Il est 20 heures, lundi 15 octobre, lorsque, enfin, l'accès au centre-ville de Trèbes est de nouveau autorisé. Un couple de quinquagénaires s'engage alors dans l'obscurité d'une route où les lampadaires n'ont pas encore été remis en service, et progresse à la lueur faiblarde d'un téléphone portable. La mélasse d'une quinzaine de centimètres qui recouvre le macadam a transformé leurs malheureuses baskets en enclumes de gadoue, et menace de les flanquer par terre à chaque pas.
Le couple est venu de Carcassonne, à dix minutes de là, et madame est inquiète :
" Mon frère ne donne plus de nouvelles depuis 8 heures du matin. " Quelques instants plus tard, soulagement : il y a de la lumière chez lui, qui ouvre la porte et tombe dans les bras de sa sœur. Une rare scène de joie au milieu d'un théâtre de détresse.
Car Trèbes a payé très cher les inondations qui ont frappé le département de l'Aude dans la nuit de dimanche à lundi : sur les onze victimes dénombrées mardi matin – on compte par ailleurs huit blessés et deux disparus –, six sont mortes ici.
" Ce sont six personnes âgées, toutes surprises dans leur sommeil par la montée des eaux ", explique un gendarme local.
Deux vivaient dans le centre-ville, quatre dans la cité de l'Aiguille, de l'autre côté de la rivière,
" la zone la plus touchée ", d'après le même gendarme
. " Là, l'Aude s'est étalée sur 200 mètres. C'était le Mississippi. "
Trois mois de pluie en une nuitSelon " Nico ", le petit centre-ville coincé entre l'Aude et le canal du Midi ressemblait à un
" aquarium géant ". Le patron de l'épicerie a vu son échoppe épargnée de justesse par la crue. Il s'en est aussi fallu de peu que, tentant de sauver l'une de ses deux voitures à 4 heures du matin, il y laisse la vie, à même pas 40 ans.
Emporté par les flots, il s'est agrippé à un poteau en béton. Un ami rugbyman de 130 kilos, plus fort que le courant, est venu le tirer de là. Ses voitures sont bonnes pour la casse, et l'une a carrément disparu –
" elle doit se promener entre le stade et la maison de retraite ". Nico trouve l'énergie de sourire, mais ce 15 octobre est
" un jour sombre ", dit-il
. " Encore un. Deux en un an, c'est beaucoup. "
Caméras, micros et stylos n'ont mis que sept mois à revenir à Trèbes. Le 23 mars, trois personnes y avaient été tuées à l'intérieur d'un supermarché par Radouane Lakdim – qui avait aussi fait une victime à Carcassonne. Le maire Eric Ménassi,
" catastrophé ", doit aujourd'hui gérer une nouvelle situation critique. Sa ville est salement amochée. Trois mois de pluie y sont tombés en une nuit. Au plus fort de la crue, à 7 h 30 du matin, l'Aude y est montée jusqu'à 7,68 m – contre une quarantaine de centimètres à minuit –, approchant les 7,95 m atteints lors de la crue record d'octobre 1891.
Le niveau était repassé sous les 2 mètres mardi matin, et le retrait des flots dévoilait un spectacle aussi insolite que décourageant. Les rues transformées en torrents de boue figés ; deux bateaux échoués sur le quai ; un lampadaire à l'horizontale ; une voiture à la verticale le long d'un tronc d'arbre, pare-chocs avant planté dans le sol ; des poussettes à l'abandon. Le tout avec, en fond sonore, l'alarme du distributeur automatique de billets ne s'arrêtant plus de hurler au milieu du silence.
Visages hagardsQue ce soit celle de la laverie, de la rôtisserie, de la pizzeria ou des deux salons de coiffure, les vitrines des artisans avec vue sur la rivière furieuse ont explosé, l'eau s'est engouffrée dans les commerces. Le rideau métallique du Café de l'Aude est enfoncé. Le panneau
" A vendre " du Café Pasteur, situé juste à côté, a résisté, mais on voit mal, désormais, comment il trouverait preneur. Tout comme les quinze voitures du garage Stef, qui devaient être bien alignées dimanche soir, et sont à présent encastrées les unes dans les autres, bousillées.
L'électricité est revenue dans la majeure partie de la commune de 5 500 habitants, dont beaucoup ont pu passer la soirée à la maison, et revoir en boucle sur les chaînes d'info en continu la catastrophe survenue en bas de chez eux.
Quelques visages hagards sillonnaient encore les rues désertes, comme celui de Carlo, maçon sexagénaire, parti se coucher à 1 heure du matin dimanche dans une maison sèche, réveillé un quart d'heure plus tard dans une maison inondée.
" Tout le rez-de-chaussée est foutu, et à deux marches près, l'étage l'était aussi, lâche-t-il, au bord des larmes.
C'est monté si vite… Il me reste mon lit et ma télé, qui étaient là-haut. J'ai perdu tout le reste. Mes deux voitures, le frigo, le micro-ondes. Je ne sais pas quoi faire. "
Un nombre indéterminé – plusieurs dizaines ? deux cents ? – de Trébéens ont trouvé refuge dans deux salles communales transformées en dortoirs de fortune. A la salle Riquet se sont relayés toute la journée de lundi des habitants désemparés, venus manger un bœuf aux carottes servi par d'autres habitants un peu moins désemparés.
La Croix-Rouge, notamment une équipe venue d'Andorre, y a installé une soixantaine de lits de camp. Quelque 3 000 euros de marchandises ont été offerts par un magasin Carrefour de Toulouse : de l'eau, du lait, des œufs, des gâteaux, des couches, des sacs de couchage, des plaids.
" Et surtout des chaussettes sèches, sourit une mère de famille venue prêter main-forte.
Vous ne vous rendez pas compte, mais ça n'a pas de prix ! "
" Imprévisible "Au choc a vite succédé un début de polémique, et Eric Ménassi a dû faire face à la colère de certains sinistrés de la salle Riquet, qui estimaient ne pas avoir été bien informés de la crue qui arrivait.
" La tragédie que nous avons vécue était imprévisible et insurmontable, s'est défendu le maire
. C'est une crue centennale ! " La scène se déroulait sous les yeux du premier ministre, Edouard Philippe, venu dans l'après-midi sur la zone sinistrée.
Le chef du gouvernement, lui aussi interpellé par des habitants du village de Villegailhenc où deux personnes sont mortes, a assuré que l'épisode météorologique était
" par lui-même imprévisible " et que
" faire passer une information en pleine nuit - était -
compliqué ". C'est à 6 heures du matin, lundi, que l'Aude a été placée par Météo France en vigilance rouge – elle l'était toujours mardi matin, mais les pluies, plus faibles, se sont décalées vers l'est.
Une
" procédure de catastrophe naturelle accélérée "va être mise en œuvre dans le département, a assuré Edouard Philippe, qui a aussi indiqué avoir
" pris contact avec la Fédération française des sociétés d'assurances pour indiquer combien il était nécessaire que les indemnisations des particuliers puissent être les plus rapides possibles ".
Depuis Paris, où il tenait une conférence de presse aux côtés du président sud-coréen Moon Jae-in, Emmanuel Macron a, quant à lui, exprimé
" l'émotion et la solidarité de toute la nation ". Le président de la République devrait se rendre sur place la semaine prochaine.
Henri Seckel
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