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mardi 30 octobre 2018

Ukraine Emprise russe sur la mer d'Azov


14 octobre 2018

Ukraine Emprise russe sur la mer d'Azov

Depuis l'annexion de la Crimée, en 2014, Moscou multiplie les mesures d'intimidation dans cette zone stratégique pour Kiev, mettant en péril l'économie du port de Marioupol. En toute discrétion, il transforme la mer d'Azov en lac intérieur russe

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Son directeur le reconnaît dans un haussement d'épaules fataliste, le regard planté sur les docks délaissés et les grues piteuses aux nez inclinés sur les flots : le port de Marioupol, dans la région de Donetsk, a connu des jours meilleurs. Avant la rouille, avant la guerre,les lieux avaient gagné le surnom pompeux de " portes maritimes du Donbass " : 15  millions de tonnes de marchandises exportées chaque année, 77 hectares parsemés d'infrastructures solides, à défaut d'être ultramodernes, et, surtout, un arrière-pays, le Donbass, où l'on sait ce que signifie le mot " industrie ". C'était il y a longtemps, à une époque révolue où, comme Alexandre Oleïnik, l'on pouvait devenir ingénieur après avoir été docker, puis gravir les échelons jusqu'à être promu directeur.
Il y a encore quatre ou cinq ans, jusqu'à dix-huit navires étaient amarrés simultanément sur les quais de Marioupol, attendant leur ration de métal et d'acier du Donbass, de grains ou de charbon. Quatre-vingt-dix pour cent des exportations du Donbass, l'une des régions les plus dynamiques d'Ukraine, transitaient par ce port. Les navires partaient ensuite vers le grand large, traversant la petite et peu profonde mer d'Azov, franchissant le détroit de Kertch entre Crimée et Russie, avant de rejoindre les flux du trafic international en mer Noire.La grande ville portuaire de 500 000 habitants parlait alors turc, arabe, anglais…
Puis la guerre a éclaté. A l'été 2014, le Donbass coupé en deux voit ses mines passer sous contrôle des séparatistes prorusses de Donetsk ; les voies de chemin de fer menant à Marioupol sont en partie détruites. Depuis, les combats n'ont jamais cessé. En  2017, le pont de Kertch, le plus long d'Europe (19 kilomètres), reliant la Russie à la Crimée et dont la construction avait été annoncée depuis l'annexion de la péninsule en mars  2014, commence à prendre forme. Il a été inauguré en mai. Ses -arches interdisent le passage aux bateaux de plus de 33  mètres de haut.
" on pensait avoir vu le pire "C'est un nouveau coup dur. " Dès les premières semaines, nous avons perdu un contrat d'exportation de 1 million de tonnes annuelles de fonte vers les Etats-Unis, se souvient Alexandre Oleïnik. En tout, 140 bateaux ont été mis hors jeu. " Car, subtilité notable, seuls les bateaux clients des ports ukrainiens de Marioupol et de Berdyansk, plus au sud et spécialisé dans le blé, sont touchés : ceux qui font la liaison avec les ports russes, situés en eaux moins profondes, sont tous en dessous de ce gabarit.
" Après le pont, on pensait avoir vu le pire, on se disait qu'on allait s'adapter et se remettre au travail, raconte Alexandre Oleïnik. Mais - les Russes - nous ont encore imposé ça… " " Ça ",c'est le nouveau danger venu de la mer, apparu au printemps 2018 et qui n'a pas l'air de vouloir s'éloigner. Il s'agit des inspections intempestives menées par les gardes-côtes russes sur les bateaux ukrainiens, ou ceux de compagnies étrangères en route vers les ports ukrainiens. Des inspections qui s'éternisent, sans explication. " Ça " ressemble à la dernière étape du discret grignotage de la mer d'Azov par la Russie, une offensive qui pourrait achever de mettre à genoux le port de Marioupol et, avec lui, toute cette région sud-est de l'Ukraine coincée entre la Crimée annexée et les zones séparatistes de la " République populaire de Donetsk " (RPD).
Le Salvinia, avec ses 28 mètres de hauteur à vide, est l'un des quatre cargos amarrés en cette journée de mi-septembre à Marioupol. Des dockers fatigués chargent à son bord les dernières lourdes plaques de métal destinées au port de Rijeka, en Croatie. Pavillon du Liberia, équipage 100  % ukrainien, le Salvinia est un habitué de la mer d'Azov et du pont de Kertch. Chaque passage est plus éprouvant que le précédent, affirme son capitaine, Igor Zavialov, 63 ans dont quarante-trois dans la marine marchande : " Nous avons été retenus trois jours à l'approche du pont de Kertch, alors même que nous étions à vide, dans l'attente que les gardes-côtes russes montent à bord. Même le passage du Bosphore ne prend pas tant de temps ! On a encore été arrêtés après le pont. Ça n'a aucun sens ! "
Le capitaine Zavialov ignore le coût de ces heures de retenue. En moyenne, selon la taille du navire, les experts l'estiment entre 10 000  et 15 000 dollars (8 700 et 13 100  euros) par jour de retard. Soit, pour chaque passage, un surcoût potentiel supporté par l'armateur et le client, pouvant atteindre des dizaines de milliers de dollars. Encore une fois, seuls les navires ralliant Marioupol et Berdyansk sont ciblés ; ceux qui mettent le cap sur les ports russes bénéficient d'inspections brèves.
De quoi faire réfléchir les armateurs sur l'opportunité d'utiliser les ports ukrainiens de la mer d'Azov. " Si ça continue, ce sera la catastrophe, admet sans ambages Alexandre Oleïnik, le directeur du port de Marioupol. Ce qu'ils n'ont pas réussi par les armes, les Russes y parviennent par le harcèlement. " Les pertes restent difficiles à évaluer. De 15  millions de tonnes avant 2014, l'activité du port s'est -effondrée à 6  millions. Et encore, ces chiffres ne tiennent pas compte de l'effet des retenues imposées par la partie russe : le gros des contrats du port est signé pour une période d'un an, la fin d'année est donc guettée avec inquiétude.
Marioupol s'est accoutumée à vivre sur la brèche.Le front n'est distant que de 20  km à l'est, au niveau du village côtier de Chirokino. Y est stationnée la 36e brigade d'infanterie de marine ukrainienne. La nuit, elle échange des coups de feu avec les séparatistes prorusses. A l'été 2014, de violents affrontements s'étaient déroulés à l'oréede Marioupol, avant de s'en éloigner. En janvier  2015, des dizaines de -roquettes Grad lancées à partir des positions séparatistes se sont encore abattues sur des immeubles résidentiels, tuant au moins 30  personnes dans les quartiers orientaux. De quoi raviver la crainte de voir le Kremlin cibler l'ensemble de la bande côtière ukrainienne, pour établir une continuité entre les territoires séparatistes et la Crimée annexée.
" En  2014 et en  2015, nous creusions des tranchées à la sortie de la ville, nous installions des fortifications sur les plages pour parer à un débarquement, se souvient Maria Podibaïlo, 43  ans, professeure de droit de l'université de Marioupol et devenue chef de file des volontaires pro-ukrainiens de la ville. Le danger était identifié. On attendait l'ennemi, on organisait des manifestations pour montrer que la ville ne voulait pas des Russes. Aujourd'hui, le danger qui nous vient du sud, de la mer, est plus diffus, plus sournois. " Au point d'avoir été sous-estimé : il a fallu attendre l'été 2018 pour qu'à Kiev le président et le ministère des affaires étrangères prennent conscience de ce qui se jouait à Marioupol, isolée à dix-sept heures de train de la capitale, et qu'ils se mobilisent. Le 30  août, le département d'Etat américain a -dénoncé le " harcèlement " des navires de commerce international par les Russes. En vain. La durée des contrôles n'a cessé de s'allonger durant le mois de septembre.
La manœuvre russe, cette pression permanente exercée sur les ports de Marioupol et de Berdyansk, l'annexion discrète des eaux de la mer d'Azov recèlent une autre subtilité. Ce " blocus ", pour reprendre l'expression d'Alexandre Oleïnik, est légal. En vertu d'un accord conclu en  décembre  2003 entre Moscou et Kiev, la mer d'Azov a en effet le statut – inédit – d'" eaux intérieures de l'Ukraine et de la Russie ". Signé à une époque où une guerre était inconcevable, le texte établit que les deux pays gèrent conjointement l'ensemble de la mer et jouissent chacun du droit à naviguer librement (à l'exception des bâtiments militaires). Dans cet espace commun, il n'y a guère d'eaux territoriales. Les inspections y sont autorisées, mais leur durée n'est nulle part mentionnée.
Un pont choyé car stratégiqueSelon Moscou, les contrôles russes ne visent qu'à sécuriser le pont. L'ouvrage est choyé, car stratégique : il doit permettre à la Crimée de sortir de son isolement. Il ne faudrait pas que les Ukrainiens aient la fâcheuse idée d'aller saboter cet édifice érigé sur un sol fragile,soumis en hiver à la pression de la fonte des glaces.
Ancien de la marine militaire soviétique, Andriï Klimenko a fondé en  2010 le site d'information spécialisé Black Sea News. Originaire de Yalta, en Crimée, le journaliste de 59  ans a quitté la péninsule en  2014, après l'annexion. Depuis Kiev, où il s'est installé, il scrute l'activité des ports de Crimée, pour débusquer les navires occidentaux qui contreviendraient à l'embargo auquel ils sont soumis. " Après l'annexion, toute la partie sud de l'Ukraine s'est retrouvée menacée, dit-il. La mer d'Azov est à la fois une cible de Poutine et un point faible de l'Ukraine. " En mai, M.  Klimenko a constaté sur ses écrans l'étrange immobilité des bateaux : les inspections avaient commencé. En juillet, elles duraient en moyenne 57  heures dans la zone de franchissement du pont en direction de la mer Noire ; en septembre, 125  heures. Au même moment, dans l'autre sens, les contrôles prenaient environ 67  heures.
Selon ses relevés, ce harcèlementne se limite pas au détroit de Kertch, où est bâti le pont. Les abords des ports ukrainiens sont aussi concernés. Une inspection a même été effectuée à seulement 3 milles de la côte. Les immobilisations y sont plus brèves, mais elles battent en brèche l'explication officielle d'inspections menées au nom de la seule -sécurité du pont.
Pour Andriï Klimenko, comme pour d'autres observateurs, il ne s'agit pas seulement pour Moscou d'exhiber ses muscles ou de parachever l'annexion de la Crimée en transformant la mer d'Azov en un lac russe. Ce serait une nouvelle composante de la " guerre hybride " que la Russie mène à l'Ukraine, au même titre que les campagnes de désinformation, les blocus commerciaux, les explosions à Odessa et Kharkiv, ou les -cyberattaques visant différentes infrastructures du pays, en particulier énergétiques.
" Les Ukrainiens n'exagèrent pas le problème, abonde un diplomate européen en poste à Kiev, évoquant une guerre des nerfs. Moscou a très bien joué son coup. Sans violer le droit international, sans agression militaire, il s'en prend à une région fragile, alors que Kiev n'a pas la capacité de se battre sur tous les fronts. " Autre hypothèse formulée par les observateurs, la pression russe répondrait au blocage imposé par l'Ukraine à la Crimée sur la " frontière " terrestre entre les deux territoires, rationnant notamment l'approvisionnement en eau de la péninsule.
L'industrie locale s'adapte en traçant de nouvelles routes pour rejoindre Odessa, sur la mer Noire. Pour les usines de Marioupol cependant, à commencer par les deux immenses complexes métallurgiques qui firent sa renommée et sa richesse, exporter par Odessa coûte cher : 25  dollars la tonne d'acier, contre 3  dollars par Marioupol. Manque de wagons, nœuds ferroviaires endommagés ou situés en territoire séparatiste : les obstacles logistiques mettent en péril des fleurons de l'économie locale.
En arrière-plan se profile ainsi le risque d'une explosion sociale qui suivrait la dégradation de l'économie. " Si les usines se mettent à licencier, que se passera-t-il ?, s'interroge Alexandre Oleïnik. Il n'y a pas de travail dans cette région, et le risque est grand d'une éruption contestataire. " Pour l'heure, un projet lancé en  2015 d'ouverture d'un terminal à grains dans le port a limité les dégâts. Sur 3 500 employés, seuls 500 ont dû partir, mais les heures de travail ont diminué et, avec -elles, les salaires. L'usine Illitch, qui employait 85 000 salariés il y a dix ans, n'en compte plus que 4 500, auxquels s'ajoutent près de 20 000 personnels employés par des sous-traitants. Avec sa jumelle Azovstal, elle assure le tiers du budget de la ville.
La détérioration du climat social ravive aussi la crainte du basculement politique. En mai  2014, quand les villes du Donbass tombaient comme des dominos aux mains des séparatistes, Marioupol ne fut tenue par les prorusses que quelques heures, le temps pour les forces de sécurité ukrainiennes de déloger des manifestants retranchés dans la mairie. Selon une source sécuritaire locale, près de 250 personnes ont depuis lors été arrêtées, échangées plus tard contre des prisonniers ukrainiens.
Le sentiment prorusse a-t-il pour autant disparu ? " La moitié de la ville n'est pas loyale ", assurent d'une même voix deux sources sécuritaires, avant de nuancer : " Personne ne veut voir arriver ici la République populaire de Donetsk, devenue synonyme de chaos et de guerre. Quant à la Russie, elle a montré qu'elle trahissait ses partisans à la moindre occasion. Maisil subsiste une méfiance profonde vis-à-vis de Kiev. Et quand bien même la situation actuelle est provoquée par Moscou, c'est à Kiev que les gens demanderont des comptes. "
L'offensive russe est tous azimuts. Au mois de mai, les contrôles russes s'étaient intensifiés après l'arrestation par les gardes-côtes ukrainiens d'un navire de pêche immatriculé en Crimée, le Nord, qui aurait violé les règles établies par Kiev concernant l'entrée et la sortie des " territoires occupés " (Crimée et zones séparatistes). En représailles, un bateau de pêche ukrainien a été à son tour arrêté par les gardes-côtes russes. " Depuis, on pêche près des côtes ukrainiennes, alors que les eaux sont plus poissonneuses du côté de Kertch ", témoigne Roman, capitaine du Elena, un petit -navire rouillé, amarré à Marioupol, qui pêche le gobie. Tout un pan de l'économie locale se retrouve sous pression.
Des tracts contre la " junte de Kiev "Après l'arrestation du Nord, des SMS sont arrivés sur les portables des pêcheurs, en même temps que des tracts appelant à manifester contre la " junte de Kiev " étaient distribués en ville. Ces messages ont pu être tracés : l'action était coordonnée depuis Donetsk, par l'intermédiaire de deux individus installés à Kiev et proches de Denis Pouchiline, le dirigeant de la RPD. A l'approche de l'été, des rumeurs sur " l'annulation " de la saison touristique ont été diffusées, menaçant un autre secteur d'activité.
A bord de l'UMS-1000, une vedette des -gardes-côtes ukrainiens, la fragilité du dispositif de Kiev est patente. Le bâtiment a été fabriqué en  2016, sur un chantier naval appartenant en partie au président ukrainien, Petro Porochenko. Sa mission se limite à contrôler la légalité de la présence des navires, lutter contre la contrebande ou vérifier l'écartement des mailles des filets de pêcheurs.
Jumelles tournées vers le large, le capitaine de l'UMS-1000, Vladimir Vdovenko, est las : " D'un côté, la guerre, de l'autre, la Crimée annexée. Et maintenant, au sud, ça… " Le jeune homme de 27 ans, originaire de Novoazovsk, plus à l'est sur la côte, a fui sa ville " sous les bombes " en août  2014, à l'arrivée des séparatistes. A proximité, naviguant entre deux cargos battant pavillon du Zanzibar, la patrouille croise l'Onyx, un autre bâtiment des gardes-côtes.Celui-ci est un ancien bateau de pêche turc hors d'âge. Cinq jours plus tôt, une vedette russe Mangouste lui a tourné autour, s'approchant à cinq mètres de son bord – ce qui équivaut, en mer, à une sérieuse provocation. Les échanges radio ont été sommaires : " Que faites-vous si près de nous ?
– Nous appliquons nos consignes.
– Nous aussi. "
Avec l'annexion de la Crimée, l'Ukraine a été privée de 80  % de sa flotte, qui était stationnée dans les ports de la péninsule. A cette perte sèche s'ajoutent vingt-sept ans de corruption et de délitement qui ont affecté la marine. La Russie disposerait, quant à elle, d'environ 40 vedettes de gardes-côtes en mer d'Azov et de 10  vaisseaux de guerre, dont deux récemment transférés depuis la Caspienne, capables d'envoyer des missiles Kalibr et donc, en théorie, d'appuyer une offensive séparatiste. " Nous ne sommes pas forts, surtout en mer ", reconnaît dans un rare aveu de faiblesse -Anton Guerachtchenko, député et proche conseiller du ministre de l'intérieur, évoquant " des années de retard ".
L'inquiétude est d'autant plus grande qu'elle s'étend désormais à la mer Noire. La -situation y est certes différente : zone ancienne de face-à-face entre l'OTAN et la Russie, l'équilibre des forces y est maintenu. Mais la situation houleuse en mer d'Azov fait craindre à Kiev une répétition du même scénario. Quatre plates-formes gazières au large d'Odessa y ont été saisies, en même temps que la Crimée, et sont depuis tenues par des commandos russes. " Que se passera-t-il si les Russes mettent en avant un risque terroriste, comme pour le pont, et se mettent à contrôler les bateaux utilisant le port d'Odessa ? ", s'interroge Andriï Klimenko, le journaliste de Black Sea News. Car si la mer d'Azov représente 20 % des exportations maritimes de l'Ukraine, 80  % passent par la mer Noire…
Que peut faire l'Ukraine ? Petro Porochenko, en campagne pour sa réélection au mois de mars  2019, s'est pour l'heure contenté de dénoncer le traité " d'amitié et de coopération " signé par les deux pays en  1997, qui sert de cadre à l'accord sur la mer d'Azov. Mais la révision de ce dernier texte n'est pas au programme. " Nous avons plusieurs plaintes en cours devant des juridictions internationales contre la Russie, explique le ministre des affaires étrangères, Pavlo Klimkine. Si nous changions d'un coup les règles, en dénonçant l'accord de 2003, cette plainte serait menacée. " Une telle action aurait aussi pour effet de priver l'Ukraine d'accès aux " eaux territoriales " de la Crimée, et potentiellement aux abords du pont de Kertch.
Kiev espère un soutien international plus déterminé. " Si les Etats dont les navires sont retenus commençaient à se plaindre, ce serait déjà un pas ", note le député Anton Guerachtchenko. Les bateaux turcs sont les plus touchés, mais des navires de compagnies roumaines, bulgares et d'autres pays de l'UE le sont aussi.
En attendant, la réponse sécuritaire est privilégiée. La livraison de plusieurs navires aux forces des gardes-côtes est attendue. " Si nous avons plus de moyens pour accompagner les bateaux et mener nos propres inspections, les Russes n'ont pas de raisons en théorie de s'en mêler ", veut croire Petro Tsiguikal, le chef de l'administration des gardes-frontières.
Kiev tente aussi d'atténuer le déséquilibre sur le plan militaire. La création d'une base navale à Berdyansk a été annoncée, et quatre vaisseaux de guerre ont été redéployés depuis la mer Noire en mer d'Azov. Le passage de deux d'entre eux par le détroit de Kertch, le 23  septembre, s'est fait dans des conditions " difficiles ", selon le ministère de la défense, avec des survols à basse altitude d'avions russes, signe que le rapport de force est encore bien inégal. " Au printemps, la mer d'Azov était devenue un lac intérieur de la Russie à 100 %, constate le journaliste Andriï Klimenko. Aujourd'hui,admettons que ce n'est plus le cas qu'à 99  %. "
Benoît Vitkine
© Le Monde


14 octobre 2018

Nicu Popescu " Pour Moscou, le conflit est une chose inévitable, et parfois utile "

Dans l'espace postsoviétique, les conflits " gelés ", liés à la politique du Kremlin, se multiplient. En Ukraine ou en Géorgie, le recours à la force est un signe d'échec des pouvoirs économiques et diplomatiques de Moscou pour y restaurer son influence, estime ce spécialiste de la Russie

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Nicu Popescu est directeur du programme Europe élargie au Conseil européen des -relations internationales (ECFR) et enseignant à Sciences Po Paris. Entre 2010 et 2013, il a été le conseiller diplomatique du premier ministre moldaven, Vlad Filat. Il est notamment l'auteur de EU Foreign Policy and Post-Soviet Conflicts (Routledge, 2010, non traduit). Aux frontières de la Russie, dans ce que Moscou appelle son " étranger proche ", des conflits " gelés " se multiplient depuis la chute de l'URSS, en  1991. La Transnistrie, en Moldavie, comme l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, en Géorgie – régions favorables à Moscou – ont refusé de reconnaître l'autorité de leurs Etats indépendants. La Russie agit de même au Donbass, vis-à-vis de Kiev, depuis la guerre en Ukraine. Les résultats, selon Nicu Popescu, sont " paradoxaux " : censées offrir des leviers d'influence à Moscou, ces situations ont plutôt contribué à éloigner les pays concernés de la sphère russe.


Des conflits gelés existent partout dans le monde. En quoi ceux de l'espace post-soviétique se distinguent-ils ?

Les conflits gelés dans l'espace post-soviétique ont la particularité d'avoir donné naissance à des Etats " de facto ", c'est-à-dire des entités de facto indépendantes de l'Etat auquel elles ont appartenu et qui, après un conflit, ont réussi à établir des structures quasi étatiques très fortes (police, armée, universités…) sans toutefois être reconnues internationalement. Il y a peu de cas semblables dans le reste du monde. La Transnistrie possède sa propre monnaie. L'Abkhazie ou l'Ossétie du Sud n'en ont pas, mais elles ont des institutions et un gouvernement. Tous ces territoires ont reçu l'aide de la Russie -durant leur conflit avec l'Etat central, puis pour créer leurs institutions.


Est-ce à dire que la Russie est intervenue dans des conflits préexistants, ou qu'elle a délibérément créé des situations de guerre ?

C'est un mélange des deux. Quand l'Union soviétique s'est désintégrée, sont apparus beaucoup de mouvements prosoviétiques ou prorusses. Des territoires ou des villes voulaient demeurer en Union soviétique ou, au minimum, rester associées à la Russie. Cela n'a pas seulement concerné les territoires actuellement en proie à des conflits gelés. Des mouvements se sont développés en Crimée, en Estonie… La Russie n'est pas intervenue militairement partout. Quand elle l'a fait, cela a été soit directement, soit en soutenant les mouvements séparatistes apparus dans les années 1990 en Abkhazie, en Ossétie du Sud, en Transnistrie. Le choix d'intervenir a en partie été déterminé par le jeu et la force des acteurs locaux, et en partie pour des considérations géopolitiques.


Lesquelles ?

La Russie se distingue des autres grandes puissances par le peu d'instruments dont elle dispose pour asseoir son influence – hormis la force. L'Union européenne (UE), à l'inverse, a l'obsession d'éviter les conflits, de les calmer. On le voit dans les Balkans : à l'exception du Kosovo en  1999, l'outil utilisé n'est pas la guerre : soutien financier aux populations ou aux Etats, ouverture d'espaces de libre-échange, tentatives d'influencer les élites… Le président serbe Aleksandar Vucic était un proche de Slobodan Milosevic - président ultranationaliste de la Serbie de 1989 à 1997 - : il veut aujourd'hui arrimer son pays à l'UE.
La Russie n'a ni ces armes ni ces arguments diplomatiques ou économiques. Même -durant le mandat du président ukrainien prorusse Viktor Ianoukovitch (2010-2014), elle n'a pas réussi à attirer l'Ukraine dans sa sphère d'influence. Dans ce pays, ou en Géorgie, le recours à la force militaire a été un -signe de l'échec des autres instruments du pouvoir russe – économique, diplomatique ou " soft power ".


Géorgie, Ukraine ou Moldavie ont aussi en commun de vouloir se rapprocher de l'UE ou de l'OTAN. Cela joue-t-il un rôle ?

En Géorgie et en Moldavie, ces conflits gelés sont apparus avant que la question de l'Europe se pose. En revanche, dans ces deux pays, les mouvements d'indépendance étaient très anti-russes, et ils ont violemment été réprimés par Moscou. Il y eut d'autres conflits dans le Caucase ou en Asie centrale, mais entre groupes ethniques ou entre pays. Tant que l'autorité de Moscou n'était pas contestée, la Russie n'est pas intervenue.
La Moldavie appartient à l'espace culturel roumain, son évolution vers l'Europe était prévisible. La Géorgie entretient la fierté de son existence ancienne, de sa spécificité. Sa volonté d'indépendance s'est largement développée en opposition à Moscou. Le désir d'Union européenne ou d'Alliance atlantique est apparu plus tard, comme une continuation de ces trajectoires.
On voit bien là les résultats paradoxaux -engendrés par l'action de la Russie : ce désir a encore été renforcé par l'apparition des -conflits séparatistes, il en est la conséquence. En voulant renforcer son influence dans ces pays, la Russie a finalement perdu encore plus d'attractivité. C'est aussi le cas pour l'Ukraine aujourd'hui.


En quoi un conflit gelé, ou l'existence d'une zone grise séparatiste offrent-ils des leviers d'influence ?

Les Européens et les Américains expliquent souvent aux Russes qu'il est dans leur intérêt de garder un voisinage stable et prospère. Mais c'est une façon très occidentale de penser. Les Russes n'ont pas cette obsession de la fin de l'histoire heureuse. Ils estiment que le conflit est une chose inévitable, et parfois utile. Ils ont aussi une vision plus " historique ". Les Empires occidentaux se sont disloqués de façon très linéaire ; l'Empire russe est dans un perpétuel oscillement. Des territoires, surtout à l'Ouest, ont été perdus, repris… Vu de Moscou, la perte d'un territoire ou d'une zone d'influence n'est donc pas définitive, les récupérer prend simplement du temps. L'idée est donc, pendant les périodes où la Russie elle-même est faible, de maintenir ces territoires dans un état de faiblesse jusqu'au moment où il serait possible de les regagner.
En déclenchant des conflits chez certains de ses voisins, Moscou a réussi à bloquer leur chemin vers l'OTAN, puisqu'une adhésion à cette organisation est impossible pour un Etat qui n'a pas des frontières bien définies. Les conflits gelés contribuent aussi à rendre plus difficiles les réformes, la lutte contre la corruption, la formation d'institutions fortes, même  si, selon moi, la responsabilité première incombe aux élites locales. La Géorgie l'a prouvé en se réformant profondément malgré deux entités séparatistes sur son territoire. Les Etats baltes ont réussi à fermer la porte aux influences déstabilisatrices en bâtissant des Etats forts.


La politique menée par la Russie est donc une expression de sa faiblesse ?

Oui, c'est une politique de faiblesse. Avant que le terme très moderne de " trolling "apparaisse, j'appelais cela du " harcèlement géopolitique ". Celui-ci dépasse la question des conflits armés. En Ukraine, avant le déclenchement de la guerre dans le Donbass, il y a eu une succession de piques à l'encontre de Kiev, des blocus commerciaux contre différents secteurs d'activité. Et là, encore, en espérant casser la capacité de résistance de ses voisins, Moscou a, en fait, perdu en influence. Ces pays ont diversifié leurs marchés. Sur les quatorze pays ex-soviétiques (hors la Russie), seulement deux ont la Russie pour premier partenaire commercial : la Biélorussie et l'Arménie. L'outil économique ayant perdu de son poids, reste l'option militaire. C'est un cercle vicieux.


Cette politique est-elle le fruit d'une -stratégie réfléchie ? Il a été dit que la campagne russe contre l'Ukraine était une sorte de punition…

Il est frappant de voir le décalage dans le langage ou le comportement de la diplomatie russe selon qu'elle s'adresse à ses voisins ou à l'Europe, aux Etats-Unis, à la Chine, au Moyen-Orient et au reste de la planète. La diplomatie à destination de l'Europe ou de l'Ukraine est très émotionnelle. On y perçoit beaucoup de ressentiment, de désespoir, parfois d'agressivité, d'arrogance… Avec la Chine ou le monde arabe, les relations sont moins émotionnelles, plus empreintes de respect, plus calculées, et c'est plus efficace.


L'annexion de la Crimée entre-t-elle dans cette stratégie ?

Le déploiement de militaires russes sans insignes en Crimée, en février  2014, a pu faire croire que le scénario retenu par Moscou était celui de la création d'une nouvelle entité non reconnue. Avec l'annexion, un mois plus tard, le Kremlin est finalement allé beaucoup plus loin. Là encore c'est la dimension émotionnelle qui a joué, bien plus que pour les autres territoires sources de tensions. L'annexion aurait dû permettre d'éviter que la péninsule ne devienne une nouvelle zone grise à ses frontières, mais cela a été un échec, puisque la Crimée russe n'est pas reconnue internationalement.


Un conflit dans une zone grise est-il -nécessairement destiné à " être gelé " ? Autrement dit, le Donbass peut-il rester éternellement une zone de combat ?

Au contraire, je dirais que les conflits gelés peuvent toujours se réchauffer. En Géorgie, le conflit autour de l'Ossétie du Sud, apparu en  1992, s'est ainsi réchauffé en  2004-2008 jusqu'à aboutir à une nouvelle guerre.
Dans certaines zones actuellement sous tension, la stratégie russe est d'attendre le moment favorable pour tenter de tirer des bénéfices de telle ou telle situation. En  2003, Moscou a proposé à la Moldavie une solution pour résoudre le conflit transnistrien : une réintégration de la Transnistrie à la Moldavie, en échange de l'ouverture d'une base russe et de la fédéralisation du pays.
La logique dans le Donbass est la même. Ce territoire peut être utilisé à la fois comme point de départ pour une potentielle extension du conflit et pour influer sur le cours des événements en Ukraine elle-même, en obtenant une fédéralisation et un affaiblissement du pays. Les Etats concernés préfèrent cependant le statu quo à une solution qui renforcerait l'influence de la Russie sur leurs affaires intérieures.
Propos recueillis par Benoît Vitkine
© Le Monde


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