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samedi 24 mars 2018

La vie clandestine des migrants en Algérie


24 mars 2018

La vie clandestine des migrants en Algérie

Les autorités multiplient les rafles et les expulsions de travailleurs subsahariens

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Assis sur des tabourets de plastique, six Camerounais se regardent en silence dans une pièce qui fait office de bar-restaurant à Alger. La télévision diffuse des dessins animés japonais, l'ambiance est morose. Comme chaque semaine, ils se retrouvent pour parler des dépouilles de migrants à rapatrier et des malades à soutenir. Une femme, vêtue d'une large robe d'intérieur, évoque le cas d'une compatriote : " Elle est hospitalisée depuis une semaine déjà ! Qu'est-ce qu'on fait ? On ne sait même pas si elle a besoin qu'on aille lui acheter des médicaments ! Je devais aller la voir à l'hôpital aujourd'hui, mais les gens m'ont fait peur avec leurs histoires de police. "
Depuis le début de l'année, le quotidien des migrants subsahariens en Algérie s'est considérablement dégradé en Algérie. Dans la capitale, les arrestations sont de plus en plus fréquentes, si bien qu'ils limitent leurs déplacements. Dans le bar-restaurant clandestin, en cette mi-mars, la clientèle d'ouvriers immigrés a diminué. Ils craignent d'être arrêtés sur la route.
A une dizaine de kilomètres de là, sur un chantier de construction, des camions font des allers-retours sur les routes rendues boueuses par la pluie. Des ouvriers subsahariens, bottes en caoutchouc aux pieds et balais à la main, se dirigent vers un bâtiment, suivant les instructions d'un chef de chantier turc. Un peu plus haut, deux préfabriqués servent de dortoir.
" En principe, on travaille comme manœuvres sur le chantier et on dort ici le soir. C'est pratique pour le patron et ça nous permet d'économiser le prix du logement ",explique Issa, un Guinéen arrivé en Algérie à l'été 2017. Le jeune homme a l'air épuisé :" Depuis plusieurs mois, les gendarmes viennent la nuit pour arrêter des gens et les refouler. Alors on ne dort plus là, on se cache dans les chantiers. " Assis sous une plaque de tôle pour se protéger de la pluie, Souleymane a fait un feu pour se réchauffer. Derrière lui, le bloc de logements sociaux est terminé, mais l'Ivoirien est payé pour garder les lieux jusqu'à ce que les bénéficiaires obtiennent les clés et s'installent. " La nuit, on fait le guet. Si on se fait attraper et refouler, on perd tout : nos économies, nos affaires et le salaire que le patron nous doit encore. "
Souleymane appelle l'un de ses amis, Mohamed, un autre Ivoirien qui travaille dans un chantier voisin dirigé par une entreprise chinoise. Au téléphone, ce dernier raconte : " En face du chantier, il y a un petit café populaire. On y allait régulièrement après avoir fait nos courses. Il y a deux semaines, la gendarmerie a arrêté trois personnes là-bas. On n'y va plus, et pour les courses, on envoie une seule personne, de préférence quelqu'un qui court vite. "
Marche dans le sableSouleymane montre les immeubles alentour : " Tout ça, nous y avons participé. On fait les tâches difficiles, on porte des sacs, on monte des murs, on peint… Nous ne sommes pas des voleurs, pourquoi nous traite-t-on comme ça ? " Vincent, un Camerounais aux larges épaules, est en colère. Il a vu cinq de ses collègues être interpellés une nuit. " J'ai 37  ans, je suis venu ici pour travailler. On est obligés de ne pas dormir pour ne pas être arrêtés. Ce n'est pas normal. Pourquoi ne nous laisse-t-on pas le choix de rentrer chez nous normalement ? "
Des migrants expulsés à la frontière avec le Niger ont filmé leur marche dans le sable. Les images ont circulé sur les réseaux sociaux. Cela effraie la plupart des immigrés interrogés, qui n'ont aucune connaissance du désert, même s'ils l'ont traversé une première fois avec un passeur pour entrer en Algérie. " Je reste jusqu'à la fin du mois pour récupérer mon salaire, et ensuite je m'en vais ", conclut Vincent.
Dans le quartier d'Ouled Fayet, à l'ouest d'Alger, des immeubles sont en construction à perte de vue, mais les ouvriers immigrés sont désormais invisibles. " Il y a eu une arrestation ici il y a quelques jours ", explique Fabrice, un Camerounais de 43  ans. Les hommes ne sortent presque plus de l'appartement où il vit avec une dizaine d'autres migrants, et ce sont les enfants qui vont ouvrir la porte de l'immeuble aux visiteurs : " On sait que la police ne les arrêtera pas. " Dans la cuisine, des sacs en plastique débordent de légumes. " On a fait les courses pour deux jours, il paraît qu'il y a une arrestation demain ", explindique Emilie, mère de trois enfants nés en Algérie.
Les habitants de l'appartement ont reçu, via les réseaux sociaux, un message vocal avertissant de l'imminence d'arrestations dans la capitale. " Pour aller travailler, je dois marcher presque quinze minutes avant de prendre un bus. C'est trop dangereux. J'ai prévenu ma patronne : demain je n'irai pas au boulot ", raconte une jeune femme employée dans un hammam. Ceux qui travaillent gagnent entre 1 500 et 2 000  dinars par jour (entre 10 et 14  euros). " Un jour sans travail, c'est de l'argent perdu, alors on essaie d'être solidaires ", soupire la jeune femme.
" Tout ça devient insupportable, résume un militant associatif submergé par les demandes d'aide. Les autorités ne donnent aucune explication, les gens ont peur. C'est une régression. " Selon la presse algérienne, Alger a prévu de renforcer les contrôles pour éviter que les migrants arrivant par le Sud puissent se rendre dans le nord du pays.
L'une des amies de Fabrice a été arrêtée et expulsée au Niger en septembre  2017. Elle est de retour dans la capitale depuis quelques jours. " En Algérie, nous gagnons mieux notre vie que dans nos pays, même si on est manœuvre ou femme de ménage,explique l'immigré camerounais. Si on nous expulse, on reviendra. "
Zahra Chenaoui
© Le Monde

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