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mardi 30 octobre 2018

" Bolsonaro, c'est un vote de révolte "


14 octobre 2018

" Bolsonaro, c'est un vote de révolte "

A Brasilia Teimosa, ancien fief de la gauche brésilienne, les électeurs plébiscitent le candidat d'extrême droite

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BOLSONARO CRÉDITÉ DE 58 % DES INTENTIONS DE VOTE AU SECOND TOUR
Un premier sondage Datafolha publié mercredi 10 octobre crédite le candidat d'extrême droite, Jair Bolsonaro, de 58 % des intentions de vote au second tour du scrutin présidentiel, prévu le 28 octobre. Fernando Haddad, le candidat de gauche du Parti des travailleurs (PT), à 42 %, ne désespère pas de rattraper son retard." J'avais 4 % des intentions de vote il y a trente jours, Aujourd'hui nous sommes à 42 %. Il ne nous en manque plus que huit ", a-t-il répété vendredi à Sao Paulo (sud-est), à la sortie d'une messe. Jeudi soir, Jair Bolsonaro a, lui, affirmé qu'il n'était " pas d'extrême droite " et se voyait plutôt comme " un admirateur de Donald Trump ".
Il tend ses avant-bras et dit en avoir encore la chair de poule. Rappeler à Luiz Ferreira da Silva Neto l'épisode de la venue de Lula dans sa favela de Recife, ici à Brasilia Teimosa, en 2003, c'est mettre le doigt sur une blessure intime qu'il aimerait enfouie à jamais. " J'avais Lula dans la peau, vous comprenez ? Il était notre orgueil à tous ", souffle d'une voix émue ce jeune quinquagénaire, né ici même et devenu avec le temps professeur de sport respecté et écouté, dans une petite école publique voisine.
A l'époque, l'ancien président venait d'être triomphalement élu. Il avait choisi pour son premier déplacement cette communauté de 26 000  habitants, des pêcheurs pour la plupart, pauvres parmi les pauvres, pour lancer sa " caravane de la faim ", ce programme de lutte contre la pauvreté qui devait être le point d'orgue de ses mandats. Un tiers des Brésiliens, soit 54 millions de personnes, -vivaient alors dans la misère.
" Lula est entré dans chaque maison, une par une, accompagné par vingt-neuf ministres, c'était incroyable ", se souvient Luiz Ferreira. Parfois sur de simples morceaux de papier, les habitants qui se pressaient sur son passage faisaient part de leurs besoins les plus urgents – travail, logement, nourriture, eau potable, égouts. Le nouveau président promit de retirer les pilotis du front de mer, de goudronner les rues et de construire les équipements d'assainissement de base. " Ce qu'il fit ", reconnaît le professeur.
Au fil des années, Brasilia Teimosa est ainsi devenu un des symboles de l'action gouvernementale. Un fief à part, aussi, du Parti des travailleurs de Lula, planté là, au bord de mer, au cœur de cette capitale carte postale du Pernambouc, Etat où est né le président, et accolé au quartier chic et conservateur de Boa Viagem. Les scores des candidats de gauche, du PT ou de ses alliés, pouvaient y atteindre des sommets.
" On s'est sentis abandonnés "Brasilia Teimosa signifie " Brasilia têtue ", en hommage à l'esprit de résistance de ses habitants, qui, délogés chaque jour par les pouvoirs publics à la fin des années 1950, au moment de la construction de la capitale brésilienne, revenaient " obstinément " chaque lendemain. L'îlot a fini par s'imposer dans l'orthodoxie du parti. Le passage des élus et des cadres se sont multipliés. L'ex-présidente Dilma Rousseff s'y est rendue deux fois, et le nom de " Brasilia Teimosa " fit son entrée dans les brochures -pétistes. Selon les données du ministère des villes, le gouvernement fédéral a investi 9  millions de reais (2  millions d'euros) pour l'urbanisation de la favela et 2,6  millions pour la construction de la zone résidentielle réservée aux familles déplacées. Près de 5 000 foyers ont été régularisés.
" Vous imaginez la fierté que cela procure ? Brasilia Teimosa était l'illustration même de l'engagement de Lula auprès de son peuple ", insiste Luiz Ferreira. Et puis les choses ont changé. Les affaires, les enquêtes de corruption qui n'en finissent pas, le " mensalao " (pots-de-vin versés aux membres du Congrès) et les scandales du géant pétrolier Petrobras, ces salaires aussi qui n'augmentent pas assez vite, l'état catastrophique du système éducatif, du système de santé, et surtout cette folle recrudescence des violences ces dernières années : la litanie de griefs a plongé Luiz Ferreira dans un abîme de perplexité. " On s'est sentis abandonnés par Lula, dit-il. Aujourd'hui, il est en prison. "
L'ancien président est encore venu fin août 2017, sept moisavant son incarcération, pour tenter de lancer sa campagne électorale, malgré les accusations portées contre lui. Une majorité des habitants de Brasilia Teimosa ont boudé l'événement, comme Luiz Ferreira. " Je n'y suis pas allé et j'avais mauvaise conscience, glisse-t-il. Mais cela m'était impossible. "
Le 7 octobre, au premier tour de l'élection, le fief pétiste a majoritairement voté pour le candidat d'extrême droite Jair Bolsonaro. Le capitaine parachutiste est arrivé largement en tête, avec une avance de près de 15  points sur le candidat désigné par le PT, Fernando Haddad, selon les résultats obtenus auprès du tribunal régional électoral. " J'ai moi aussi voté Bolsonaro, sans hésitation même, souligne l'ancien pétiste.C'est un vote de révolte, jamais nous n'avons vécu une telle crise, une crise qui nous rapproche dangereusement du -Venezuela, et personne ne veut ça ici. " Chiffres à la main, il rappelle que 19 jeunes adolescents de Brasilia Teimosa,membres de l'association de lutte contre le crack qu'il codirige, ont été tués entre 1993 et la fin 2017. Depuis décembre 2017, 27 autres sont morts, selon ses décomptes.Une épidémie de crimes perceptible d'ailleurs dans toute la région. En quatre ans, le taux d'homicides dans l'Etat du Pernambouc a augmenté de 58 %, pour atteindre 5 427 morts.
Il en est quasi certain, Luiz Ferreira votera Bolsonaro au deuxième tour. " Haddad est un candidat intelligent, mais il est manipulé par le PT ", croit-il savoir. Et d'ajouter : " L'immense majorité des électeurs veut le changement, un changement radical, une révolution même du personnel politique que seul Bolsonaro est en mesure d'incarner. "
Président volubile du conseil des habitants de la communauté Brasilia Teimosa, réélu cinq fois d'affilée, Wilson Lapa a lui aussi été un fervent soutien de Lula. Dès sa première candidature présidentielle en 1989, jure-t-il : " J'ai même distribué ses tracs. " Aujourd'hui, il dit surtout regretter que l'ancien président n'ait pas pu se présenter aux élections pour le voir " perdre par les urnes ".
A 59 ans, le responsable local a été l'une des premières voix à apporter son soutien au candidat de l'extrême droite. " Je pense que Bolsonaro est le Lula d'hier, affirme-t-il en toute sérénité. Il parle la langue du peuple et dit ce qu'il veut entendre, un peuple qui en retour est sensible à son honnêteté et à sa posture. " Wilson Lapa affirme avoir été critiqué par certains militants du PT au sujet de la Bolsa Familia (" bourse famille "), ce programme social phare des années Lula : " Contrairement à ce que certains avancent, Bolsonaro n'y touchera pas, il rendra seulement cette aide pécuniaire plus efficace, car elle s'est transformée en une machine rendant les gens dépendants et inactifs. "
Ce qui l'a le plus ennuyé, ce sont les attaques de certains voisins qui l'ont accusé d'être " homophobe ", en raison des saillies misogynes et anti-LGBT du candidat. " C'est n'importe quoi, les gens peuvent faire ce qu'ils veulent, moi personnellement je soutiens la cause des femmes atteintes du cancer du sein depuis des lustres. Mon parti c'est le Brésil, c'est tout ! "
De son geste, il dit avoir été suffisamment reconnaissant vis-à-vis du PT et des efforts fournis pour la reconstruction de Brasilia Teimosa en ayant " toujours " déposé un bulletin de vote pour la formation de Lula. " Mais j'ai commencé à changer d'opinion et à ouvrir les yeux quand les gens ont perçu que ce que Lula donnait d'une main, il le reprenait de l'autre. " Et puis ceci : " Bolsonaro éradiquera la corruption et ramènera la sécurité, j'en suis sûr. Lui-même n'a jamais été inquiété dans une affaire de détournement d'argent et question cran, il s'y connaît. "
" Robin des bois "Sur le front de mer flotte un air d'insouciance. Les enfants jouent au football sur le sable, entre la route et les embruns. Une fille s'amuse avec des garçons plus âgés. Elle porte un tee-shirt rouge sur lequel on distingue un portrait de Dilma Rousseff, relique synthétique d'un passé pas si lointain.
Comme tous les soirs, Maria, 74 ans, s'installe dans l'embrasure de sa porte pour regarder sa communauté s'animer devant elle. Elle est née ici même, elle aussi. Maria dit rester pétiste : " Ils votent Bolsonaro parce qu'ils veulent toujours plus de choses. Ils n'ont aucune notion de ce qu'ils ont. " Marly, sa voisine, s'installe à ses côtés et opine. " Ils disent que le PT veut introduire la défense des homosexuels à l'école, eh bien moi je n'y crois pas. " Elle admet avoir été un moment indécise, avant de se reprendre : " Je revoterai PT, mais ce n'est pas gagné. "
Pour Dilson dos Anjos, vendeur ambulant, le manque de reconnaissance ambiant envers l'ancien président exhale des relents d'injustice. " Il a toujours été le père des pauvres et, s'il a volé, on dira qu'il a été Robin des bois ", sourit-il. Roberto, un jus à la main, ajoute : " On appelle cela l'ingratitude du ventre. "
Nicolas Bourcier
© Le Monde

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