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vendredi 28 septembre 2018

HISTOIRE et MÉMOIRE - L'inconnu de la Ve République

HISTOIRE et MÉMOIRE



28 septembre 2018

L'inconnu de la Ve République

Jérôme Solal-Céligny, maître des requêtes au Conseil d'Etat, a été la cheville ouvrière de la rédaction de la Constitution du 4 octobre 1958, voulue par de Gaulle. Rigoureux et diplomate, le haut fonctionnaire a su traduire en droit la volonté politique du Général, en un temps record

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Ses cartons, au nombre de seize, dorment depuis des lustres aux archives du Conseil d'Etat, dans un sous-sol de la rue de Richelieu, à Paris. Des dizaines de dossiers s'y empilent, dont la couverture brune tombe parfois en lambeaux. Ces milliers de pages, dactylographiées, annotées ou manuscrites, appartenaient à Jérôme Solal-Céligny, maître des requêtes au Conseil d'Etat et membre du cabinet de Michel Debré. Ce proche du garde des sceaux fut le seul homme qui participa, de bout en bout, dans l'ombre, à l'élaboration de la Constitution de 1958, dont on fête les 60  ans, le 4  octobre.
Les archives de Solal, dont le catalogue a été établi en  1984 par le constitutionnaliste -Didier Maus, représentent, selon celui-ci, " le fonds le plus important, avec celui de Debré, pour l'étude de l'écriture de la Constitution ". Parole d'expert, puisqu'il a été le rapporteur général de la Commission des archives -constitutionnelles de la Ve  République, créée en  2002, qui a publié cinq volumes (1958-2010) à La Documentation française, avant de disparaître pour raison d'économies, en  2011. Le dernier tome, constitué d'entretiens et -illustré de portraits à la sanguine, est captivant.Jérôme Solal-Céligny aurait pu y occuper une place de choix, si son décès accidentel, en  1974, à l'âge de 54 ans, l'avait permis.
Il aurait raconté, sa famille en atteste, que cette période avait été la plus extraordinaire de sa vie professionnelle, comme pour nombre d'acteurs de l'époque. Quel été ! De juin à août  1958, à l'heure où le pays se passionne pour le Tour de France ou se précipite à la plage, un petit groupe d'hommes s'attelle, dans la plus grande discrétion, à une tâche redoutable. Expédier aux oubliettes la IVe  République et ses errements – son instabilité ministérielle congénitale, ses partis tout-puissants, ses coalitions improbables – en établissant dans la durée, à la tête de l'Etat, un président qui préside et un gouvernement qui gouverne.
Écrire la partition du GénéralLe général de Gaulle a été officiellement tiré de sa retraite de Colombey par René Coty, le président de la République, qui a fait appel, le 29  mai 1958, au " plus illustre des Français " pour sortir le pays de la crise. La guerre -d'Algérie, qui sévit depuis 1954, menace d'emporter le régime. Les précédents gouvernements, -celui de Félix Gaillard (Parti -radical) et celui de Pierre Pflimlin (MRP), n'ont guère tenu plus longtemps qu'un slow des Platters ou une chanson de Dalida – on danse sur Only You ou l'on fredonne Gondolier quand on ne part pas à la guerre.
Le 19  mai, de Gaulle a donné une conférence de presse pour faire savoir qu'il se -tenait prêt. A une question, il a répondu par une autre, exaspéré, en levant les bras : " Pourquoi voulez-vous qu'à 67 ans je commence une carrière de dictateur ? ! ", provoquant l'hilarité des journalistes. Ce mot signifie pourtant son intention de légalité et de légitimité : il veut une nouvelle Constitution qui sera -approuvée par les Français lors d'un référendum. Et il faut aller vite, très vite. Investi le 1er  juin, il obtient de gouverner par ordonnances et de réformer les institutions. Le -Parlement de la IVe  République ne doit à aucun prix faire sa rentrée, le 1er  octobre.
Le 12  juin, Debré installe un " groupe de -travail ", place Vendôme, au siège du ministère de la justice. Beaucoup de jeunes auditeurs du Conseil d'Etat, des représentants des -ministres et celui du Général, Raymond -Janot, qui s'appuient notamment sur le -fameux discours de Bayeux du 16  juin 1946, dans lequel de Gaulle a dessiné un arbitre -national placé au-dessus des partis ". -Celui-ci doit nommer le chef du gouvernement, choisir les ministres, dissoudre, se porter garant de l'indépendance nationale… La symphonie est là, mais il faut écrire la partition.
Jérôme Solal-Céligny a déjà composé le premier mouvement, à la demande de Guy Mollet, deux ans auparavant – une étape capitale, car le président socialiste du Conseil ralliera les siens au projet gaulliste. Le dirigeant de la SFIO pensait que, s'il arrivait à résoudre le problème algérien, il pourrait réviser la Constitution. Il s'est trouvé dans la situation inverse, après avoir fait voter des " pouvoirs spéciaux " à l'armée en Algérie, en mars  1957, entraînant les conséquences que l'on sait. " Pour régler le problème algérien, il fallait réviser la Constitution ", analyse son ancien conseiller André Chandernagor, dans le volume V des Archives constitutionnelles de la Ve  République.
Les deux hommes, Solal et Chandernagor, vont travailler ensemble. Solal-Céligny est un parfait connaisseur du processus législatif et de tous les projets de révision constitutionnelle. Haut fonctionnaire du secrétariat -général du gouvernement depuis dix ans, il écrit donc, début 1956, cette note de seize pages, intitulée " Catalogue sommaire de mesures destinées à renforcer l'exécutif ". Un texte très articulé qui définit les conditions de la dissolution, qui propose une -réforme de la question de confiance, la mise en place d'un système de " questions orales avec débat ", la maîtrise de l'ordre du jour, etc.
Equanime, discret, éclairé, Jérôme Solal-Céligny savait s'entendre aussi bien avec les gaullistes qu'avec la gauche." Jérôme avait un énorme avantage sur tous les autres. Non seulement, il avait travaillé depuis longtemps sur la Constitution, mais il avait une mémoire prodigieuse. Il connaissait tous les textes par cœur ", relève Georgette Elgey, auteure d'une somme sur la IVe  République et les débuts de la Ve, qui vient de reparaître, en deux volumes, dans la collection " Bouquins ".
L'historienne connaît la famille. Le père, -Edmond Lévy-Solal, était un grand médecin accoucheur, ami du professeur Robert Debré et titulaire de la chaire d'obstétrique de -Baudelocque.La mère, Catherine de Céligny, fille naturelle de Napoléon-Jérôme Bonaparte, dit " Prince Napoléon " ou " général Plon-Plon ", et d'une certaine marquise de Canisy, était une forte personnalité. Née de " parents inconnus " pour l'état civil, elle avait pris le nom du village suisse, au bord du lac Léman, où elle avait été élevée, Céligny.
Les parents de Jérôme Solal-Céligny s'étaient connus pendant la Grande Guerre, en soignant des blessés. Ils avaient eu, avant leur fils, né en  1920, une enfant trisomique,ce qui les avait encore rapprochés de la -famille Vendroux, celle d'Yvonne de Gaulle. Ils furent ainsi les seules personnes que les de Gaulle admirent à l'enterrement de leur propre fille, Anne, en  1948. Quant à Jérôme Solal-Céligny, il quitte clandestinement Paris le 8  septembre 1943, sous le pseudonyme de " Jules Saurin ", avec un groupe de résistants, pour rejoindre Alger, via l'Espagne.Voilà pour la généalogie et ce que l'on appellerait aujourd'hui les " réseaux ".
Le fameux " groupe de travail " se réunit presque tous les jours. Tantôt, c'est Jean -Mamert, sa cheville ouvrière, qui dicte ses notes depuis son lit, à 7 heures du matin, épuisé par une courte nuit, à la dactylo du ministère, qui remettra un exemplaire propre à Michel Debré à 8  heures, tantôt Solal s'en charge. On trouve même, à de nom-breuses reprises, l'écriture de sa femme, -Marianne Richet, sur le projet constitutionnel, car elle notait le soir les amendements et observations sous la dictée de son mari, afin que la secrétaire les intègre au petit matin.
" Parlementarisme rationalisé "Malgré tout, le Général, qui réunit, lui, tous les soirs après le dîner, à Matignon, quelques ministres et sa garde rapprochée – Pompidou, Guichard, Debré et Janot –, veut encore accélérer le mouvement : " Debré, tout ça c'est long, c'est trop long ! Vous allez vous retirer dans une thébaïde, avec deux ou trois collaborateurs, pas davantage. Plus nombreux, on ne travaille pas. Et vous reviendrez avec le texte complet de la Constitution du premier au dernier article. " La thébaïde, ce sera le château de La Celle-Saint-Cloud, où Janot, Solal et -Mamert vont travailler pratiquement jour et nuit. Seul Michel Debré rentre dormir chez lui, rue Spontini, dans le 16e arrondissement.
Mission accomplie, le 14  juillet. " Il y a tout, c'est complet ? ", demande simplement le -Général. Dans les jours qui suivent, le texte passe l'obstacle du comité interministériel, puis il est soumis à un conseil de cabinet et l'on aboutit au " Livre rouge ", qui va pouvoir être transmis au Conseil consultatif constitutionnel (CCC), présidé par Paul Reynaud. Solal en suit tous les travaux en tant qu'expert, du 29  juillet au 14  août. Chaque jour, il prend -plusieurs pages de notes et réoriente avec -diplomatie les débats, en particulier sur le chapitre délicat des relations entre Parlement et gouvernement, ce que l'on a appelé le " parlementarisme rationalisé ".
Lors de la dernière étape au Conseil d'Etat, -Jérôme Solal-Céligny est encore rapporteur adjoint. Ces discussions, certes un peu techniques, laissent surtout l'impression d'échanges de haute volée, comme ceux du CCC. Le reste est politique et mise en scène, parfois spectaculaire, comme ce 4  septembre, sur la place de la République, où le Général présente leur nouvelle Constitution aux Français : " De tout mon cœur, au nom de la France, je vous -demande de répondre oui ! " Solal sait qu'il a vécu un moment rare, aussi unique que son premier saut en parachute pendant la guerre.
Le 28  septembre 1958, plus de 80 % des Français vont voter, et le texte est approuvé à 82,6  %. Même les banlieues rouges autour de Paris ont suivi l'élan, en dépit d'une vigoureuse campagne du Parti communiste, -encore très puissant, en faveur du nonLa victoire est totale.
Béatrice Gurrey
© Le Monde

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