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vendredi 19 octobre 2018

Quand la loi du marché s'impose à la loi


9 octobre 2018

Quand la loi du marché s'impose à la loi

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Le rapprochement de deux événements éloignés de la vie américaine éclaire les éternelles contradictions entre défense de l'intérêt général et respect des intérêts particuliers.
Premier événement : l'accord intervenu entre Elon Musk, PDG du constructeur automobile Tesla, et la Securities and Exchange Commission(SEC), le " gendarme de la Bourse " américain, l'équivalent de l'Autorité des marchés financiers en France.
Second événement : les auditions devant une commission sénatoriale du juge Brett M. Kavanaugh dans la perspective de sa nomination à la Cour suprême.
Les considérations émises à leurs propos respectivement par Jay Clayton, le président de la SEC, et par James Comey, ancien directeur du FBI révoqué en mai  2017 par Donald Trump, rapprochent ces deux événements.
Dans le cas Musk, l'homme d'affaires a été condamné par la SEC au versement d'une amende de 20  millions de dollars (17, 4  millions d'euros) et a été démis de sa fonction de président de Tesla (dont il restera DG) pour avoir annoncé à tort qu'il disposait des fonds lui permettant de retirer à la firme son statut de société cotée en Bourse – une peine jugée légère et qui ne sera probablement pas suivie de poursuites pénales. Jay Clayton a justifié cette clémence en arguant que les peines à l'encontre des entreprises et de leurs dirigeants affectent finalement leurs investisseurs. " On observe souvent, a-t-il déclaré, que les intérêts des actionnaires  qui n'ont été pour rien dans les comportements répréhensibles  sont intimement liés aux intérêts des dirigeants et de la société pris en faute " ; il a ajouté : " les talents et le soutien apportés par certains acteurs-clés peuvent être essentiels au futur succès de la compagnie. "
Une impunité de principePris à la lettre, les propos de M. Clayton garantissent de fait une impunité de principe aux dirigeants de société, tout reproche qui pourrait leur être adressé ayant un impact négatif sur la valeur de leur entreprise en Bourse. Corollaire : il est de l'intérêt de tout PDG de personnaliser au maximum sa direction afin que toute critique de sa gestion affecte à la baisse la valeur actionnariale de l'entreprise, justifiant ainsi son impunité dans tous les cas de figure !
Dans un tout autre domaine, la nomination du juge Kavanaugh à la Cour suprême, James Comey, ancien chef du FBI, a écrit dans une tribune libre publiée par le New York Times du 30  septembre : " Nous vivons - … - dans un monde où un juge fédéral en fonctions fait écho au président en invectivant le comité sénatorial chargé d'examiner sa nomination - … - , un monde où le président est accusé d'être un prédateur de femmes en série, - où il est -enregistré se vantant de sa capacité à agresser les femmes et comparant les accusations contre son candidat à l'“infox” - “fake news” - dont il s'affirme la victime.
Le plus troublant, c'est que nous vivons dans un monde où des millions de Républicains et leurs représentants pensent que presque tous les points mentionnés dans le paragraphe précédent ne posent aucun souci. "
N'entend-on dans les reproches de l'ancien patron du FBI l'écho, mais inversé, de la justification apportée par le président de la SEC ? Il suffit en effet de remplacer " actionnaires " par " républicains " et " Elon Musk " par " Brett Kavanaugh ". A savoir qu'il n'y aurait pas de comportement dans la société civile qui ne soit admissible s'il apparaît " rentable " à une fraction significative d'électeurs, comme c'est le cas, selon Clayton, pour les actionnaires. Dans un tel cadre " à la Milton Friedman ", pour qui la seule responsabilité d'une entreprise était d'augmenter son profit, le principe directeur deviendrait : " Si quelqu'un pense comme moi, le fait qu'il enfreigne ou non la loi importe peu ", et la notion d'intérêt général se dissoudrait entièrement car chacun chercherait à s'assurer une part de marché de l'opinion, impliquant son indifférence revendiquée à tel ou tel aspect de la loi.
La relative impunité des chefs d'entreprise est-elle généralisable à la société civile, et, si tel n'est pas le cas, est-elle alors légitime dans leur cas ?
par Paul Jorion
© Le Monde

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