Un silence lourd, pesant. Un pavé sombre et luisant. Et un drapeau français qui flotte lentement dans le ciel gris, comme au ralenti. Puis, La Marche funèbre de Chopin s'élève dans la cour d'honneur des Invalides, détrempée par la pluie parisienne. Une scène déjà vue dans ce lieu dédié aux hommages rendus par la nation à ceux qui sont morts pour elle. Mais une première pour Emmanuel Macron, qui n'avait jusqu'ici fréquenté l'imposant bâtiment militaire que pour des cérémonies en l'honneur de Simone Veil, de Jean d'Ormesson ou du compagnon de la Libération Fred Moore. Cette fois, le chef de l'Etat honore un soldat tombé au champ d'honneur, le lieutenant-colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame, tué dans l'attaque terroriste de Trèbes (Aude), le 23 mars.
Sous de longues tentes blanches installées dans la cour pavée, devant le Musée de l'armée, toute la République est rassemblée, ce mercredi 28 mars : les anciens présidents François Hollande et Nicolas Sarkozy, côte à côte, unis dans le même destin protocolaire ; des anciens premiers ministres (François Fillon, Jean-Pierre Raffarin, Jean-Marc Ayrault, Manuel Valls, Bernard Cazeneuve, Alain Juppé, Edith Cresson) ; l'ensemble des représentants des corps constitués et des cultes ; plus de 300 députés et des dirigeants politiques de tout bord, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon ou Laurent Wauquiez. Les familles des quatre victimes de Redouane Lakdim sont là aussi, discrètes, refusant d'être filmées. Un millier d'anonymes a également pu entrer dans l'Hôtel des Invalides, exceptionnellement ouvert au public, à la demande du chef de l'Etat.
Mythologies populairesPour Emmanuel Macron, le
" sacrifice " du militaire, qui a pris la place d'une otage et permis sans doute de lui sauver la vie, mérite un hommage exceptionnel. Après avoir été veillé toute la nuit à la caserne de gendarmerie Tournon (Paris, 6e), le cercueil d'Arnaud Beltrame entame depuis le Panthéon, monument dédié aux grands hommes de la nation, un lent parcours à travers la capitale, escorté par la garde républicaine. Le passage de la dépouille est salué par des milliers de personnes, forces de l'ordre en tenue d'honneur, lycéens et écoliers, riverains rassemblés sur l'esplanade des Invalides.
" Accepter de mourir pour que vivent des innocents, tel est le cœur de l'engagement du soldat ", entame Emmanuel Macron dans son éloge, regard fixe, expression dure. Le chef de l'Etat retrace la vie d'Arnaud Beltrame, un
" de ces fils que la France s'honore de compter dans ses rangs ", comme on contait il y a longtemps celle des saints martyrs ou des rois pour forger des mythologies populaires, un peu à la manière de Pierre Michon, l'auteur des
Vies minuscules (1984, Gallimard), reçu récemment à l'Elysée.
" L'un d'entre nous venait de se dresser. Droit, lucide et brave ", admire Emmanuel Macron avant de confesser que la nouvelle de la mort du militaire lui a
" porté un coup au cœur ".
Le chef de l'Etat a décidé de se servir de la figure du lieutenant-colonel (élevé au grade de colonel) pour parler aux Français. Dans son discours aux accents patriotes et liturgiques,
pas de réponse directe aux récentes critiques de la droite et de l'extrême droite, qui l'accusent de
" naïveté " face au risque terroriste et réclament le rétablissement de l'état d'urgence. Au contraire, le président de la République répond par la symbolique de l'affrontement entre deux mondes, dressant l'un contre l'autre la figure d'Arnaud Beltrame et celle de son meurtrier.
D'un côté, Radouane Lakdim, dont il ne prononce jamais le nom, uniquement présenté comme
" le terroriste ", tel un archétype du mal. Les mots utilisés par Emmanuel Macron pour désigner le terrorisme djihadiste sont d'ailleurs volontairement durs :
" l'hydre islamiste ", le
" nihilisme barbare ", les
" adeptes du néant ", les
" imams de la haine "…
De l'autre, le colonel de gendarmerie Beltrame, décoré à titre posthume de la croix de commandeur de la Légion d'honneur, qu'il inscrit dans le roman national français, le faisant rejoindre le panthéon de la Résistance nationale à travers l'histoire, des
" hautes figures de Jean Moulin, de Pierre Brossolette, des martyrs du Vercors et des combattants du maquis ".
Don de soiDurant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait confié à plusieurs reprises que l'un des moyens selon lui de lutter contre le radicalisme islamiste et la fascination qu'il exerce sur certains jeunes en perte de repères était de revivifier le roman national, ce récit patriotique construit au XIXe siècle pour cimenter le pays, notamment à travers l'œuvre de Jules Michelet et d'Ernest Lavisse. "
Dans le roman national, il y a des grands repères qui aident à construire notre appartenance à la nation, qui sont le rapport à notre histoire et à ses grandes figures que sont les Clovis, les Jeanne d'Arc, etc.
Dans ces grandes figures françaises se cristallisent notre rapport à une continuité dans le temps, à l'énergie du peuple français, à une aspiration à la liberté, à l'indépendance, et évidemment (…)
le rapport à la laïcité ", avait expliqué le candidat d'En marche ! sur France Culture, en mars 2017.
Alors qu'il y a moins de trois ans, dans cette même cour des Invalides, François Hollande avait rendu un vibrant hommage aux innombrables victimes des attentats du 13 novembre 2015, dont les visages avaient longuement défilé sur un écran géant, dans le froid glacial d'une matinée d'automne, Emmanuel Macron a choisi de célébrer un
" héros " et donc le sursaut, et d'en faire un ciment national.
Ces derniers mois, dans plusieurs discours, le chef de l'Etat avait d'ailleurs appelé à rompre avec une
" politique victimaire " en matière de lutte contre le terrorisme. Selon lui, notre société qui se perd dans le relativisme, voire le nihilisme, a besoin de
" rêves "et de
" héros " à célébrer, afin de renouer avec un
" absolu ", une
" grandeur ", une
" transcendance ", seuls capables de rivaliser avec les
" fanatismes " et les
" pulsions de mort ".
Face au risque terroriste, le chef de l'Etat, qui a déjà inscrit dans le droit commun plusieurs dispositions de l'état d'urgence, ne veut donc pas répondre par un nouvel arsenal législatif ou sécuritaire, mais par une sorte de réarmement moral du pays. Une ode à la France, à l'engagement, au
" don de soi " et à
" l'esprit français de résistance "incarné selon lui par le gendarme Beltrame.
D'une phrase, Emmanuel Macron associe d'ailleurs la mort du colonel à celle de l'octogénaire Mireille Knoll,
" assassinée parce qu'elle était juive ", tous deux victimes du même
" obscurantisme barbare " – le président, qui n'a pas participé à la marche blanche organisée mercredi soir à Paris en la mémoire de Mme Knoll, a assisté, kippa sur la tête, à ses obsèques religieuses au cimetière de Bagneux (Hauts-de-Seine), quelques heures après l'hommage aux Invalides.
Loin d'un discours anxiogène, parfois entendu sous le précédent quinquennat, le chef de l'Etat âgé de 40 ans espère toujours personnifier une présidence positive.
" Nous l'emporterons par la cohésion d'une nation rassemblée, assure-t-il.
Nous l'emporterons grâce au calme et à la résilience des Français, peuple rompu aux morsures de l'histoire. "
Un moyen de
" stimuler les bons sentiments plutôt que les passions tristes, observe Chloé Morin de la Fondation Jean-Jaurès.
Créer la communion autour d'une figure héroïque permet de laisser la division et la rancœur aux autres responsables politiques ". Une façon de panser les plaies d'un pays une nouvelle fois endeuillé.
Bastien Bonnefous, Cédric Pietralunga et Solenn de Royer
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