Il y a un an, Mohammed Ben Salman, le prince héritier saoudien, avait le gotha de la finance internationale à ses pieds. Les plus grands investisseurs de la planète se pressaient dans les salons du Ritz-Carlton de Riyad pour écouter ce jeune phénomène qui, quelques semaines plus tôt, avait proclamé la fin de l'archaïsme le plus caricatural de l'Arabie saoudite, l'interdiction faite aux femmes de -conduire. " Nous n'allons pas passer trente années de plus de notre vie à nous accommoder d'idées extrémistes, nous allons les détruire maintenant ", avait asséné le fils du roi Salman, devant un parterre d'entrepreneurs richissimes.
Dans le même mouvement, l'impétueux " MBS ", que l'on disait déterminé à rompre l'addiction du royaume à l'or noir, avait annoncé la mise en chantier, dans le nord du pays, d'une mégalopole futuriste, baptisée Neom. Une utopie à 500 milliards de dollars (431,9 milliards d'euros), avec robots, énergie propre, espaces verts à perte de vue et femmes non voilées. Organisée du 24 au 26 octobre 2017, sous le titre de -Future Investment Initiative (FII), la conférence de Riyad avait porté le narratif du jeune prince révolutionnaire à son apogée.
Douze mois plus tard, alors que la deuxième édition de cette grand-messe financière se profile, le retournement de situation est total. Percuté de plein fouet par l'affaire Khashoggi, du nom de ce journaliste saoudien, critique du pouvoir, qui a disparu il y a deux semaines après avoir pénétré dans le consulat de son pays à Istanbul, le " Davos du désert " prend l'eau. De peur que les soupçons d'enlèvement et d'assassinat qui pèsent sur Riyad ne nuisent à leur réputation, de très grands noms du monde des affaires ont préféré bouder la rencontre, prévue du 23 au 25 octobre.
La défection la plus cuisante pour le pouvoir saoudien est celle de Dara Khosrowshahi, le patron irano-américain d'Uber, la start-up de chauffeurs à la demande. Un fleuron du capitalisme 2.0, dans lequel le PIF (Public Investment Fund), le bras armé de la diversification économique de l'Arabie, a investi 3,5 milliards de dollars. Parmi les autres têtes d'affiche qui n'honoreront pas leur invitation figurent Jamie Dimon, patron de la banque JPMorgan, Bob Bakish, PDG du géant des médias Viacom, Bill Ford, coprésident du conseil -d'administration du constructeur automobile Ford, Jim Yong Kim, le président de la Banque mondiale, et l'entrepreneur de l'espace Richard Branson.
" Si ce qui a été rapporté à propos de la disparition du journaliste -Jamal Khashoggi est véridique, cela changerait radicalement les perspectives d'affaires de tous les Occidentaux avec le gouvernement saoudien ", a souligné le patron de Virgin Group, qui a gelé son investissement dans des projets touristiques saoudiens. De nombreux médias anglo-saxons, qui étaient censés accorder une grande visibilité à l'événement, ont aussi renoncé à y assister, comme le
New York Times, la chaîne CNN, le
Financial Times et l'agence économique Bloomberg.
La surreprésentation des Américains parmi les personnalités qui boycotteront le sommet est le résultat de l'émotion très vive que cette affaire suscite aux Etats-Unis. M. Khashoggi y résidait en exil depuis un an et jouissait d'une grande notoriété dans les cercles politiques et journalistiques. Le
Washington Post lui avait offert une tribune régulière, dans laquelle il chroniquait la dérive autocratique de " MBS ".
Désengagement très périlleuxCelle-ci avait éclaté au grand jour début novembre 2017, deux semaines après l'édition inaugurale de la FII, lorsque le Ritz-Carlton de Riyad s'était subitement transformé en prison dorée pour VIP saoudiens, accusés de corruption. Longtemps insensible à ces abus, le président américain a subitement durci le ton à l'égard de Riyad, samedi, en évoquant une
" punition très sévère ", si son implication dans la disparition de M. Khashoggi était établie.
Dans les milieux d'affaires hexagonaux en revanche, où la médiatisation de l'affaire est moindre, le souci de ne pas heurter l'allié – et le client – saoudien semble l'emporter. Sur les huit patrons français listés comme -intervenants à la conférence de la semaine prochaine, aucun n'a fait part publiquement de son intention de s'en retirer. Pour Sébastien Bazin, le PDG d'Accor-Hotels, la présence au capital du groupe d'un actionnaire saoudien rend tout désengagement très périlleux.
Patrice Caine, PDG de Thales, maintient aussi sa participation. Selon nos informations, seule une consigne contraire du -ministère des affaires étrangères – l'Etat étant le premier actionnaire du groupe d'électronique et de défense – pourrait le conduire à faire marche arrière. Même situation pour le PDG d'EDF, Jean-Bernard Lévy. L'électricien public français a mis en place depuis plusieurs années un embryon de coopération dans le nucléaire avec l'Arabie saoudite et a noué un partenariat avec la Saudi Electricity Company. La directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Christine Lagarde, tout en se disant
" horrifiée " par l'affaire Khashoggi, a confirmé aussi sa venue.
D'autres invités français entretiennent en revanche le flou sur leurs intentions, signe du malaise que l'affaire suscite.
" Nous ne faisons pas de commentaires, mais nous surveillons la situation ", indique un porte-parole de la Société générale, dont le PDG, Frédéric Oudéa, est attendu à la conférence.
" Pas de commentaires ", non plus à BNP Paribas, dont le président, Jean Lemierre, est censé prendre la parole à Riyad. Jacques Attali, un autre invité de marque, qui a réalisé des missions de conseil pour Mo-hamed Ben Salman, n'a pas répondu aux messages que
Le Monde lui a adressés.
" On est tiraillé, confie un -consultant occidental, qui travaille dans le Golfe et a prévu de faire le voyage de Riyad.
On ne veut pas saborder le travail que l'on a engagé sur le marché saoudien, mais on a un gros doute pour l'avenir. " Un doute à la mesure de l'incertitude qui plane sur le royaume tout entier.
Si les médias officiels continuent de faire bonne figure, affirmant sur un ton imperturbable, comme le quotidien anglophone Arab News, que
" l'Arabie saoudite ne se laissera pas intimider ", en coulisses, des négociations visant à trouver une sortie de crise semblent avoir commencé. Lundi soir, CNN affirmait que l'Arabie saoudite se préparait à reconnaître la mort de Jamal Khashoggi, en l'imputant à un interrogatoire qui aurait mal tourné. La finalisation de ce scénario, particulièrement bancal, pourrait échoir à Mike Pompeo, le secrétaire d'Etat américain, qui est attendu dans les prochaines heures à Riyad, après une escale en Turquie.
Benjamin Barthe, Véronique Chocron, Guy Dutheil, et Nabil Wakim
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