Des bouches d'irrigation, colonisées par les mauvaises herbes, témoignent de l'époque révolue où " la plaine " était un paradis de la culture maraîchère. Las, ces 330 hectares de potagers et de vergers, sis sur une boucle de la Seine à cheval sur les communes yvelinoises de Carrières-sous-Poissy, Chanteloup-les-Vignes et Triel-sur-Seine, sont désormais parsemés de véritables collines de déchets. De l'électroménager aux couches usagées et aux pneus, l'endroit est un dépotoir géant à ciel ouvert, jusqu'aux abords de l'incinérateur d'ordures ménagères qui le jouxte.
Début février, Alban Bernard, habitant d'un lotissement tout proche, a réagi en créant un site Internet : Déchargeons la Plaine. Photos et vidéos à l'appui, cet ancien conducteur de travaux en reconversion cartographie les différents monceaux. Il en a dénombré plus de 60, atteignant entre 50 centimètres et 2 mètres de hauteur, dispersés sur plus de 25 hectares (ha).
Le plus impressionnant, surnommé la
" mer de déchets ", occupe à lui seul 3 ha et est exclusivement composé de déchets du BTP dont de la laine de roche, de la laine de verre et des tôles ondulées amiantées. Ces matériaux nocifs pour la santé devraient être traités dans une installation classée pour la protection de l'environnement (ICPE). On bute aussi sur de véritables ateliers de démontage : ici la zone des aspirateurs, là celle des ordinateurs.
" Mon beau-père, qui a 94 ans, vendait aux Halles les fruits et légumes qu'il cultivait ici, mais regarder des photos de la plaine aujourd'hui lui est insupportable ", déplore Bruno Piva, dont la famille est propriétaire d'une dizaine de parcelles. Pour circonscrire au mieux les amas de déchets, cet ébéniste plante des arbres sur ses terrains. Fin février, une partie des ordures a pris feu, dégageant des fumées incommodantes. Sommé par l'association environnementale Rives de Seine Nature Environnement (RSNE) d'user de son pouvoir de substitution, puisque les maires ne réagissaient pas, le préfet des Yvelines n'a pas répondu.
" Véritable trafic "Samedi 31 mars, Alban Bernard et Bruno Piva, les membres de RSNE et des volontaires formeront les maillons d'une
" chaîne humaine ", appelée à se déployer dans la plaine pour dénoncer
" l'inertie des pouvoirs publics ".
Pendant près d'un siècle, le site s'est gorgé des eaux usées de la capitale – un engrais efficace, pensait-on. Jusqu'à ce qu'une étude de l'Institut national de recherche agronomique révèle, en 1999, la pollution des sols aux métaux lourds générée par cette pratique et provoque sa disgrâce. En 2000, un arrêté préfectoral a interdit sur la plaine les cultures
" à destination humaine ", vouant à l'abandon ces bandes de terrain appartenant à des dizaines de particuliers ou organismes publics. En 2007 sont apparus sur ces friches quatre camps de gens du voyage et quatre camps de Roms. A leur démantèlement, à la fin de l'été 2017, cyclistes, joggeurs ou propriétaires de chiens ont découvert l'étendue du désastre.
" On trouve ici deux types de déchets, explique Anthony Effroy, président de RSNE et conseiller municipal d'opposition à Carrières-sous-Poissy.
Ceux générés par la vie des camps, et des tonnes d'autres issus d'un véritable trafic. " Selon lui, le volume des dépôts a
" plus que doublé entre juin et octobre 2017 ", saison propice aux chantiers
.
Le militant évoque des
" filières " appuyées par une noria de camionnettes et de petits camions-bennes pour
" s'exonérer " des frais de déchetterie.
" L'été dernier, on en voyait plus de vingt par jour en provenance de Paris et de la petite couronne décharger en toute impunité, s'insurge-t-il.
Dans leurs dépôts, on a retrouvé la trace d'un office de HLM de Seine-Saint-Denis et d'une grosse entreprise d'informatique. "
Dès juin 2017, RSNE et d'autres associations avaient alerté les collectivités et le préfet des Yvelines, suggérant l'installation de portails sur les voies carrossables cadastrées, et l'établissement d'une zone de labours autour de la plaine pour dissuader l'accès. En vain. Entre les effectifs de police insuffisants et démunis face aux fausses plaques d'immatriculation utilisées et à l'insolvabilité des contrevenants, seules deux infractions ont été constatées en flagrance durant cette période estivale.
" Projets pour le futur "Anthony Effroy n'en suspecte pas moins les collectivités locales – maires de Carrières, Chanteloup et Triel, et communauté urbaine du Grand Paris Seine et Oise (GPSEO) – d'avoir
" abandonné ce territoire " à cause d'un projet routier.
" Ils - les élus locaux -
comptaient enfouir les déchets au moment où commencerait le chantier ", spécule-t-il.
" Tant que les camps étaient en place, on ne pouvait rien faire, mais, aujourd'hui, la plaine est sécurisée ", se défend Christophe Delrieu, maire (sans étiquette) de Carrières-sous-Poissy depuis 2014. Depuis les expulsions, il a pris un arrêté bloquant l'accès des véhicules à moteur.
Egalement vice-président du GPSEO délégué à la voirie, à l'espace public et à la propreté, M. Delrieu réclame du temps.
" Selon une première estimation, sur 5 ha envahis d'environ 5 000 tonnes de déchets, l'addition se monterait à 1 million d'euros pour le nettoyage, explique-t-il,
mais il faut affiner ce travail. " D'ici à juin, assure-t-il, un cabinet missionné par le GPSEO quantifiera la masse de déchets sur les 25 ha concernés et établira le coût du nettoyage global et de la redynamisation des terrains. Une facture qui pourrait s'élever à plusieurs millions d'euros et que
" le GPSEO et les communes ne pourront supporter seuls ", prévient M. Delrieu.
Partageant l'ire des riverains, le député MoDem Bruno Millienne, pourtant élu dans une autre circonscription des Yvelines, a rencontré, le 15 mars, les services de Brune Poirson, secrétaire d'Etat auprès du ministre de la transition écologique et solidaire, pour tenter de sauver la plaine. Mais l'Etat n'est pas prêt à mettre la main à la poche.
" Les associations et la préfecture ont alerté les élus locaux à de multiples reprises car la gestion de ces déchets est de leur responsabilité, a indiqué un conseiller de Mme Poirson
au
Monde.Le GPSEO doit aujourd'hui proposer un plan de sortie de crise. Cela demande à la fois des moyens financiers à court terme pour nettoyer le site mais surtout des projets pour le futur du site, sans quoi les déchets vont revenir. Les services déconcentrés de l'Etat apporteront leur expertise technique et juridique. "
Lors d'un point presse organisé le 23 mars, le GPSEO a proposé entre autres de développer des
" cultures alternatives " comme celle du miscanthus, un rhizome dépolluant déjà testé entre 2012 à 2016 sur le site, et qui présente
" des débouchés potentiels dans la construction ", ou encore l'implantation d'une ferme photovoltaïque
.
" Des promesses anciennes ", rétorque Anthony Effroy, dont l'association prépare deux recours en justice, l'un devant le tribunal administratif pour " carence fautive de l'Etat ", l'autre au pénal par le biais d'une plainte contre X,
" afin de déclencher une enquête et de déterminer les responsabilités " dans la
" gestion catastrophique du dossier ".
Patricia Jolly
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