Le 9 août, une bombe s'écrase sur un bus rempli d'enfants, de retour d'un centre aéré, dans la province de Saada, dans le nord du Yémen. Les secouristes dénombrent 51 morts et 79 blessés. Les images des jeunes rescapés en sang, sortis du véhicule foudroyé, suscitent une vague de réprobation internationale.
Cible de cette indignation : la coalition militaire sous commandement saoudien, qui opère depuis mars 2015 au Yémen, en soutien au président élu,
Abd Rabbo Mansour Hadi,
chassé du pouvoir par la rébellion houthiste, et dont les bombardements ont déjà causé des milliers de victimes civiles.
Les Nations unies (ONU), les Etat-Unis et la France exigent une enquête. L'Espagne annonce le réexamen de ses projets de ventes d'armes à Riyad. L'embarras de Washington croît lorsque la chaîne CNN révèle, une semaine plus tard, que le projectile à l'origine du carnage est une bombe à guidage laser, de fabrication américaine, fournie par les Etats-Unis à son allié.
" Il y a un niveau de frustration que nous devons reconnaître. Ils doivent sortir du bois et dire ce qu'il s'est passé là-bas ", confie, à la fin août, le général Jeffrey Harrigian, patron de l'US Air force au Moyen-Orient.
Chantage au contratLes ONG de défense des droits de l'homme, qui réclament depuis des années une suspension des ventes d'armes à tous les belligérants au Yémen, montent au créneau. Elles pensent que le bain de sang de Saada pourrait convaincre les capitales occidentales de la nécessité de hausser le ton contre leur allié arabe et contraindre ce dernier à revoir à la baisse son engagement militaire.
Mais après avoir annoncé, début septembre, l'annulation d'un contrat de livraison de bombes, Madrid a prestement fait machine arrière, sous la pression de Riyad, qui menaçait de déchirer, en retour, un accord d'achat de cinq corvettes, autrement plus lucratif pour l'Espagne.
A Berlin, le gouvernement allemand vient d'être pris en flagrant délit de violation du moratoire sur les exportations d'armes vers les pays impliqués dans la guerre au Yémen, qu'il avait annoncé en début d'année.
" Pas étonnant, les entreprises allemandes sont à la peine au royaume, confie un industriel occidental implanté à Riyad.
Dès qu'elles viennent prospecter, personne ne les reçoit. Les gens de Siemens galèrent pour l'exécution de leurs contrats. La punition est très forte. "
Début août déjà, Riyad avait réagi de manière très brusque à un Tweet de la ministre canadienne des affaires étrangères, critiquant l'arrestation de défenseurs des droits de l'homme dans le royaume. Le catalogue des sanctions incluait l'expulsion de l'ambassadeur canadien, le gel des investissements saoudiens au Canada et la suspension des vols de la compagnie nationale saoudienne entre les deux pays.
Ces raidissements à répétition sont caractéristiques du duo au pouvoir à Riyad, le roi Salman Ben Abdelaziz Al Saoud et son fils, Mohammed Ben Salman, qui a rang de prince héritier mais fait office de souverain bis, tant son rôle est important. Ce sont eux qui ont ordonné l'intervention militaire au Yémen, menée en partenariat avec les Emirats arabes unis et conçue comme l'acte de naissance d'une nouvelle diplomatie, plus agressive, vouée à endiguer l'expansion de l'influence iranienne au Proche-Orient. De confession zaïdite, une branche du chiisme, les combattants houthistes sont perçus à Riyad comme le cheval de Troie de Téhéran.
" Ils ont décidé que personne ne les embêterait dans leur guerre, point à la ligne, explique un homme d'affaires, familier des cercles du pouvoir saoudien.
Tant que les Etats-Unis les soutiennent, ils peuvent tout se permettre. Avec un baril de pétrole à 80 dollars, c'est vrai aussi qu'ils ne prennent pas trop de risques. Et puis les Britanniques, pour l'instant, ne grognent pas, et les Français non plus. Donc, de leur point de vue, c'est jouable. "
Début septembre, Riyad a donné quelques gages à ses alliés. La coalition qui avait initialement déclaré que la frappe de Saada était
" conforme au droit international " a reconnu
" des erreurs ". Le royaume a promis
de sanctionner les responsables et de verser des compensations aux familles des victimes. Mais la probabilité que ce rare aveu de responsabilité entraîne une refonte des procédures d'ouverture de tirs de la coalition et une diminution des souffrances infligées à la population yéménite paraît encore mince.
En trois ans et demi d'interventions, jalonnés de 18 000 raids aériens selon l'organisation Yemen Data Project, Riyad n'a jamais cessé de frapper des cibles civiles. Beaucoup d'infrastructures économiques dans la première année du conflit (installations portuaires, usines, etc.), puis des marchés, des bâtiments résidentiels, des mariages, des célébrations publiques… Une part de ces tirs sont le fruit d'erreurs manifestes, conséquence du manque de professionnalisme notoire des pilotes saoudiens.
Mais ces bombardements, qui sont couplés à un blocus partiel des zones rebelles, participent aussi d'une stratégie d'étouffement et d'usure des houthistes, qui tiennent l'essentiel du nord du pays, sa part la plus peuplée. Résultat : sur un total de 6 600 civils tués depuis mars 2015, 4 300 ont péri dans un bombardement de la coalition, selon une estimation du bureau du haut-commissaire de l'ONU aux droits de l'homme. Il s'agit d'une estimation conservatrice, le bureau -reconnaissant lui-même que le nombre de victimes est probablement beaucoup plus élevé – l'organisation indépendante ACLED, qui tient la comptabilité du conflit, avance le chiffre de 50 000 morts entre janvier 2016 et juillet 2018, sans compter les victimes de l'écroulement de l'Etat et de l'économie.
" Le Vietnam des Saoudiens "Face à l'indignation des ONG de défense des droits de l'homme, Washington, qui ravitaille les avions de la coalition en vol et lui fournit des renseignements, presse le royaume d'amender ses procédures de ciblage. En vain pour l'instant. Dans un rapport remis cette semaine au Conseil des droits de l'homme de l'ONU, à Genève, une commission d'experts affirmait ainsi
" n'a - voir -
pas identifié de changement significatif dans le mode opératoire de la coalition ".
Si le document accuse toutes les parties au conflit de possibles crimes de guerre, y compris les houthistes, qui, depuis trois ans, pilonnent la ville de Taëz et tirent des missiles à intervalles réguliers contre le territoire saoudien, il précise que les frappes aériennes du camp prosaoudien sont responsables de la majorité des morts civils.
La coalition affirme aujourd'hui n'avoir d'autre choix que de poursuivre ces frappes dans la région d'Hodeïda, le premier port du pays, d'où les houthistes tireraient un tiers de leurs revenus, même si elle semble renoncer pour l'heure à s'emparer de la ville pour ne pas précipiter une famine, contre laquelle l'ONU ne cesse de mettre en garde. Mais par ses bombardements, elle estime maintenir une pression indispensable pour forcer les houthistes à négocier une solution politique.
" Le Yémen est devenu le Vietnam des Saoudiens, observe un fonctionnaire onusien.
Ils s'y sont engagés à la légère, et maintenant c'est la fuite en avant, au mépris de tout multilatéralisme. Mais vu que Trump tire à boulets rouges sur la Cour pénale internationale et que les dirigeants européens sont obnubilés par la courbe du chômage et incapables de parler d'une seule voix, que risquent-ils ? " Pas grand-chose, comme le reconnaît à regret un officiel occidental.
" Des doutes s'expriment chez tous les principaux alliés - de Riyad - ,
ils reconnaissent que cette guerre ne peut pas être gagnée. Et pourtant, ils continuent de donner la priorité aux ventes d'armes. "
Benjamin Barthe et Louis Imbert (à paris)
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