Un origami, un tas de sable, un tee-shirt mouillé, un ballon de baudruche qui éclate, une vitre qui se fissure, un raton-laveur… Trouver l'intrus dans ce drôle d'inventaire ne relève pas de l'exploit. La vraie difficulté commence une fois écarté le mammifère cher à Jacques Prévert. En effet, qu'est-ce qui rapproche ces objets du quotidien ? Frédéric Lechenault n'hésite pas : " Tous sont des p…. de beaux problèmes de physique. "
A 39 ans, le responsable de l'équipe Méca-nique d'interfaces et systèmes complexes, à l'Ecole normale supérieure de Paris, n'est pas décidé à mâcher ses mots. Ni à tempérer son enthousiasme. Voilà dix-huit ans qu'il a embrassé cette carrière de physicien des petites choses. Qu'il décèle des problèmes là où d'autres ne voyaient que du commun, puis qu'il en élabore les solutions. Et pas question pour lui de jouer petit bras :
" En tirant sur un tricot, je pense faire des choses au moins aussi fondamentales que celui qui cherche à décrire l'Univers. "
Sans doute une histoire de point de vue. Certains tombent dans la physique en regardant le ciel, lui a plongé dedans en observant la pâte à pain.
" Mon grand-père tenait la boulange du village où j'ai grandi, en Bourgogne. J'étais sans cesse fourré chez lui. Et je regardais, fasciné, le pétrin, son mouvement, sa texture. " Puis l'adolescent déporte sa passion sur les fusées, pas tant sur leur destination que sur ce qui les propulse.
" Je construisais des proto-types, je testais des sortes de bombes artisanales, se souvient-il.
Et, de 11 à 14 ans, j'ai consigné tout ça dans des cahiers. " Sur la fiche cartonnée, en 6e, à la question rituelle sur la profession rêvée, le fils d'une agente hospitalière et d'un gérant de station-service répond :
" Chercheur, si j'ai le courage après l'école d'ingénieurs "
Reconstituer des dunesDu courage et de la suite dans les idées. Après les classes préparatoires à Lyon, il intègre l'Ecole nationale des ponts et chaussées. Et quand les copains profitent du stage de première année pour voyager à l'étranger, lui décroche une place dans le laboratoire d'Olivier Dauchot, au Commissariat à l'énergie atomique (CEA).
" Il se trouve que j'ai moi-même fait les Ponts, raconte le physicien, aujourd'hui directeur de recherche au CNRS, dans le laboratoire Gulliver installé à l'Ecole supérieure de physique et de chimie industrielle (ESPCI).
J'étais sans doute réceptif. Mais j'ai surtout été impressionné par son énergie. Il était à l'affût des innovations et très tenace. J'ai pensé qu'après le stage il faudrait le suivre. " Quatre ans et un master de physique théorique plus tard, Frédéric Lechenault reviendra le trouver pour faire sa thèse.
La passion du grand jeune homme n'a pas changé :
" J'étais et je reste fasciné par les phénomènes émergents non détectables au niveau individuel : une ola dans un stade, la construction d'une fourmilière, le départ d'une avalanche… " Dans le laboratoire d'Olivier Dauchot, Frédéric Lechenault reconstitue des dunes afin de comprendre comment elles réagissent face au vent, de quelle façon elles avancent et surtout suivant quelles règles. Les outils sont modestes : deux balances de cuisine. Mais, pour étudier ces mouvements granulaires, la théorie, elle, s'avère nettement plus complexe. Et risquée. Le pari consiste à prendre la phy-sique statistique, inventée par Ludwig Boltzmann pour étudier la température des gaz, et à l'appliquer au tas de sable.
" D'autant que le sable, il s'écoule un peu comme un liquide, il s'entasse de façon presque solide et, quand on souffle dessus, il forme une sorte de gaz… "
Si le sable tient toujours une place dans l'équipe de cinq chercheurs et quatre étudiants qu'il anime, son plaisir consiste à multiplier les terrains de jeu. Et il en trouve partout, avec chaque fois l'envie de modéliser les phénomènes, construire des expériences, élaborer une théorie. Une table à coussin d'air, des ressorts et des boîtes de Petri lui permettent de reconstituer un flipper.
" A plusieurs boules ", précise-t-il. Une simple gélatine et des polarisateurs de lumière modélisent les fissures de matériaux aussi variés que l'émail des dents, les trottoirs de nos rues ou le fond de nos océans.
" La question, c'était de savoir ce qui se passe quand une force s'exerçant sur une surface crée deux failles de chaque côté. Comment la tension se propage-t-elle ? Comment les failles se rapprochent-elles ? "
Vous séchez ? Normal. Le résultat, pour tenter de faire simple, est le suivant : chaque faille agit sur l'autre et fait tourner la tension qui s'exerce sur elle, ce qui contribue à faire dévier la fissure, qui fait encore tourner la tension, et ainsi de suite…
" Au final, vous avez non plus un, non pas deux, mais trois morceaux ", conclut Frédéric Lechenault, sourire aux lèvres. Il poursuit :
" L'idée m'est venue une nuit, à 4 heures du matin, sans doute un peu alcoolisé. J'avais dû voir 200 fois le film où l'on observe les déformations du système et je ne comprenais pas. Mais là, c'était clair. J'avoue que, dans ces moments-là, on est assez content. Ce genre d'Eurêka n'arrive pas souvent, mais quand ça vous arrive, c'est pour vous. Quand on est deux mille sur le boson de Higgs, le plaisir est forcément plus dilué. "
L'imagination pour seule limiteEn 2011, il est recruté au CNRS dans le prestigieux Laboratoire de physique statistique de l'ENS. Une ribambelle d'esprits libres qui réalisent des manipulations sur à peu près tout, avec pour seule limite leur imagination.
" Le job de rêve pour un petit gars de province, résume-t-il.
Une liberté immense. Mais si une grande responsabilité. Vous n'êtes plus là pour répondre à des questions, aussi importantes soient-elles, mais pour en inventer. Donner un exemple de créativité au reste du monde. "
Inventer des problèmes, donc. "
A ce jeu-là, il est très fort, soutient Benjamin Thiria, de l'ESPCI, qui collabore actuellement avec lui sur l'analyse statistique du comportement des poissons-zèbres.
Il est extrêmement -curieux, n'arrête pas d'envisager des nouveaux systèmes, de nouvelles questions. Vous allez boire une bière avec lui, il trouve un -problème. " Lui arrive-t-il de les résoudre ? L'intéressé sourit :
" En tout cas, de les comprendre.
D'abord avec les mains, en trouvant les bons modèles, en montant les bonnes expériences. Puis en déployant toute la théorie dont la physique dispose. "
Un tel processus n'est pas, on l'imagine, un long fleuve tranquille.
" Une fois le problème identifié, la phase d'incubation peut être assez longue chez lui, raconte son ami Mattéo -Ciccotti, professeur à l'ESPCI.
Ce n'est pas un petit soldat à qui l'on fait faire quelque chose à quoi il ne croit pas. Mais, quand il pense avoir trouvé la bonne idée, il est inarrêtable, d'une rapidité et d'une efficacité exceptionnelles. "
Avec ses collègues du laboratoire, il s'est donc passionné pour les bulles de savon et les plis des origamis, les papiers froissés et le point jersey. Ce dernier sujet pourrait presque faire figure de modèle. Au départ, sa femme, qui tricote sur le pont d'un bateau, quelques mois avant d'accoucher. A l'arrivée, deux articles dans des revues scientifiques prestigieuses, dévoilant la physique qui permet à un fil sans élasticité de se transformer en un tissu souple et extensible, et des similarités avec les phénomènes d'avalanche…
" Au départ, on est toujours à la limite de la provocation, convient-il.
Un système presque risible de simplicité et dans lequel on déniche une partie imprévisible… " Après la physique du tricot, Frédéric Lechenault s'était convain-cu de mettre à nu
" la physique du tee-shirt mouillé ". Il attend un instant, dose l'effet.
" Plus sérieusement, comprendre comment un liquide interagit avec un textile et en change les propriétés. " L'Agence nationale de la recherche n'a pas retenu, cette année, le projet parmi ses priorités.
" On reviendra l'an prochain ", promet Frédéric Lechenault.
Nathaniel Herzberg
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