https://www.lemonde.fr/
En Norvège, l’OTAN montre sa force face à la Russie
L’exercice « Trident Juncture » mobilise 50 000 militaires et d’importants moyens technologiques
L’assaut commence sous l’œil d’officiers russes intégrés au groupe des observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Un chapelet de navires ceinture l’horizon, les fantassins britanniques et français débarquent sur la plage avec des blindés, tandis que des dizaines d’aéronefs, des chasseurs F-16 grecs et turcs, des F-18 canadiens, ou encore des ravitailleurs italiens, rugissent dans le ciel. Hormis quelques pannes de dernière minute – un bateau américain et un F-35 norvégien ont déclaré forfait –, la démonstration réalisée mardi 30 octobre à Trondheim, en Norvège, par l’OTAN, pour son exercice annuel « Trident Juncture » est impressionnante.
« Trident Juncture » sert depuis 2015 à certifier le niveau de la Force de réaction rapide otanienne. Mais l’édition 2018, associant la Suède et la Finlande, non membres de l’OTAN, avec une phase massive sur le terrain du 25 octobre au 7 novembre, a pris une dimension stratégique. En réalisant l’exercice avec 50 000 militaires et la panoplie totale des moyens – depuis les sous-marins jusqu’au bombardier stratégique américain B-1B –, l’Alliance atlantique délivre un message politique fort dans un climat de tension avec la Russie. La question est de savoir s’il est bien calibré, entre la posture défensive de l’OTAN et une affirmation crédible de sa force.
« Toutes nos activités, nos exercices (…), sont faits pour envoyer le message, spécialement à la Russie, que l’OTAN possède une dissuasion efficace et des moyens de défense collective », avait indiqué le patron de l’armée américaine, Joseph Dunford, le 16 octobre. Le scénario joue une opération de « haute intensité » telle qu’elle interviendrait si les 29 alliés mettaient en œuvre l’article 5 du traité de 1949 prévoyant que tous s’engagent pour défendre un Etat membre attaqué. Le dernier entraînement de cet ordre, avec 40 000 hommes, s’était tenu en 2002 en Pologne.
En réaction, la Russie a notifié aux autorités européennes du contrôle aérien des essais missiles entre le 1er et le 3 novembre. Dont un possible tir en pleine zone de manœuvre de « Trident Juncture ». « Celui-là est clairement une provocation. Les responsables du ministère norvégien de la défense m’ont dit que les Russes n’allaient même pas jusque-là du temps de la guerre froide », a indiqué, sur Twitter, Hans Kristensen, un expert en nucléaire de la Fédération des scientifiques américains (FAS).
Mais, le 31 octobre, Moscou a communiqué sur le vol, « radios ouvertes » et au-dessus des eaux internationales de la région, de deux bombardiers TU-160. Le secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg, a, pour sa part, minimisé la tension, mardi, à la veille d’une nouvelle réunion du conseil OTAN-Russie. « Nous ne changerons rien à ce qui est prévu dans notre exercice. Je suis tout à fait confiant sur le fait que les troupes russes se comporteront de façon responsable et sûre, tout comme le feront les forces de l’OTAN. »
« Trident Juncture » illustre l’équilibre difficile dans lequel se trouve l’OTAN. Choisie il y a cinq ans pour accueillir l’exercice, la Norvège offre certes une large liberté de manœuvre, un aguerrissement au combat en milieu froid et un archipel propice pour entraîner les forces anti-sous-marines, cruciales face à la Russie – les Etats-Unis ont indiqué avoir conduit 153 jours de patrouille maritime avec des Boeing P-8 depuis leur base de Keflavik, en Islande, en 2017, contre 21 en 2014.
Au-delà, « le réalisme prudent de la Norvège vis-à-vis de la Russie influence l’OTAN, qui se trouve dans un dilemme en voulant rassurer ses alliés de l’Est sans provoquer les Russes », explique Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. « Le pays maintient assez bien une politique double : être le bon élève de l’OTAN qui, avec une armée sérieuse, observe sans illusions le problème stratégique russe et renforce symboliquement sa coopération avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni ; mais aussi continuer d’être des voisins, avec une frontière tranquille avec la Russie. »
Défi redoutable
Le Pentagone va faire de la Norvège son centre d’entraînement au combat hivernal et s’apprête à doubler la présence par rotation de ses marines (bientôt 700) sur l’aéroport de Værnes-Trondheim. Les deux pays mènent, parallèlement à « Trident Juncture », leur propre exercice bilatéral plus au nord, depuis la base de Setermoen. Au cours de ces manœuvres « Northern Screen », l’on a vu, entre autres, une frégate antimissile Aegis norvégienne s’entraîner avec le porte-avions USS-Truman, dont Washington a vanté le premier passage du cercle polaire.
Mais les manœuvres « Trident Juncture » sont volontairement éloignées de la frontière que partage la Norvège avec la Russie : à 1 000 km en mer et au sol, à 500 km dans les airs. Oslo n’aurait pas accepté que cet exercice se déroule trop au nord, encore moins au Finnmark, le comté qui avait été libéré par les Soviétiques en 1945, souligne Bruno Tertrais.
De même, l’est de l’Arctique est patrouillé exclusivement par les forces norvégiennes, qui, si elles utilisent des P-8 américains, ne souhaitent pas voir l’OTAN se charger de cette mission. « Nous ne sommes pas dans la provocation, mais les Russes nous lisent comme des membres de l’OTAN », précise au Monde le ministre de la défense, Franck Bakke-Jensen, en insistant sur les coopérations avec la Russie, dans les domaines du sauvetage en mer ou de la pêche.
Depuis 2008, et plus encore depuis 2014 avec l’annexion de la Crimée, la doctrine défensive norvégienne a adopté un ton plus ferme, insistant sur « les coûts très élevés » d’une éventuelle agression russe, ont écrit les experts du Collège de défense de l’OTAN, en février. Et « la Norvège forme un bon exemple des changements dans les exercices militaires de l’OTAN sur son flanc nord ». Ouverts aux alliés, les exercices « Cold Response » norvégiens, de 2010 à 2015, ont été recentrés sur l’affrontement entre Etats.
La Norvège a profité de « Trident Juncture », où elle a mobilisé 10 000 soldats pour valider ses nouveaux plans nationaux de « défense totale » : sous ce vocable, ils mobilisent aussi les forces de sécurité, les réseaux de transport et les acteurs économiques. « La taille et la complexité de “Trident Juncture” assurent un stress test très réaliste pour tout le monde », a dit il y a quelques jours, à Bruxelles, le général Rune Jakobsen, commandant l’état-major de Bodo.
La Russie réalise des exercices de très grande échelle depuis 2009 dans ses grands districts militaires : « Zapad » (« Ouest », qui a simulé en 2017 une guerre totale), « Vostock » (« Est », a rassemblé en septembre 300 000 soldats selon Moscou, 30 000 selon les sources otaniennes), « Tsentr » (« Centre ») et « Kavkaz » (« Caucase »). Dans l’OTAN, « la stratégie a changé et avec elle les exercices », résument les experts. « Plutôt que d’attendre une attaque russe comme durant la guerre froide, les exercices expriment une attitude plus active, en amont ou dans une crise. » Le facteur russe n’explique pas tout, précise le Collège de défense de l’OTAN. Le sentiment de certains alliés d’avoir une armée trop faible, comme les divisions internes de l’Alliance, jouent aussi.
Les armées profitent d’abord de « Trident Juncture » pour tester leur habilité à opérer ensemble. La logistique de l’OTAN, « le 6e domaine de la guerre », selon le commandant de « Trident Juncture », l’amiral James Foggo, est la deuxième priorité. En Europe, les infrastructures civiles, inadaptées, posent un défi redoutable au transit des matériels de guerre. « L’exercice montre que nous sommes capables de bouger des équipements lourds sur de longues distances », indique M. Stoltenberg au Monde. « Mais l’idée est aussi que l’OTAN soit mobile en temps de paix dans une optique de prévention de conflit. Nous devons nous baser sur le renseignement, la connaissance de la situation, l’alerte avancée pour déployer des unités au bon moment et dissuader tout adversaire d’employer la force contre un allié. »
Parmi une vingtaine de nouvelles technologies, l’OTAN a validé une « capacité initiale d’évaluation de l’environnement informationnel », en clair une analyse automatisée des flux du Web pour détecter les opérations d’influence et y répondre. « La manœuvre de l’information doit accompagner la manœuvre militaire, surtout dans les crises de basse intensité », assure le général André Lanata, à la tête du commandement pour la transformation de l’OTAN. « A travers un “Trident Juncture”, nous communiquons et nous devons mesurer l’impact de nos actions. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire