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16.octobre.2018
“J’ai visité Lula, le prisonnier politique le plus célèbre du monde. Un coup d’État ‘doux’ au Brésil une élection aura des conséquences globales”. Par Chomsky
Source : The Intercept, Noam Chomsky, 02-10-2018
Les prisons rappellent la célèbre observation de Tolstoï sur les familles malheureuses : Chacune « est malheureuse à sa manière », bien qu’il y ait quelques traits communs – pour les prisons, la prise de conscience déprimante et accablante que quelqu’un d’autre a une autorité totale sur votre vie.
Mon épouse Valeria et moi venons de visiter une prison pour voir celui qui est sans doute le prisonnier politique le plus en vue de notre époque, une personne d’une importance sans équivalent dans la politique mondiale contemporaine.
En comparaison avec les prisons américaines que j’ai pu voir, la prison fédérale de Curitiba, au Brésil, n’est ni répugnante ni étouffante – mais la barre n’est pas placée bien haut. Rien de comparable avec les quelques-unes que j’ai visitées à l’étranger – Très loin de la chambre de torture israélienne de Khiam, dans le sud du Liban, qui a été réduite en poussière pour faire disparaître ce crime, et très loin des horreurs indicibles de la Villa Grimaldi, de Pinochet, où ceux qui survivaient aux séances de torture à répétition, finement conçues, étaient jetés à moisir dans une tour – un moyen de s’assurer que les premières expériences néolibérales, sous le regard des économistes les plus en vue de l’école de Chicago, ne soient pas perturbées par des voix discordantes.
Néanmoins, c’est une prison.
Le prisonnier auquel nous avons rendu visite, Luiz Inácio Lula da Silva – universellement connu sous le nom de « Lula » – a été condamné à la prison potentiellement à vie, à l’isolement, sans accès à la presse ou aux revues et avec des visites limitées un jour par semaine.
Le lendemain de notre visite, un juge, invoquant la liberté de la presse, a accédé à la demande du plus grand journal du pays, Folha de São Paulo, d’interviewer Lula, mais un autre juge est rapidement intervenu et a annulé cette décision, alors que les criminels les plus violents du pays – les chefs de milice et les trafiquants de drogue – sont régulièrement interviewés dans les prisons.
Pour l’appareil du pouvoir brésilien, il ne suffit pas que Lula soit en prison : ils veulent s’assurer que la population, à la veille des élections, n’entende pas parler de lui, et apparemment il est prêt à employer tous les moyens pour atteindre cet objectif.
Le juge qui a annulé la permission n’innovait pas. Il y a eu un précédent quand Antonio Gramsci a été condamné en 1926 par le gouvernement fasciste de Mussolini, le procureur a déclaré : « Nous devons empêcher son cerveau de fonctionner pendant 20 ans. »
« L’histoire ne se répète pas, mais elle rime souvent », comme l’a fait remarquer Mark Twain.
Nous avons été rassurés, mais pas surpris, de constater qu’en dépit des conditions de détention éprouvantes et des erreurs judiciaires scandaleuses, Lula reste un homme plein d’énergie, optimiste quant à l’avenir et qui a beaucoup d’idées pour faire faire dévier le Brésil d’une trajectoire qui s’annonce désastreuse.
Il y a toujours des excuses pour justifier l’emprisonnement – parfois valables, parfois pas – mais il est souvent utile d’en déterminer les causes réelles. C’est le cas en l’espèce. L’accusation principale portée contre Lula, basée sur les dépositions d’hommes d’affaires condamnés pour corruption dans le cadre d’un plaider coupable [dans un tel cadre, les accusés bénéficient de réductions de peines en contrepartie de témoignages à charge contre d’autres personnes, NdT], est qu’on lui aurait offert un appartement dans lequel il n’a jamais vécu. Ce qui n’est guère accablant.
Le crime présumé est pratiquement indiscernable au regard des standards brésiliens – et il y a à dire sur ce concept, sur lequel je reviendrai. Cela dit, la peine est tellement disproportionnée par rapport au crime supposé qu’il est tout à fait approprié d’en chercher les raisons. Il n’est pas difficiles d’en trouver. Le Brésil fait face à des élections d’une importance cruciale pour son avenir. Lula est de loin le candidat le plus populaire et remporterait facilement une élection équitable, mais ce n’est pas ce que préfère de la ploutocratie.
Bien que ses politiques, pendant son mandat, aient été conçues pour s’adapter aux préoccupations de la finance nationale et internationale, il est méprisé par les élites, en partie sans doute en raison de ses politiques d’intégration sociale et de prestations pour les défavorisés, mais d’autres facteurs semblent jouer un rôle : avant tout la simple haine de classe. Comment un travailleur pauvre, qui n’a pas fait d’études supérieures, et qui ne parle même pas un portugais correct peut-il être autorisé à diriger notre pays ?
Alors qu’il était au pouvoir, Lula était toléré par les puissances occidentales, malgré quelques réserves. Son succès n’a pas soulevé l’enthousiasme quand, avec son ministre des Affaires étrangères Celso Amorim, ils ont propulsé le Brésil au centre de la scène mondiale, commençant à réaliser les prédictions d’il y a un siècle selon lesquelles le Brésil allait devenir « le colosse du Sud ». Certaines de leurs initiatives ont été sévèrement condamnées, notamment les mesures qu’ils ont prises en 2010, en coordination avec la Turquie, pour résoudre le conflit au sujet du programme nucléaire iranien, contre la volonté affirmée des États-Unis de diriger l’événement. Plus généralement, le rôle de premier plan joué par le Brésil dans la promotion de puissances non alignées sur les occidentaux, en Amérique latine et au-delà, a été accueilli fraîchement par ceux qui ont pour habitude de dominer le monde.
La candidature de Lula étant frappée d’interdiction, il y a un réel risque que le favori de la droite, Jair Bolsonaro, soit élu à la présidence et accentue sérieusement la politique réactionnaire du président Michel Temer. Temer, qui remplace Dilma Rousseff depuis sa destitution, dans une précédente étape du « coup d’État en douceur », dans le plus grand des pays de l’Amérique latine, au terme de poursuites ridicules.
Bolsonaro se présente comme un autoritaire dur et brutal et comme un admirateur de la dictature militaire, qui va rétablir « l’ordre ». Une partie de son attrait réside dans le fait qu’il se fait passer pour un homme nouveau qui démantèlera l’establishment politique corrompu, que de nombreux Brésiliens méprisent pour de bonnes raisons. C’est, comme dans d’autres parties du monde, une réaction aux attaques néolibérales des générations précédentes. Bolsonaro affirme qu’il ne connaît rien à l’économie, laissant ce domaine à l’économiste Paulo Guedes, un produit ultralibéral de l’école de Chicago.
Guedes est clair et explicite sur sa solution aux problèmes du Brésil : « tout privatiser », soit l’ensemble de l’infrastructure nationale (Veja, 22 août), afin de rembourser la dette des prédateurs qui saignent à blanc le pays. Vraiment tout, de façon à être bien certain que le pays va péricliter jusqu’à l’insignifiance et devenir le jouet des institutions financières dominantes et des plus fortunés. Guedes a travaillé pendant un certain temps au Chili sous la dictature de Pinochet, il peut donc être utile de rappeler les résultats de la première expérience du néolibéralisme de Chicago.
L’expérience, initiée après le coup d’État militaire de 1973 qui avait préparé le terrain par la terreur et la torture, s’est déroulée dans des conditions quasi optimales. Il ne pouvait y avoir de dissidence – la Villa Grimaldi [centre de détention et de torture de la région de Santiago, utilisé par la police politique de Pinochet, NdT], entre autres, s’en est bien occupée. L’expérimentation était supervisée par les superstars de l’économie de Chicago. Elle a bénéficié d’un énorme soutien de la part des États-Unis, du monde des affaires et des institutions financières internationales. Les planificateurs économiques ont également eu la sagesse de ne pas se mêler des affaires de Codelco, la plus grande société minière de cuivre au monde, qui a fourni une base solide à l’économie.
Pendant quelques années, l’expérience a été très bien accueillie, puis le silence a régné. Malgré des conditions presque parfaites, en 1982, les « Chicago boys » avaient réussi à faire s’effondrer l’économie. L’État a dû reprendre en charge une grande partie de l’économie, plus encore que pendant les années Allende. Des plaisantins ont appelé ça « la route de Chicago vers le socialisme ». L’économie, en grande partie remise aux mains des dirigeants antérieurs, a refait surface, non sans séquelles persistantes de la catastrophe dans les systèmes éducatifs, sociaux, etc.
Pour en revenir aux préconisations des Bolsonaro-Guedes pour fragiliser le Brésil, il est important de garder à l’esprit la puissance écrasante de la finance dans l’économie politique brésilienne. L’économiste brésilien Ladislau Dowbor rapporte, dans son ouvrage A era do capital improdutivo [L’ère du capital improductif, NdT], que lorsque l’économie brésilienne est entrée en récession en 2014, les grandes banques ont accru leurs profits de 25 à 30%, « une dynamique dans laquelle plus les banques font des bénéfices, plus l’économie stagne » puisque « les intermédiaires financiers n’alimentent pas la production, ils la ponctionnent ».
En outre, poursuit M. Dowbor, « après 2014, le PIB a fortement chuté alors que les intérêts et les bénéfices des intermédiaires financiers ont augmenté de 20 à 30% par an », une caractéristique systématique d’un système financier qui « ne sert pas l’économie, mais est servi par elle. Il s’agit d’une productivité nette négative. La machine financière vit aux dépens de l’économie réelle. »
Le phénomène est mondial. Joseph Stiglitz résume la situation simplement : « Alors qu’auparavant la finance était un mécanisme permettant d’injecter de l’argent dans les entreprises, aujourd’hui elle fonctionne pour en retirer de l’argent ». C’est l’un des profonds renversements de la politique socio-économique apportés au monde par l’assaut néolibéral, avec la forte concentration de la richesse entre les mains d’un petit nombre alors que la majorité stagne, que les prestations sociales diminuent et que le fonctionnement de la démocratie est manifestement fragilisée au moment même où le pouvoir économique est de plus en plus concentré, toujours plus aux mains d’institutions financières prédatrices. Il y a là la principale source du ressentiment, de la colère et du mépris à l’égard des institutions gouvernementales qui balayent une grande partie du monde, et souvent appelé – à tort – « populisme ».
C’est l’avenir projeté par la ploutocratie et ses candidats. Il serait contrarié par un nouveau mandat à la présidence de Lula, qui répondait aux exigences des institutions financières et du monde des affaires en général, mais pas suffisamment pour notre époque de capitalisme sauvage.
On pourrait s’attarder un instant sur ce qui s’est passé au Brésil pendant les années Lula – « la décennie d’or », selon les termes de la Banque mondiale en mai 2016. Au cours de ces années, l’étude de la banque rapporte :
Les progrès socio-économiques du Brésil ont été remarquables et mondialement reconnus. A partir de 2003 [début du mandat de Lula], le pays est reconnu pour son succès dans la réduction de la pauvreté et des inégalités et pour sa capacité à créer des emplois. Des politiques novatrices et efficaces visant à réduire la pauvreté et à assurer l’intégration de groupes qui, auparavant, étaient exclus, ont sorti des millions de personnes de la pauvreté.
De plus :
Le Brésil a également assumé des responsabilités mondiales. Il a réussi à poursuivre sa prospérité économique tout en protégeant son patrimoine naturel unique. Le Brésil est devenu l’un des plus importants donateurs émergents, avec des engagements importants, en particulier en Afrique subsaharienne, et un acteur majeur dans les négociations internationales sur le climat. La trajectoire de développement du Brésil au cours de la dernière décennie a montré qu’une croissance fondée sur une prospérité partagée, mais équilibrée dans le respect de l’environnement, est possible. Les Brésiliens sont fiers, à juste titre, de ces réalisations saluées sur la scène internationale.
Du moins certains Brésiliens, pas ceux qui détiennent le pouvoir économique.
Le rapport de la Banque mondiale rejette le point de vue répandu selon lequel les progrès substantiels étaient « une illusion, créée par le boom des produits de base, mais insoutenable dans l’environnement international actuel, moins clément ». Elle répond à cette affirmation par « un “non” ferme. Il n’y a aucune raison pour que ces gains socio-économiques récents soient effacés ; en réalité, ils pourraient bien être amplifiés avec les bonnes politiques. »
Les bonnes politiques devraient comprendre des réformes radicales du cadre institutionnel hérité de la présidence Cardoso, qui a été maintenu pendant les années Lula-Dilma, avec satisfaction des exigences de la communauté financière, notamment une faible imposition des riches (souvent évitée entièrement par la fuite massive des capitaux vers les paradis fiscaux) et des taux d’intérêt exorbitants qui ont apporté à quelques privilégiés des fortunes considérables et attiré les capitaux vers la finance, au détriment des investissements productifs. La ploutocratie et le monopole médiatique accusent les politiques sociales d’assécher l’économie, mais en fait les études économiques montrent que l’effet multiplicateur de l’aide financière aux pauvres a stimulé l’économie alors que ce sont les revenus financiers produits par les taux d’intérêt usuraires et autres cadeaux à la finance qui ont provoqué la véritable crise de 2013 – une crise que « les bonnes politiques » auraient permis de surmonter.
L’éminent économiste brésilien Luiz Carlos Bresser-Pereira, ancien ministre des Finances, décrit succinctement le déterminant majeur de la crise en cours : Pour ce qui est de bloquer les dépenses publiques tout en maintenant les taux d’intérêt à un niveau élevé, « il n’y a pas de raison économique ; la cause fondamentale des taux élevés au Brésil est le pouvoir des prêteurs et des financiers » avec ses conséquences dramatiques, appuyé par le corps législatif (élu avec le soutien financier des entreprises) et le monopole des médias qui relaient essentiellement la voix des intérêts privés.
Dowbor fait valoir que tout au long de l’histoire moderne du Brésil, les remises en question du cadre institutionnel rétrograde ont conduit à des coups d’État, « à commencer par le renvoi et le suicide de Vargas [en 1954] et le putsch de 1964 » (fermement soutenu par Washington). Il y a de bonnes raisons de penser que la même chose s’est produite pendant le « coup d’État en douceur » en cours depuis 2013. Cette campagne des élites traditionnelles, désormais focalisées sur le secteur financier et servies par une forte concentration médiatique, a pris son envol en 2013 lorsque Rousseff a cherché à ramener les taux d’intérêt extravagants à un niveau raisonnable, ce qui menaçait de faire baisser le torrent d’argent facile pour le petit nombre qui pouvaient se permettre de jouer sur les marchés financiers.
La campagne actuelle visant à préserver le cadre institutionnel et à revenir sur les acquis de « la décennie glorieuse » exploite la corruption à laquelle le Parti des travailleurs de Lula, connu sous le nom de PT, a participé. La corruption est bien réelle, et grave, même si le fait de diaboliser le PT est une pure instrumentalisation, en regard des écarts de conduite de ses accusateurs. Et comme nous l’avons déjà mentionné, les accusations portées contre Lula, même si l’on devait les reconnaître, ne peuvent être prises au sérieux pour justifier la peine qui lui a été infligée dans le but de l’exclure du système politique. Tout cela fait de lui l’un des prisonniers politiques les plus importants de la période actuelle.
La réaction récurrente des élites face aux menaces qui pèsent sur le cadre institutionnel de l’économie sociopolitique au Brésil trouve son pendant dans la riposte internationale contre les remises en cause, par le monde en développement, du système néocolonial hérité de siècles de destruction par l’Empire occidental. Dans les années 1950, au début de la décolonisation, le mouvement des pays non alignés a cherché à faire son entrée dans les affaires mondiales. Il a été rapidement remis à sa place par les puissances occidentales. En témoigne dramatiquement l’assassinat du leader congolais, très prometteur, Patrice Lumumba par les dirigeants historiques belges (en devançant la CIA). Ce crime et les violences qui ont suivi ont mis fin aux espoirs de ce qui devrait être l’un des pays les plus riches du monde, mais qui reste « l’horreur ! L’horreur ! » avec une forte participation des tortionnaires historiques de l’Afrique.
Néanmoins, au fur et à mesure que progressait la décolonisation, la voix agaçante des victimes historiques n’a cessé de s’élever. Dans les années 60 et 70, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, avec la participation d’économistes brésiliens, a mis en avant des plans pour un nouvel ordre économique international, dans lequel les préoccupations des « sociétés en développement » – la grande majorité de la population mondiale – seraient examinées. Cette initiative a été rapidement écrasée par la régression néolibérale.
Quelques années plus tard, au sein de l’UNESCO, les pays du Sud ont appelé à un nouvel ordre international de l’information qui ouvrirait le système mondial des médias/communication à des acteurs extérieurs au monopole virtuel occidental. Cela a déchaîné une réplique extrêmement violente qui a traversé tout le spectre politique [occidental, NdT], avec des mensonges éhontés et des accusations ridicules et finalement le retrait du président américain Ronald Reagan, sous de faux prétextes, de l’UNESCO. Tout cela a été dévoilé dans une étude accablante (donc peu lue) par les spécialistes des médias William Preston, Edward S. Herman et Herbert Schiller (Hope and Folly [L’espoir et la folie, NdT]).
L’étude menée en1993 par le « South Centre » [Centre du Sud, ONG de pays en développement qui joue un rôle d’observateur pour le compte de l’ONU, NdT], qui montrait que l’hémorragie de capitaux depuis les pays pauvres vers les pays riches s’était accompagnée d’exportations de capitaux vers le FMI et la Banque mondiale, qui sont désormais « bénéficiaires nets des ressources des pays en développement », a également été effectivement passée sous silence. Il en a été de même de la déclaration du premier « Sommet du Sud », qui avait rassemblé 133 États en 2000, en réponse à l’enthousiasme de l’Occident pour sa nouvelle doctrine d’« intervention humanitaire ». Aux yeux des pays du Sud, « le soi-disant “droit” d’intervention humanitaire » est une nouvelle forme d’impérialisme, « qui n’a aucun fondement juridique dans la Charte des Nations unies ni dans les principes généraux du droit international ».
Sans surprise, les puissants n’apprécient guère les remises en cause, et disposent de nombreux moyens pour y répliquer ou pour les réduire au silence.
Il y aurait beaucoup à dire sur la corruption endémique de la politique latino-américaine, souvent solennellement condamnée par l’Occident. Il est vrai, c’est un fléau, qui ne devrait pas être toléré. Mais elle n’est pas limitée « aux pays en voie de développement ». Ce n’est pas seulement une aberration quand de gigantesques banques sont contraintes, par dizaines, à payer des amendes de milliards de dollars (les poursuites contre JPMorgan, Bank of America, Goldman Sachs, the Deutsche Bank, Citigroup), typiquement à l’issue d’accords négociés à l’amiable, donc sans que qui que ce soit ne soit légalement coupable de leurs activités criminelles qui détruisent des millions de vies. Remarquant que « les multinationales américaines ont de plus en plus de difficultés à ne pas basculer dans l’illégalité », le London Economist du 30 août 2014 a comptabilisé 2163 condamnations d’entreprise entre 2000 et 2014 – et ces multinationales sont nombreuses à Londres et sur le continent [européen].
La corruption couvre toute une gamme, depuis les énormités déjà abordées ci-dessus jusqu’aux plus petites mesquineries. Le vol des salaires, une épidémie aux États-Unis, en donne un exemple particulièrement obscène et instructif. On estime que les deux tiers des travailleurs à bas salaire sont volés sur leur rémunération chaque semaine, tandis que les trois quarts se voient voler tout ou partie de la rémunération pour leurs heures supplémentaires. Les sommes ainsi volées chaque année sur les salaires des employés excèdent la somme des vols commis dans les banques, les stations-service et les commerces de proximité. Il n’y a pratiquement pas d’actions coercitives. Le maintien de cette impunité revêt une importance cruciale pour le monde des affaires, à tel point qu’il est une des priorités du principal lobby entrepreneurial, le American Legislative Exchange Council (ALEC), qui bénéficie des largesses financières des entreprises.
La tâche principale de l’ALEC est d’élaborer un cadre législatif pour les États, ce qui est facile car, d’une part les législateurs sont tributaires du financement par les entreprises et, d’autre part, les médias s’intéressent peu au sujet. Des programmes méthodiques et soutenus de l’ALEC sont donc capables de faire évoluer les contours des politiques pour l’ensemble du pays sans préavis, ce qui constitue une attaque furtive contre la démocratie avec un effet significatif. L’une de leurs initiatives législatives consiste à faire en sorte que les vols de salaires ne soient pas soumis à des contrôles ni à l’application de la loi.
Mais la corruption, qui est un crime, qu’elle soit massive ou minime, n’est que la partie émergée de l’iceberg. La corruption la plus grave est légale. Par exemple, le recours aux paradis fiscaux qui drainent environ un quart, voire davantage, des 80 000 milliards de dollars de l’économie mondiale, créant un système économique indépendant exempt de surveillance et de réglementation, un refuge pour toutes sortes d’activités criminelles, ainsi que l’évasion fiscale. Il n’est pas non plus techniquement illégal pour Amazon, qui vient de devenir la deuxième société à dépasser les 1000 milliards de dollars de valeur, de bénéficier d’allègements fiscaux sur les ventes. Ou que l’entreprise utilise environ 2 % de l’électricité américaine à des tarifs très préférentiels, conformément à « une longue tradition américaine de transfert des coûts depuis les entreprises vers les plus démunis, qui consacrent déjà aux factures de services publics, en proportion de leurs revenus, environ trois fois plus que ne le font les ménages aisés », rapporte la presse économique.
Il y a des exemples à n’en plus finir.
Un exemple important est l’achat d’élections, un sujet qui a été étudié en profondeur, en particulier par le politologue Thomas Ferguson. Ses recherches, ainsi que celles de ses collègues, ont montré que l’éligibilité du Congrès et de l’exécutif est prévisible avec une précision remarquable à partir de la variable unique des dépenses électorales, une tendance très forte qui remonte loin dans l’histoire politique américaine et qui s’étend jusqu’aux élections de 2016 (Ferguson, Golden Rule ; Ferguson et al, Industrial Structure and Party Competition in an Age of Hunger Games : Donald Trump and the 2016 Presidential Election, document de travail no 66, janvier 2018, Institute for New Economic Thinking). La transformation de la démocratie formelle en un instrument entre les mains de la fortune privée est parfaitement légale, et non la corruption, contrairement au fléau latino-américain.
Bien sûr, l’ingérence dans les élections reste à l’ordre du jour. L’ingérence présumée de la Russie dans les élections de 2016 est un sujets majeur à l’heure actuelle, un sujet d’enquêtes acharnées et de commentaires endiablés. En revanche, le rôle écrasant du monde de l’entreprise et des fortunes privées dans la corruption des élections de 2016, selon une tradition qui remonte à plus d’un siècle, est à peine reconnu. Après tout, il est parfaitement légal, et même approuvé et renforcé par les décisions de la Cour suprême la plus réactionnaire de ces derniers temps.
L’achat d’élections n’est pas la pire des interventions des entreprises dans la démocratie américaine immaculée, par ailleurs polluée par les hackers russes (avec des résultats indétectables). Les dépenses de campagne atteignent des sommets, mais elles sont éclipsées par le lobbying, qui représenterait environ 10 fois ces dépenses – un fléau qui s’est rapidement aggravé dès les premiers jours de la régression néolibérale. Ses effets sur la législation sont considérables, le lobbyiste allant jusqu’à la rédaction littérale des lois, alors que le parlementaire – qui signe le projet de loi – est quelque part ailleurs, occupé à collecter des fonds pour la prochaine campagne électorale.
La corruption est effectivement un fléau au Brésil et en Amérique latine en général, mais ils restent des petits joueurs.
Tout cela nous ramène à la prison, où l’un des prisonniers politiques les plus importants de la période actuelle est maintenu en isolement pour que le « coup d’État en douceur » au Brésil puisse se poursuivre, avec des conséquences probables qui seront graves pour la société brésilienne et pour une grande partie du monde, vu le rôle potentiel du Brésil.
Le Brésil peut continuer sur sa lancée, c’est-à-dire, si ce qui se passe ne soulève pas d’opposition.
Photo du haut : L’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva d’adresse à des sympathisants au siège du Syndicat des Métallurgistes où une messe catholique a été célébrée en mémoire de sa défunte épouse Marisa Letícia le 7 avril 2018 à São Paulo, Brésil.
Source : The Intercept, Noam Chomsky, 02-10-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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Kess // 16.10.2018 à 10h25
Ouaip, non, vraiment, l’affaire Fillon n’a rien à voir avec Lula … même pas dans l’état d’esprit ou dans la forme ou dans l’effet.
Lula a été condamné pour s’être fait donner un appartement par une compagnie brésilienne qui a corrompu les 3/4 de la classe politique brésilienne … et en particulier Temer qui est au pouvoir. Les faits légaux: il n’a pas été prouvé que Lula a tiré profit de l’appartement, il ne s’y est rendu qu’une fois et l’appartement n’est pas à son nom, on ne sait pas non plus contre quelle contrepartie il l’aurait obtenue. En gros, y a que l’entreprise qui déclare lui avoir donné l’appart comme base de condamnation. Lula est toujours très populaire et aurait sans doute gagné les élections si il n’avait pas été en prison. Il a mené des politiques qui ont enrichi les classes les plus pauvres de la population et ont redressé le pays.
Fillon au contraire, est condamné en premiére instance par l’opinion publique, les faits sont multiples et bien documentés (si la justice prend son temps, c’est qu’elle attend de tout avoir). Le rôle de la justice dans sa défaite est d’avoir marginalement augmenté le nombre de papiers de presse sur ses affaires, mais la mise en examen était légitime. Et je préfére que mon pays juge de la moralité des hommes qui se présente au plus hautes fonctions, surtout quand les faits sont indiscutablement établis. Fillon enfin est impopulaire, il perdrait même au élections municipales de son village. Il a servi de premier ministre sous un gouvernement d’austérité qui a appauvri les francais les moins fortunés et qui a amplifié la parole raciste.
On peut essayer de comparer, mais c’est mettre un gros, un énorme focus, sur le fait que la justice intervienne …
Lula, c’est comme Fillon, ou comme Cahuzac, comme Dassault, comme Berlusconi, comme Nixon … Tout est pareil, à cause de la justice AAAAAAH