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jeudi 1 novembre 2018

L'abattoir est aussi le lieu de l'aliénation humain


16 octobre 2018

L'abattoir est aussi le lieu de l'aliénation humaine

Faire le procès des abattoirs n'est pas une lubie de végétarien, explique l'historienne et écrivaine Muriel de Rengervé

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Imaginez un gigantesque parking, des milliers de voitures côte à côte. Ce pourrait être un centre d'attraction s'il n'était pas 5  heures du matin. C'est un abattoir, où des hommes, par 4  0C et dans un bruit assourdissant, huit heures par jour, désossent à la chaîne des animaux morts. Comme un parking à l'entrée des Enfers, où les ouvriers entrent d'eux-mêmes, dociles serviteurs de l'industrie, dans un bâtiment que certains appellent le cauchemar, avec dans la bouche le goût de la mort que devait sentir le condamné montant à l'échafaud.
La souffrance animale est intolérable, honteuse, injustifiable. Il en existe une autre, celle des hommes, dont personne ne parle – parce qu'il ne faudrait pas dégoûter les consommateurs. L'abattoir est le lieu de l'aliénation : cadence infernale (plus de 500  porcs à l'heure), température et humidité extrêmes, répétition monotone des mêmes gestes, perte du sens du travail. Lieu de la mise à mort des animaux, il est aussi celui de la mort de la liberté et de l'épanouissement des ouvriers.
Corps cassésEn écoutant les salariés d'un des plus grands abattoirs de Bretagne, j'y ai découvert la concentration des conditions de travail les plus difficiles : la précarité (recours massif à l'intérim et au travail à la -tâche), les relations brutales avec la hiérarchie, l'absence de reconnaissance, mais encore la souffrance et les accidents. De toutes les industries, c'est dans la transformation de la viande que les effets du travail sur le corps sont les plus douloureux et les plus marqués. Les accidents y sont quatre fois supérieurs à la moyenne. Un ouvrier d'abattoir est condamné à avoir mal au cou, aux épaules, aux coudes, aux poignets, aux mains, encore au dos et aux jambes, parfois jusqu'à restreindre sa capacité à travailler, et même à l'empêcher de vivre normalement.
Personne ne s'émeut de cette épidémie grandissante et souterraine : on comptait 400  troubles musculosquelettiques (TMS) en  1982, plus de 40 000 trente ans après, comme un mal qui rongerait de plus en plus et que nul ne voudrait voir, ni les patrons ni les gouvernants, puisqu'il leur suffit de détourner les yeux et que leurs enfants n'auront jamais à exercer ces métiers. Pire, les maladies professionnelles sont parfois contestées par -l'entreprise, qui y voit une cause d'augmentation de ses cotisations sociales, et propose à l'ouvrier qui ne peut plus être debout un poste où il est assis… Celui qui avait un coude hors d'usage aura aussi le dos abîmé.
Et si les corps cassés des ouvriers constituaient un scandale semblable à celui de l'amiante ? Vendre sa force de travail est une chose, se tuer à la tâche en est une autre. Est-ce acceptable, au XXIe  siècle, que soit encore vrai ce qu'écrivait Simone Weil en  1935 sur l'usine, " cet endroit morne où on ne fait qu'obéir, briser sous la contrainte tout ce qu'on a d'humain ", où tout l'être s'épuise et s'écrase, où la fatigue est telle que l'esprit est vidé de toute pensée… Ou alors le progrès réalisé depuis le XIXe  siècle n'aura vraiment été réservé qu'à quelques privilégiés, et refusé aux dizaines de milliers de salariés des abattoirs, condamnés aux maladies et aux accidents, à la chaîne, à l'impossibilité d'un épanouissement dans le travail.
Un système indigneMettre en cause l'abattoir, ce n'est pas une lubie de végétarien, c'est dénoncer l'indignité de tout un système : les dérives d'une industrie qui ne cherche que le profit (scandales alimentaires, élevage intensif, bâtiments où s'entassent des milliers de poules pondeuses, exploitations gigantesques de plus de 5 000  porcs…), qui veut faire disparaître les formes traditionnelles de l'élevage et a transformé les animaux en machines à viande, qui a enlaidi les paysages, dégrade l'environnement (contamination des eaux et des sols, prolifération des algues vertes…) et réquisitionne les cultures de céréales et d'oléagineux pour nourrir le bétail destiné à des carnivores privilégiés, quand 800  millions de personnes ont faim. Demain, les ravages environnementaux d'une planète de milliards de carnivores seront dramatiques.
Manger n'est pas un acte anodin quand il engage la vie et la mort, la souffrance et l'aliénation. On peut bien se laver les mains, cela n'empêche pas le sang de -couler. Le choix de chacun d'être carnivore me semble aujourd'hui disparaître derrière la nécessité de prendre en compte les conditions humaines, économiques, sociales et environnementales qui rendent possible la production de viande. N'est-ce pas la conscience, le sentiment moral, qui convainc l'homme qu'il est supérieur à l'animal ?
Muriel de Rengervé

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