reconverti en musée – l'Ellis Island local.
Est-ce parce que son naufrage ternit l'épopée des bâtisseurs du nouveau monde argentin ? Il n'est pas fait mention du
Principessa-Mafalda parmi les affiches ou maquettes des grands steamers alignées dans ce musée. A Buenos Aires, où chaque trace de Jorge Bergoglio depuis quatre-vingt-un ans devient une relique signalée par une plaque, les salles ouvertes au public ne rapportent aucun souvenir de la traversée familiale, -finalement reportée. Premier pape non européen,
" premier pape du monde de la globalisation ", pour l'écrivain italien Umberto Eco, François est pourtant avant tout un fils de migrants.
Il le répétait souvent, dans " sa " cathédrale de Buenos Aires :
" Tous ceux qui sont autour - de l'autel -
, y compris moi, sont soit des immigrés, soit des fils d'immigrés. " Le discours est le même à Rome, après son élection :
" Je l'ai entendu dire : “Je suis un travailleur -migrant” ", confie le jésuite canadien Michael Czerny, chargé par le pape de suivre la question des réfugiés.
" François ne comprend pas la “psychose” – c'est le mot qu'il emploie – qui s'empare de l'Europe dès qu'il s'agit de migrants, précise de son côté Andrea -Riccardi, fondateur de la communauté de Sant'Egidio, organisatrice de " couloirs " humanitaires et bras diplomatique du Saint-Siège.
Son idée de la nation n'est pas ethnique, mais volontariste. "
En juillet 2013, quelques mois après son élection, il surprend les médias en se rendant à l'île de Lampedusa où le ressac a déposé tant de corps sans vie.
" Je viens pleurer ", dit-il. Dans son homélie, il affirme sentir
" comme une épine dans - son -
cœur ". Pense-t-il à sa
nonna ou au
Principessa lorsqu'il jette une couronne de fleurs à la mer ?
" Ce geste, on a dit ici que c'était la première encyclique de -Bergoglio, confie le théologien -jésuite et -ancien professeur de grec du pape, Juan -Carlos Scannone, qui nous reçoit au -Colegio Maximo de San Miguel, dans la grande banlieue de Buenos Aires.
Franchement, c'est bien vu. "
A Lampedusa, ce jour-là, François dénonce
" la mondialisation de l'indifférence " et
" l'anesthésie des consciences " de l'époque contemporaine. Sa grand-mère lui décrivait une tout autre ambiance, dans l'Argentine de la fin des années 1920. En ce temps-là, à -Buenos Aires, les voisins ouvraient leur porte aux nouveaux venus, des Italiens eux aussi. Ils partageaient le risotto à la piémontaise ou les gnocchis, plat rituel chaque dernier vendredi du mois, avant une partie de brisca. Parfois, les amitiés s'étaient soudées pendant la traversée de l'Atlantique, deux à trois semaines où chacun priait Dieu pour arriver à bon port…
Surprise générale, de nouveau en mondovision, en 2016 : sur le tarmac de l'île grecque de Lesbos, le pape embarque avec lui douze réfugiés syriens.
" Qu'est-ce qu'ils n'ont pas vu, ces pauvres enfants…, soupire-t-il dans l'avion.
Ils ont vu un enfant se noyer. " Quelques semaines plus tard, il reçoit ses compagnons de vol au Vatican. Les petits migrants lui ont apporté des dessins. De grosses -vagues, des bras tendus au-dessus des flots… Un cinéaste, Paolo Mancinelli, filme leur repas dans la salle à manger. Dans un court-métrage,
L'Amore Senza Motivo(" L'amour gratuit "), bijou de drôlerie, François brandit les coloriages des enfants :
" Regardez, lance-t-il aux convives qui l'entourent.
Ce sont presque tous des croquis de bateaux. "
Les Bergoglio débarquent enfin sur une terre promise le 1er février 1929, un an après le naufrage du Principessa-Mafalda, mais un an plus tard que prévu. " Pour quitter Gênes, à l'époque, il fallait un nulla osta, un document pas facile à obtenir ", explique l'historien argentin de l'immigration Fernando Devoto, à l'université de Buenos Aires. Le trio a abandonné l'Italie en hiver, les voilà dans l'été austral. Lorsque le paquebot s'amarre sur les quais de Buenos Aires, Rosa est l'une des premières à descendre. Malgré la chaleur humide, cette petite femme brune de 45 ans porte un manteau en poil de renard sur son collier de perles : dans son col de fourrure, l'ancienne couturière a caché les coupures provenant de la vente de la confiserie de -Turin – toute sa fortune.
La vie recommencée" Ma famille n'a pas quitté l'Italie pour des raisons politiques ", a lâché un jour François. Le couple rejoint trois frères partis sept ans plus tôt à Parana, à 500 kilomètres au nord de Buenos Aires, pour ouvrir une -entreprise de carrelage. Les Italiens y sont nombreux et parlent un espagnol bizarroïde, moins -sonore et plus doux qu'en Europe. Dans cette province d'Entre Rios, la réussite des Piémontais ne passe pas inaperçue. La ville surnomme leur maison le -" palazzo -Bergoglio " : quatre étages, reliés par un -ascenseur, le tout coiffé d'une coupole façon Belle Epoque.
Le chef de famille, Giovanni, se met à travailler avec ses frères. Son fils, le jeune -Mario, devient le comptable de l'entreprise. Mais le clan est à peine réuni que, moins de trois ans après le krach de Wall Street, la crise écono-mique frappe l'Argentine. En 1932, le " palais " est vendu, comme le caveau familial.
" Je devrai donc la soulever, la vaste vie (…), chaque matin je devrai donc la rebâtir ", a écrit Borgès, -écrivain fétiche du pape -François, dans son recueil de poèmes -
Ferveur de Buenos Aires. Les Bergoglio empruntent 2 000 pesos, -abandonnent Parana et gagnent la capitale fédérale.
" Mes grands-parents ont recommencé leur vie avec le même naturel qu'à leur arrivée ", a confié le pape aux journalistes Sergio Rubin et Francesca Ambrogetti (
Je crois en l'homme,Flammarion, 2013). A l'époque, Buenos Aires a déjà des airs de métropole européenne.
" Depuis 1913, la ville compte une ligne de métro ", rappelle le professeur Devoto. Les avenues rectilignes, à l'américaine cette fois, comptent jusqu'à 8 000 numéros. Le premier gratte-ciel surplombe l'avenida de Mayo striée d'automobiles, Ford, Chevrolet, Mercedes-Benz. "
C'est Capharnaüm multiplié mille fois par Capharnaüm ", peste le grand reporter français Albert Londres, qui débarque au même moment du Havre pour mener une enquête dans la capitale argentine.
La famille Bergoglio s'installe à Flores, un quartier familial qui, n'étaient les Digicode et les grillages, n'a guère changé aujourd'hui. Balcons et tonnelles y fleurissent les maisons basses,
" les jeunes filles ont les yeux doux comme des amandes sucrées ", écrivait le poète Oliverio Girondo. Puisqu'il faut tout recommencer de zéro, nonna Rosa ouvre une
almacèn, une de ces épiceries-bars que les immigrés espagnols laissent aux Piémontais. Son fils, Mario, fait le livreur en attendant de retrouver une place de comptable. En 1934, sur les bancs de l'église, il rencontre Regina, une fille de Piémontais comme lui, quoique née en Argentine. Un an après leur mariage naît Jorge – un prénom local. Il est baptisé le jour de Noël 1936 dans une basilique du quartier italien d'Amalgro, à Buenos Aires (étape 3 du
papa tour). Dehors, les tipas qui bordent les rues sont devenus jaunes, les jacarandas mauves. C'est l'été argentin.
Rosa, pas n'importe quelle marraineCe n'est pas n'importe quelle marraine que les Bergoglio ont choisie pour se pencher sur le nouveau-né. Grand-mère Rosa est une sacrée paroissienne. Quand elle vivait à Asti, dans le Piémont, elle s'était engagée à corps perdu dans l'Action catholique, un des grands mouvements laïques précurseurs de la démocratie chrétienne (dissous sous Mussolini). En 1924, elle a 40 ans, elle devient même la " conseillère de l'évêque " du coin.
" Elle tenait des conférences dans toute la province " et se faisait chaudement applaudir, a rapporté en 2016 une revue culturelle locale.
Après Jorge suivent Oscar, Marta, Alberto, Maria Elena… Regina Bergoglio se remet mal de la cinquième naissance et reste un long moment immobilisée.
" Pour - l' -
aider, ma grand-mère venait me chercher le matin, m'amenait chez elle, à l'épicerie, et me ramenait le soir. "Jorge grandit comme un vrai " Porteño ", courant en blouse blanche à la sortie des classes pour jouer aux billes sur les marches de l'
almacèn ou au cerf-volant entre les platanes. C'est l'école de la rue.
" Il n'a pas oublié le lunfardo,
l'argot de Buenos Aires ", nous précise en riant l'archevêque de Bologne, Matteo Zuppi. Plus quelques expressions imagées, comme l'envie de
" donner un coup de pied là où le soleil n'arrive pas " à ceux qui se dressent contre ses réformes.
L'aîné des petits-enfants est toujours un prince. Main dans la main, nonna Rosa le promène dans la capitale : La Boca, Lugano, San Telmo, Recoleta. Il arpente l'avenue de Corrientes et ses vitrines, un vrai fleuve de -lumières, s'aventure ailleurs entre les
cartoneros occupés à fouiller les poubelles et -jusqu'aux
villas miserias, ces bidonvilles enfouis au cœur de la capitale où le futur évêque de Buenos Aires se rendra à nouveau en bus ou en métro, avec son passe senior. On est loin de Wadowice, la bourgade polonaise où grandit Jean Paul II, ou du village bavarois de Benoît XVI.
" Bergoglio n'est pas seulement le premier pape américain, il est le premier pape urbain, le seul à n'être pas né dans la campagne italienne, allemande ou polonaise, souligne le phénoménologue et académicien français Jean-Luc Marion.
-Naître dans une mégalopole de 15 millions d'habitants, ça change considérablement la vision du monde. "
Le samedi soir, des " soirées dansantes " réunissent tout le quartier autour du tango, cette danse des immigrés enjouée et mélancolique dont Jorge raffole : François est aussi un pape tango. Tard dans la nuit, les garçons raccompagnent gentiment les filles chez -elles, mais le lendemain, à 8 heures pétantes, chacun assiste à la messe d'une des paroisses placées sous le patronage de Don Bosco (1815-1888), un Piémontais du siècle précédent, fondateur de l'ordre des salésiens. Ce " prêtre des rues " qui se penchait sur les enfants abandonnés et les pauvres de Turin est le saint préféré de Rosa Bergoglio. Pour sa communion solennelle, ce sont des images pieuses de Don Bosco que le futur pape distribue à l'assistance.
" Bosco avait choisi de relever les défis de la société urbaine, ouvrière et industrielle,explique le professeur Devoto.
Il invente alors quelque chose de très moderne : l'occupation du temps libre. Dans une très belle chanson, Azzurro,
Paolo Conte raconte bien ces dimanches d'été où, en Italie, on trouvait toujours un prete per chiacchierare,
un prêtre pour papoter. " A côté des églises, les salésiens de Buenos Aires ouvrent des écoles professionnelles, des coopératives, quelques sociétés de secours mutuel, et surtout des clubs de football, comme celui de San Lorenzo, dont le pape demeure un fan absolu.
Il y a la religion du foot, si argentine, mais aussi le catéchisme placé sous le ministère de Rosa, qui multiplie vœux et chemins de croix, pèlerinages et neuvaines, et invoque les anges contre le diable. Chaque Vendredi saint, l'enfant se rend à la procession aux flambeaux.
" Quand arrivait le Christ gisant, ma grand-mère nous faisait agenouiller et nous disait :“Regardez, il est mort, mais demain il ressuscitera”. " Elle lui apprend à réciter son chapelet, à prier la Vierge, à toucher icônes et pieds ensanglantés du Christ.
" Chez nous, on ne se contente pas d'embrasser, il faut toucher ", raconte le père Scannone,
et pas seulement le bois ou le plâtre. Nous avons une expression pour dire cela, ajoute le théo-logien,
c'est “toma la gracia”, prendre grâce " – une sorte d'éthique du contact.
Chez les familles pieuses, le dimanche est le jour de la visite aux malades, assiettes -d'
alfajores (gâteaux fourrés) chez les uns, -calebasses de maté chez les voisins – sauf s'ils sont divorcés : à l'époque, les anciens mariés restent infréquentables pour les catholiques, comme les protestants.
Avec eux, comme dans sa cuisine, nonna Rosa continue à s'exprimer en piémontais. Jorge apprend à le comprendre, mais devine que, chez lui, il n'a pas davantage intérêt à parler ce dialecte que l'italien. Un jour, le jeune garçon tente de répondre à une lettre postée de Turin par une grande amie de sa grand-mère. Il bute sur l'orthographe d'un mot, appelle son père à l'aide.
" ll m'a répondu avec une légère impatience, a raconté le pape,
et puis il est parti. "Comme tant d'immigrés soucieux de la réussite de leurs enfants, ses parents ont choisi d'oublier leur langue natale. Quand Bergoglio arrive à Rome, en 2013, son italien improvise parfois, ou emprunte à l'espagnol.
Nonna prend la place de sa mèreC'est alors un adolescent gringalet (ses amis le surnomment " El Flaco ", le mince), meilleur lecteur que footballeur, car il a les " pieds plats ", qui se passionne pour la politique. Le pape a raconté aux auteurs de
Aquel Francisco (" Ce François-là "
, Raiz de Dos, 2014, non traduit) sa fascination pour le couple formé par Evita et Juan Peron, le président de l'Argentine entre 1946 et 1955. Il fréquente un comité local
" péroniste, radical et socialiste " quand, un matin de septembre 1953,
" vers 9 heures ", il est frappé d'une révélation divine. Il n'a pas encore 17 ans mais, dans le confessionnal de l'église San José de Flores (quatrième étape du
papa tour), sa paroisse depuis l'enfance, il pressent qu'il va devenir prêtre.
" J'en étais sûr et certain ", dira-t-il.
Il tait sa vocation à sa bande de copains, parmi laquelle sa
" petite fiancée ". Il décide de poursuivre ses études de chimie par la médecine, un projet qui enchante sa mère. Mais quelques mois plus tard, elle découvre sur son bureau des livres de théologie. Jorge avoue, il souhaite entrer au séminaire.
" Je ne te vois pas curé, termine tes études ", tente Mme Bergoglio en pleurant. Nonna Rosa, en revanche, l'encourage :
" Si Dieu -t'appelle, béni sois-tu… "
S'opère alors une permutation entre sa grand-mère et une mère qui s'efface au fond de l'église et disparaît de ses récits d'enfance. Dans ses homélies, François n'en a que pour sa nonna d'Italie et répète aujourd'hui qu'
" un peuple qui n'écoute pas les grands-parents est un peuple qui meurt ", en faisant l'éloge de la nostalgie.
" Bergoglio était avec Rosa un peu comme Jeanne d'Arc avec sa mère, confie le cardinal français Paul Poupard dans son somptueux palais romain du Trastevere, face à son portrait en pied.
Vous savez, lorsqu'elle défiait ses juges et leur expliquait qu'elle ne tenait sa créance que d'elle. "
Nonna Rosa s'est éteinte à 90 ans dans une maison de retraite catholique du quartier de Caballito, pas si loin de Flores. Le 1er août 1974, jour de sa mort, Jorge Bergoglio était resté prostré un long moment sur le sol. Avec elle, ce jour-là, il perdait un morceau de sa mémoire italienne. Mieux que le reste de sa famille, il avait saisi le
-" courage " de sa
nonna face
" à la grande souffrance du déracinement ". Il avait aussi surpris ses larmes lorsque son fils unique, Mario, avait été foudroyé, beaucoup trop jeune, par une crise cardiaque.
Le futur pape n'avait pas 33 ans, et allait être ordonné prêtre. Ce 13 décembre 1969, jour de la cérémonie, Rosa est là, frêle mais bien vivante, aux premiers rangs de la chapelle du collège jésuite, un bouquet de nards et une lettre à la main. Un bien
" modeste présent, s'excusait-elle
, mais de valeur spirituelle très élevée ", où elle formait pour son petit-fils des vœux de
" longue et heureuse vie " et lui recommandait, en cas de
" douleur " ou de
" chagrin ", de se tourner vers
" Marie au pied de la Croix ". Ces mots n'ont jamais quitté Bergoglio. La feuille de papier reste pliée dans les -pages de son bréviaire, ce livre de prières qu'à Rome il ouvre chaque matin et referme -chaque soir, caressant comme un chapelet les phrases de sa grand-mère migrante – moitié en espagnol, moitié en piémontais.
Ariane Chemin
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