Aux Etats-Unis, c'est au milieu des années 1960 que les anciens esclaves ont pu finalement obtenir le droit de s'asseoir dans les mêmes bus que les Blancs, d'aller dans les mêmes écoles, et, par la même occasion, ont pu accéder au droit de vote. Au Brésil, le droit de vote pour les pauvres date de la Constitution de 1988, soit quelques années avant les premières élections multiraciales en Afrique du Sud, en 1994.
La comparaison peut choquer : le Brésil est un pays autrement plus métissé que les deux autres. Lors du dernier recensement, en 2010, 48 % de la population s'est déclarée comme " blanche ", 43 % comme " métisse ", 8 % comme " noire ", et 1 % comme " asiatique " ou " indigène ". En réalité, ce sont même plus de 90 % des Brésiliens qui ont des origines métissées. Il reste que les clivages sociaux et raciaux demeurent étroitement liés. C'est le pays du " racisme cordial ", dit-on parfois, à défaut d'être le pays débarrassé de la race. Un pays où la démocratie est récente et fragile, et traverse actuellement une crise très grave.
Le Brésil a aboli l'esclavage en 1888, alors que les esclaves représentaient encore 30 % de la population dans certaines provinces, en particulier dans les régions sucrières du Nordeste. Au-delà du cas extrême de l'esclavage, c'est un pays où les relations de travail sont longtemps restées extrêmement dures, en particulier entre les propriétaires terriens et les ouvriers agricoles et paysans sans terre.
Sur le plan politique, la Constitution de 1891 prit soin de préciser que les personnes non alphabétisées n'auraient pas le droit de vote, règle reprise par les Constitutions de 1934 et 1946. Cela permit d'éliminer d'entrée de jeu 70 % de la population adulte du processus électoral dans les années 1890, et toujours plus de 50 % en 1950 et environ 20 % en 1980. En pratique, ce sont non seulement les anciens esclaves mais plus généralement les pauvres qui ont ainsi été exclus du jeu politique pendant un siècle. Par comparaison, l'Inde n'a pas hésité à instituer un suffrage véritablement universel dès 1947, en dépit des énormes clivages sociaux et statutaires issus du passé, et de l'immense pauvreté du pays.
Au Brésil, l'exclusion politique des illettrés ne s'est pas pour autant accompagnée d'une politique scolaire volontariste. Si le pays est resté aussi inégalitaire, c'est d'abord parce que les classes possédantes n'ont jamais vraiment tenté d'inverser le lourd héritage historique. La qualité des services publics et des écoles ouvertes au plus grand nombre est longtemps restée extrêmement faible, et demeure insuffisante aujourd'hui.
Il fallut attendre la fin de la dictature militaire (1964-1985) et la Constitution de 1988 pour que le droit de vote soit étendu à tous, sans condition d'éducation. La première élection présidentielle au suffrage universel se déroule en 1989, et l'ancien ouvrier tourneur Lula atteint déjà le second tour et réunit 47 % des voix. Son élection triomphale en 2002, avec 61 % des voix au second tour, puis sa réélection en 2006 avec le même score, lui qui avait été tant moqué pour son manque d'éducation, et dont on disait qu'il ne pourrait représenter dignement le pays à l'étranger, marque l'entrée symbolique du Brésil dans l'ère du suffrage universel.
Sauver la démocratieA l'inverse, l'élection de Bolsonaro signerait une régression terrible pour le pays, et irait bien au-delà d'une alternance normale, après les nouvelles victoires arrachées par le Parti des travailleurs (PT) et Dilma Roussef (56 % en 2010, 52 % en 2014), avec un électorat de plus en plus clivé socialement et géographiquement. Militariste, machiste, homophobe, le député de Rio est aussi antisocial et anti-pauvres, comme en témoigne son programme économique ultralibéral. Il surfe également sur la nostalgie de l'ordre de l'homme blanc, dans un pays où les Blancs ont cessé d'être majoritaires (ils étaient encore 54 % au recensement de 2000). Vu les conditions douteuses de la destitution de Dilma Roussef en 2016 et de l'empêchement de Lula en 2018, cette élection risque de laisser des traces terribles.
Au pouvoir, le PT n'a pourtant pas démérité. Grâce aux hausses de salaire minimum et au nouveau système d'allocations familiales (Bolsa Familia), la croissance s'est accompagnée d'une baisse inédite de la pauvreté. Le PT a également mis en place des mécanismes d'accès préférentiel aux universités pour les classes populaires et les populations noires et métissées. Mais, faute d'avoir réformé le système électoral, le PT n'a jamais réussi à s'attaquer à la régressivité fiscale structurelle du pays (les taxes indirectes montent à 30 % sur les factures d'électricité, alors que les hautes successions sont taxées à 4 %). Avec pour effet que la réduction des inégalités s'est faite au détriment des classes moyennes, et non des plus riches.
Si le camp progressiste est parvenu à réduire les inégalités au XXe siècle, c'est parce qu'il s'est battu pour un ambitieux agenda égalitaire, à base de réformes politiques tout autant que de réformes fiscales et sociales. Aux Etats-Unis, il fallut amender la Constitution en 1913 pour créer un impôt fédéral sur le revenu et sur l'héritage, qui devint le plus progressif de l'histoire et permit de financer le New Deal. Il fallut mettre fin au veto des Lords au Royaume-Uni et à celui du Sénat en France, sans quoi les réformes sociales de 1945 n'auraient jamais vu le jour. Aujourd'hui, le camp progressiste refuse tout débat ambitieux sur la démocratisation des institutions américaines, européennes ou brésiliennes. Ce n'est pourtant pas en laissant aux nativistes et aux réactionnaires le monopole de la rupture que l'on sauvera l'égalité et la démocratie.
De Thomas Piketty
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