Ils sont arrivés à 5 heures du matin, dans le quartier Boukhalef, à Tanger, tambourinant aux portes et ordonnant aux habitants de sortir de chez eux. " Il y avait plusieurs fourgons avec des policiers et les forces auxiliaires - forces paramilitaires dépendant du ministère de l'intérieur - ", se souvient Donatien, un Camerounais de 35 ans, aujourd'hui à l'abri dans le sud du Maroc. En bas de l'immeuble, une cinquantaine d'hommes, de femmes et d'enfants sont déjà entassés dans un car. Emmenés au commissariat central, ils y attendront avec des dizaines d'autres ressortissants subsahariens jusqu'à 19 heures, sans eau ni nourriture. " Puis ils nous ont menottés pour nous mettre dans un bus. Dans le nôtre, on était trente-six, mais il y avait plus de quinze bus pleins ", précise le Camerounais.
Après plusieurs heures de voyage et une tension croissante dans le véhicule, les migrants obtiennent des petits pains, des sardines et de l'eau.
" Puis, à 4 heures du matin, ils nous ont lâchés sur la route, à 17 kilomètres de Tiznit ", à environ 900 km au sud de Tanger.
Un Marocain passant par là en camionnette embarquera les femmes et les enfants jusqu'à la ville ; les hommes, eux, marcheront jusqu'au rond-point principal de la petite cité berbère, lieu de campement provisoire pour les migrants refoulés. C'était il y a un mois, mais Donatien (tous les prénoms de migrants ont été modifiés) reste marqué par la violence de ces heures-là et par l'ampleur des arrestations :
" Comme si c'était une journée spéciale pour capturer tous les Blacks ", dit-il.
Donatien est l'un de ces milliers de Subsahariens qui ont été arrêtés et déplacés de force depuis cet été sur le territoire marocain. Selon le Groupement antiraciste d'accompagnement et de défense des étrangers et migrants (Gadem), au moins 7 720 personnes ont connu ce sort entre juillet et septembre dans la seule région de Tanger.
Dans son dernier rapport intitulé " Coûts et blessures ", et sa note complémentaire " Expulsions gratuites ", l'association marocaine détaille le déroulement des dernières semaines avec des dizaines de témoignages à l'appui. Elle pointe des arrestations massives, parfois violentes, touchant les personnes noires, sans prise en compte de leur statut, et sans cadre légal établi. L'ONG a répertorié quelque 89 cas d'expulsions du pays mais aussi des détentions de migrants dans des commissariats de Tanger dans des conditions déplorables.
" Les personnes ciblées sont toutes non marocaines et toutes noires, sans distinction de leur situation administrative (…)
", souligne le Gadem, qui dénonce une politique discriminatoire du royaume.
Situé à la pointe nord-ouest de l'Afrique, le Maroc est un pays de passage pour les migrants subsahariens qui rêvent de rejoindre l'Europe mais ne peuvent le faire légalement. Par la mer, seuls les 14 kilomètres du détroit de Gibraltar séparent le royaume des côtes espagnoles dont on aperçoit les lumières au loin. Par la terre, il faut franchir les barrières des deux enclaves espagnoles en Afrique, Ceuta au nord du Maroc et Melilla au nord-est, bouts de terre gardés par des barbelés constellés de lames de rasoir. Face à cette présence, Rabat a toujours oscillé entre période de tolérance et période de répression, mais celle-ci n'avait jamais atteint cette intensité.
Depuis la quasi-fermeture de la route migratoire entre la Libye et l'Italie, une partie des candidats au voyage semble s'être repliée vers le Maroc et l'Espagne. Madrid s'est ainsi considérablement ému de l'augmentation du nombre de personnes arrivant sur ses côtes : quelque 40 000 – des Subsahariens mais aussi de nombreux Marocains – depuis le début de l'année, contre 28 000 en 2017 et 14 000 en 2016, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).
Début 2017, déjà, les forces marocaines avaient intensifié leur répression contre les migrants subsahariens. L'objectif était de les éloigner le plus possible des zones frontalières en les déplaçant de force vers d'autres villes du pays : Marrakech, Casablanca, Béni Mellal, Agadir ou Tiznit.
Cette fois, un événement précis semble avoir entraîné le durcissement de la politique de Rabat : le 26 juillet, un assaut massif sur la barrière de Ceuta s'est soldé par des blessures pour quinze membres de la Guardia Civil. Quelque 800 migrants (600 sont parvenus à passer) ont alors lancé de la chaux vive sur les policiers espagnols. Une " ligne rouge " a-t-elle été franchie pour Madrid ? Que s'est-il dit entre l'Espagne et le Maroc ? Toujours est-il que la réplique a été immédiate : côté espagnol, 116 migrants ont été réexpulsés vers le Maroc – une mesure sans précédent ; côté marocain, les arrestations et les renvois de Subsahariens vers le sud se sont multipliés.
Dans la petite ville de Tiznit, aux portes du désert marocain, on ne devine leur présence qu'aux vêtements séchant sur les rambardes d'une petite bâtisse inoccupée. A côté du petit hôtel Paris, les migrants se sont installés comme ils ont pu. Quelques matelas et des couvertures pour dormir, des cartons pour s'isoler de la rue, des réchauds et des bassines pour les repas.
Roland, un Camerounais de 26 ans, est là depuis un mois. Il a été arrêté près de Tanger alors qu'il tentait de prendre la mer avec douze autres personnes. Ils avaient réussi à économiser 1 000 euros, de quoi s'acheter un petit bateau pneumatique, des rames et des gilets de sauvetage. Ce n'était pas sa première tentative. Depuis son arrivée au Maroc, en 2012, il n'a pas cessé d'essayer.
" J'ai fait presque tous les passages : Tanger, Ceuta, Nador… Pour trouver une vie meilleure, comme tout le monde ", raconte celui qui est parti de chez lui à 19 ans, après une année de droit.
Trois hivers dans la forêtTiznit voit régulièrement des migrants arriver. Ce jour-là, ils sont quelques dizaines. La semaine précédente, leur nombre atteignait 150 à 200. Les autorités les laissent en paix, les habitants leur font l'aumône. Il n'y a pas de centre officiel pour les accueillir, mais un local – un restaurant vide – qu'ils peuvent occuper. Président d'une association locale, Amoudou, Lahcen Boumahdi met en avant la tradition d'accueil de la région.
" Notre ville a une longue histoire d'émigration. Les gens d'ici savent. Ils ont été dans la même situation en Europe ", explique-t-il. Loin de la tension qui règne dans le Nord, les migrants restent là le temps de reprendre des forces et de récolter assez d'argent pour financer leur remontée vers les côtes. Beaucoup mendient aux feux rouges. Roland a arrêté :
" Trop déprimant. " Il préfère donner un coup de main à des commerçants du marché deux fois par semaine pour 7 à 8 euros la journée.
Il faut compter au moins 50 euros pour retourner à Tanger. Depuis la fin de l'été, les migrants ne sont plus autorisés à acheter des billets de bus ou de train aux grandes compagnies. Ils doivent progresser de ville en ville dans des voitures individuelles. Une solution plus coûteuse.
Certains ont déjà commencé leur remontée. A Agadir, dans un petit appartement d'un quartier périphérique, Donatien, Sam et Vincent vivotent en attendant de pouvoir poursuivre leur voyage. Sur les étagères de la chambre : quelques vêtements, les affaires qui ont pu être attrapées lors de leur arrestation. A eux trois, ils racontent l'absurdité de la logique de fermeture de l'Union européenne, mais aussi les limites de la politique d'intégration du Maroc.
Sam, Camerounais de 26 ans, qui rêvait d'être footballeur, a passé plus d'un an et demi en Algérie avant de venir au Maroc. Rien qu'en 2014, il a tenté de passer en Espagne cinq fois, en vain.
" Comme la technique du voyage ne marchait pas, j'ai décidé d'essayer de m'intégrer ", explique-t-il. En 2015, il demande et obtient sa carte de résidence. Il se marie et devient papa. Il tente même de se lancer dans la musique.
" Mais, avec le temps, je me suis aperçu que ça n'évoluerait pas. Il n'y a pas de travail ici, alors j'ai repris le projet de partir. "
Le jour où Sam et sa famille ont été arrêtés, ils s'apprêtaient à prendre la mer depuis Tanger.
" Je ne sais pas si c'est le moment où l'Europe paie les Marocains pour nous expulser, mais en tout cas, chaque été c'est pareil : on nous chasse ", note-t-il, un peu las de ce retour à la case départ :
" On va faire comme d'habitude, des petites économies jusqu'à ce qu'on ait assez pour retenter. "
Vincent, un costaud aux bras tatoués, est à 37 ans un quasi-professionnel des tentatives de passage. Il a passé trois hivers dans la forêt de Cassiago, près de Ceuta, où des groupes de migrants se cachent en guettant le moment opportun pour tenter de franchir les barrières. Blessé à la jambe en escaladant un grillage, il n'a plus essayé que par la mer.
" Aujourd'hui, ce sont les Marocains qui tiennent le business. Ils se sont aperçus qu'il y avait de l'argent à se faire. Ils fournissent le bateau, le moteur, l'essence ", raconte-t-il.
Donatien et ses amis vivent dans un appartement en dur. D'autres n'ont pu trouver refuge que dans un campement de fortune, près de la gare d'Agadir. Et il n'est pas facile de s'en approcher. Les autorités marocaines ne souhaitent pas que les médias travaillent sur le sujet. Le 21 septembre, un journaliste de France Inter, venu effectuer un reportage à Tanger, a été expulsé vers la France. La question est d'autant plus sensible pour le royaume qu'il met en avant, depuis dix ans, une ambitieuse politique de séduction à destination de l'ensemble du continent.
Rentré dans l'Union africaine en 2017, le pays avait lancé, en 2013, une nouvelle politique migratoire, avec deux campagnes de régularisation de sans-papiers, principalement subsahariens, en 2014 et 2016. Quelque 46 000 demandes avaient été acceptées. Dans ce contexte, la répression actuelle contre les migrants ne fait pas bon effet.
" On attendra que ça se calme pour remonter à Tanger ", assure Vincent.
Dans la grande ville du Nord, rares sont les Noirs qui prennent le risque de se promener dans les rues. Ceux qui ont encore un logement se terrent et évitent les déplacements inutiles. Ceux qui se sont retrouvés sans toit cherchent refuge là où ils peuvent, notamment sur le parvis de la cathédrale où vivotent des migrants abîmés par des années d'errance, loin de leur famille et en perpétuelle insécurité.
Santiago Agrelo Martinez, archevêque de Tanger, témoigne avec tristesse de ce tournant :
" A partir de juillet, il y a eu un changement d'attitude de la part des autorités et des forces de l'ordre. On est allé chercher les migrants non seulement dans les forêts mais aussi en ville, jusque dans les appartements. "
Leur apporter de l'aide est aussi devenu plus problématique. Les distributions de nourriture à l'orée des forêts proches de Ceuta et de Melilla sont devenues trop risquées pour les migrants. Même autour de la cathédrale, ils ne sont pas tranquilles.
" Le rejet n'est pas une politique "
" La police est venue deux fois. Je leur ai expliqué que ces garçons n'ont rien fait de mal et ont besoin d'aide. J'ai le plus grand respect pour les autorités marocaines et pour la loi, mais ce qui se passe n'est pas acceptable ", souligne l'archevêque de Tanger. Le franciscain de 77 ans fustige la politique de l'UE :
" C'est l'Europe l'acteur principal de cette histoire. Le rejet n'est pas une politique. Il ne fait que les exposer davantage à la mort. "
Mehdi Alioua, sociologue et membre fondateur du Gadem, rappelle que cette stratégie est celle de l'UE depuis la fin des années 1990 :
" C'est la logique de l'externalisation. Il s'agit de repousser au maximum ceux qui veulent immigrer. C'est pour cela qu'on traite avec le Niger, le Soudan, etc. Mais le Maroc n'a pas à être le gendarme de l'Europe ", ajoute-t-il, rappelant qu'au-delà des mauvais traitements infligés aux migrants
" une telle politique est à la fois désastreuse pour l'image du royaume, mais aussi très coûteuse alors que le pays a bien d'autres besoins ".
Depuis le début des opérations de refoulement, deux jeunes migrants sont morts en tombant du bus qui les ramenait dans le Sud. Le 26 septembre, une jeune Marocaine de 22 ans a été tuée par des tirs de la marine sur un bateau qui tentait de passer en Espagne. Le 2 octobre, treize corps ont été repêchés après un naufrage au large de Nador, dans le Nord-Est. Le 9, la marine a de nouveau ouvert le feu sur un bateau de migrants, faisant un blessé.
S'agissant des refoulements, les autorités marocaines ont nié avoir commis des violations des droits humains, estimant qu'ils ont été effectués
" dans le respect de la loi ". Mais le royaume s'est montré inflexible dans son opposition à l'installation de centres d'accueil en Afrique du Nord réclamée par l'UE.
" On ne peut pas demander au Maroc son aide sur la question migratoire et dans la lutte contre le terrorisme tout en traitant le pays comme un objet ", a déclaré, début octobre, le ministre des affaires étrangères, Nasser Bourita.
En sortant de Tanger, sur la route sinueuse qui mène à l'enclave espagnole de Ceuta, les jeunes migrants que l'on apercevait généralement marchant au bord des routes ont presque tous disparu. Cachés dans les forêts des alentours, ou terrés dans d'autres villes du Maroc, ils finiront bien par remonter vers le nord pour retenter leur chance.
Charlotte Bozonnet
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