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dimanche 25 mars 2018


25 mars 2018

Avec Kadhafi, une relation tumultueuse

Les liens entre la France et la Libye ont toujours été un inextricable écheveau, et ce n'est pas Nicolas Sarkozy qui a simplifié les choses, estime le politiste américain Ronald Bruce St John

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Cinquante millions d'euros de contribution à une campagne électorale, d'énormes marchés pour l'industrie française, l'assassinat d'un tyran : la relation entre l'ancien président Sarkozy et le dirigeant libyen Kadhafi est rapidement devenue un écheveau embrouillé de vérités, de demi-vérités et de mensonges.
Au cours de sa première année de mandat, Nicolas Sarkozy signa avec le -régime Kadhafi un plus grand nombre d'accords commerciaux que n'en avaient conclu l'ensemble des gouvernements français de 1969 à 2007. Moins de quatre ans plus tard, il se démenait pour faire adopter à l'ONU une résolution instaurant une zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye. Cette politique évolua très vite vers des actions militaires visant à un changement de régime. En  2013, les soupçons de financement illégal de la campagne de Sarkozy par la Libye entraînaient l'ouverture d'une enquête. Ce 21  mars 2018, Sarkozy a été mis en examen pour " corruption passive ", " financement illégal de campagne électorale " et " recel de détournement de fonds publics libyens ". Comment faire pour débrouiller cet écheveau ?
Le mieux est de commencer par examiner les relations franco-libyennes au cours des quarante-deux années pendant lesquelles Kadhafi a dirigé son pays. Durant cette période, les relations bilatérales n'ont cessé de connaître des hauts et des bas. En janvier  1970, la France acceptait de vendre 110 Mirage à la Libye. C'était la plus grosse vente d'armes française de tous les temps. Dix ans plus tard, en février  1980, le gouvernement libyen laissait des manifestants -incendier l'ambassade de France à Tripoli et le consulat français à Benghazi.
La France et le régime de Kadhafi se trouvèrent à nouveau brouillés, à la fin du XXe  siècle, en raison de l'implication libyenne dans l'attentat de 1989 contre le vol UTA 772 reliant Brazzaville à Paris. En mars  1999, six ressortissants libyens, jugés responsables de l'attentat, étaient condamnés par contumace à la réclusion à perpétuité par un tribunal parisien. Quatre mois plus tard, Kadhafi acceptait de verser 200  millions de francs aux familles des victimes. Fin 2000, les relations bilatérales s'étaient à nouveau détériorées. Toutefois, les relations commerciales et diplomatiques s'améliorèrent au cours des années suivantes. En février  2002, les liaisons aériennes entre Paris et Tripoli furent rétablies après dix ans d'interruption. En janvier  2004, la Libye acceptait d'augmenter les compensations financières versées aux familles des victimes de l'attentat du DC-10 d'UTA. En novembre  2004, Jacques Chirac se rendait à Tripoli. C'était la première visite d'un président français en Libye depuis plus de vingt ans.
Une visite à Paris controverséeAvec la levée du régime de sanctions imposées par les Nations unies, les principales puissances européennes se précipitèrent en Libye pour profiter des opportunités commerciales ainsi ouvertes. Dans cette folle ruée, la réussite de Sarkozy apparut comme particulièrement remarquable. Le président et sa femme, à l'époque, Cécilia Attias, jouèrent, en juillet  2007, un rôle éminemment public dans la libération de six infirmières bulgares emprisonnées en Libye pour avoir prétendument propagé le virus du sida. Un mois plus tard, la France et la Libye annonçaient une énorme vente d'armes pour un montant approximatif de 300  millions d'euros. Ce marché était le premier contrat d'armement conclu par la Libye avec un pays occidental depuis la levée de l'embargo international sur les armes, qui lui avait été imposé, en  2004.
L'intérêt soutenu du président Sarkozy pour le régime de Kadhafi tendrait à accréditer la mise en examen pour corruption annoncée cette semaine. En  2007 déjà, des voix s'étaient élevées pour affirmer que la libération des infirmières et la conclusion du contrat d'armement étaient liées. Le président Sarkozy s'attira de nouvelles critiques lorsqu'il invita Kadhafi à Paris, dans ce qui apparut comme un remerciement pour la libération des infirmières. C'était la première visite du dirigeant libyen dans une grande capitale européenne depuis la levée des sanctions de l'ONU. Cette visite d'Etat procura à Kadhafi ce qu'il convoitait le plus – la respectabilité et la légitimité. Après que Sarkozy l'eut autorisé à planter sa tente chauffée dans les jardins de l'hôtel Marigny, Kadhafi apposa sa signature au bas de contrats dont le montant frisait les 10  milliards d'euros.
Pendant sa visite officielle, de nombreuses personnalités françaises refusèrent de rencontrer Kadhafi. Les médias aussi se montrèrent extrêmement critiques, accusant Sarkozy de subordonner la morale publique à des gains commerciaux. Aux Etats-Unis, la grande majorité des Américains accueillirent la visite parisienne de Kadhafi avec le même sentiment d'indignation. La plupart estimèrent que la présidence française et la France elle-même étaient rabaissées par la présence de Kadhafi.
En  2011, la révolution du 17  février en Libye eut comme point d'orgue la mise à mort de Kadhafi. Alors que l'administration Obama, selon la célèbre formule, " dirigeait de l'arrière ", le président Sarkozy fut l'actif initiateur d'une alliance militaire contre le régime. Les forces aériennes françaises jouèrent un rôle de premier plan dans la campagne militaire qui suivit. Le mandat des forces de l'OTAN opérant en Libye était de" prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils (…) sous la menace d'attaques ". Toutefois, les forces de l'OTAN outrepassèrent rapidement cette mission et entreprirent de cibler Kadhafi lui-même. A la fin du printemps 2011, les responsables internationaux admettaient ouvertement qu'il était hors de question de permettre à Kadhafi de rester au pouvoir. A ce moment-là, il n'y avait aucune raison de penser que l'appui apporté par Sarkozy au changement de régime était motivé par le souhait d'éliminer un rival qui susceptible de le gêner.
En mars  2011, Saïf Al-Islam Kadhafi, le fils aîné du Guide, déclara que la Libye avait financé la campagne électorale de Sarkozy en  2007. Alors que Sarkozy s'activait pour rassembler des soutiens en vue d'instaurer une zone d'exclusion aérienne en Libye, la plupart des observateurs considérèrent à l'époque cette affirmation comme une fausse nouvelle. Un an plus tard, le site d'investigation français Mediapart reprenait l'accusation en se fondant sur des documents ayant fuité. L'enquête officielle pour soupçons de " financement illégal de campagne électorale " par le régime Kadhafi fut ouverte en  2013.
Une conviction validéeLa mise en examen du président Sarkozy suscite des réactions mitigées aux Etats-Unis. La majorité des Américains ne connaissent pas grand-chose à l'affaire et ne s'y intéressent guère. Cela est dû en partie au passage des années. Mais surtout, depuis quatorze mois, l'administration Trump offre aux Américains le spectacle hebdomadaire, sinon quotidien, d'un comportement scandaleux. Les fautes présumées commises par un président français il y a plus d'une dizaine d'années n'émeuvent tout simplement pas l'Américain moyen, confronté jour après jour à des exemples de mauvaise conduite. L'affaire Sarkozy suscite en revanche un vif intérêt dans les milieux universitaire, journalistique et politique. Une petite minorité de leurs membres avait, à l'époque, critiqué quasiment chaque étape de l'intervention de l'OTAN. Ceux-là se sentent donc réconfortés par la mise en examen de Sarkozy, car elle valide leur conviction.
Un nombre beaucoup plus grand d'Américains bien informés estiment au contraire qu'intervenir était la bonne décision. Mais ils sont en désaccord avec la modification de l'objectif de la mission, qui a progressivement glissé vers le changement de régime. Ils critiquent également le fait que les Occidentaux n'ont formulé pour l'après-conflit aucun projet susceptible d'assurer la stabilité économique et la gouvernance démocratique. Les opinions de ce vaste groupe d'Américains informés n'ont guère de chances d'être modifiées par les soupçons de financement libyen de la campagne de Sarkozy ou par l'impact de ce financement sur la politique de Sarkozy à l'égard de la Libye en  2007 ou en  2011.
(Traduit de l'anglais par Gilles Berton.)
Ronald Bruce St John
© Le Monde

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