A travers l'Europe, un sentiment de gêne se développe quant à la valeur morale et -légale de ventes d'armes à l'Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis, alors que l'intervention militaire de ces deux Etats au Yémen – lancée en mars 2015 – s'éternise, et que des accusations de crimes de guerre s'étayent contre eux. Les firmes européennes avaient exporté, entre 2001 et 2015, pour 57 milliards d'euros d'armements vers Riyad, deuxième plus gros importateur mondial, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri). De fait, près de 60 % de l'armement saoudien provenait alors d'Europe.
Depuis, certains Etats ont poursuivi ces ventes, comme le Royaume-Uni, soutien indéfectible de Riyad. D'autres ont adopté une posture de prudence, discrètement pour la France, de façon plus velléitaire pour l'Allemagne et l'Espagne. Quitte à faire marche arrière, pour des raisons économiques.
En Allemagne, la coalition prise en défautL'hebdomadaire
Der Spiegel a révélé, le 19 septembre, que le gouvernement allemand avait autorisé l'exportation de systèmes de navigation pour chars à l'Arabie saoudite, et de 48 ogives et 91 missiles destinés à des navires de guerre des Emirats arabes unis (EAU).
L'opposition a vivement protesté, particulièrement les Verts et le parti de gauche Die Linke : ils font noter que de telles exportations contreviennent au " contrat de coalition " scellé, en février, entre les conservateurs (CDU-CSU) et les sociaux-démocrates (SPD).
" A partir de maintenant, nous n'approuverons plus les exportations - de matériel militaire -
vers les pays impliqués dans la guerre au Yémen ", indique cet accord.
Cet épisode
s'intègre dans un rapprochement diplomatique entre Berlin et Riyad. Les relations s'étaient fortement dégradées, fin 2017, après que Sigmar Gabriel (SPD), alors ministre des affaires étrangères, eut mis en cause la politique régionale
" aventurière " de la monarchie saoudienne en dénonçant la démission forcée du premier ministre libanais, Saad Hariri, sous la pression de Riyad. Le successeur de M. Gabriel, Heiko Maas, a exprimé ses
" regrets " à son homologue saoudien, le 26 septembre à New York, en marge de l'assemblée générale de l'ONU.
Les révélations du
Spiegel ont mis en lumière la distance entre la position officielle du gouvernement allemand, qui prétend contrôler de façon très restrictive ses exportations d'armement, et la réalité – celle d'un pays qui est aujourd'hui le cinquième exportateur d'armes du monde, avec 5,6 % de part de marché, derrière la France, la Chine, la Russie et les Etats-Unis. Dans ce dossier, le SPD a une position particulièrement ambivalente, tiraillé entre sa fidélité aux idées pacifistes et son souci de préserver l'emploi.
Reculade en EspagneLe jeune gouvernement socialiste et progressiste de Pedro Sanchez a fait un coup d'éclat en décidant, au début du mois de septembre, d'annuler la vente de 400 bombes à guidage laser à l'Arabie Saoudite, signée en 2015 par le précédent gouvernement conservateur, afin d'éviter qu'elles soient utilisées dans la guerre au Yémen. Les autorités saoudiennes ont protesté.
Immédiatement révélée dans la presse espagnole et saluée par la gauche et les ONG, cette décision a provoqué un vent de panique en Andalousie, où Riyad avait commandé cinq corvettes aux chantiers navals de Cadix. C'était la promesse de 1,8 milliard d'euros d'investissements et de 6 000 emplois créés, dans une région où le chômage frappe 27 % des actifs. Une crise diplomatique avec le royaume mettait en danger le contrat.
Face à des manifestations locales d'ouvriers, le gouvernement régional (socialiste) a exprimé son inquiétude à l'approche d'élections. Le 13 septembre, l'exécutif a finalement plié, annonçant qu'il honorerait la vente. Le ministre des affaires étrangères et ancien président du Parlement européen, Josep Borrell, a même cru bon d'affirmer que ces armes étaient d'une
" précision extraordinaire, de moins d'un mètre ", qui
" ne produit pas de dommages collatéraux ". De quoi nourrir les critiques de la droite sur l'
" improvisation " du gouvernement socialiste, tout comme celles d'une partie de la gauche.
La France, alliée prudente de RiyadPour Paris,
" l'Arabie saoudite n'est pas un client mais un allié ". Soucieux de continuité, le président Emmanuel -Macron estime que les contrats signés par le passé doivent être respectés. Les ventes de munitions susceptibles d'être utilisées au Yémen se poursuivent donc, avec une
" vigilance renforcée ", selon les services concernés. Les autorisations d'exportation au Moyen-Orient sont examinées une fois par mois, les licences demandées par les protagonistes de la guerre au Yémen (obus, missiles, pièces détachées notamment) faisant désormais l'objet de réunions spécifiques à Matignon. Paris ne fournit pas de bombes à Riyad, mais lui vend des obus de 155 mm pour ses canons Caesar. Les Emirats arabes unis ont acquis des Mirage 2000, armés de bombes non françaises, et des chars Leclerc dont les munitions sont toujours livrées, et la maintenance assurée.
Selon des documents publiés vendredi par WikiLeaks,
Mediapart et le
Spiegel, ce dernier achat, conclu au début des années 1990, aurait suscité un contentieux, examiné par le tribunal arbitral de Paris en 2008, qui révélait le versement de 195 millions de dollars de commissions par le fabricant français Giat, aujourd'hui Nexter, à un intermédiaire émirati à des fins de corruption.
Les ONG ont dénoncé la poursuite de ces fournitures d'armes lors de la visite du prince héritier saoudien à Paris, en avril, et 56 députés ont réclamé – sans succès à ce jour – une commission d'enquête parlementaire. Le 4 juillet, la ministre des armées, Florence Parly, avait précisé :
" Comme il n'est pas possible de récupérer des armes déjà livrées, on peut légitimement s'interroger sur l'usage qui en est fait. A ma connaissance, les équipements terrestres vendus à l'Arabie saoudite sont utilisés non pas à des fins offensives mais à des fins défensives, à la frontière entre le Yémen et l'Arabie saoudite. " C'est le cas des canons Caesar.
Riyad a été le deuxième client de la France pour les prises de commandes sur la décennie 2007-2016. Depuis 2006, les grands contrats ont concerné la rénovation de frégates (1 milliard d'euros), les canons Caesar (1,7 milliard) et un don de Riyad aux forces libanaises, en partie récupéré pour son propre compte (2,4 milliards). En 2017, les commandes sont tombées à 626 millions d'euros. Les EAU, avec qui la France a un accord de défense, étaient son sixièmeclient dans la décennie passée (701 millions d'euros de commandes en 2017). Des décisions politiques sont attendues d'ici à fin 2018 sur d'éventuels nouveaux contrats (patrouilleurs, radars, avions multirôle MRTT).
Londres multiplie les contratsTout en appelant à une résolution pacifique du conflit, le Royaume-Uni s'est imposé comme le soutien le plus fidèle de Riyad sur le dossier yéménite, aux côtés des Etats-Unis, au sein du Conseil de sécurité de l'ONU. Depuis 2015, Londres a autorisé des ventes d'armes à l'Arabie saoudite pour un montant de 5,2 milliards d'euros, selon la Campagne contre les ventes d'armes (CAAT). Il s'agit principalement des chasseurs-bombardiers Eurofighter Typhoon, de bombes à guidage laser Paveway et de missiles Brimstone.
Riyad est un investisseur majeur pour la City, et un débouché commercial crucial dans la stratégie de rayonnement mondial de Londres pour l'après-Brexit. Aussi le gouvernement May multiplie-t-il les gestes d'amitié, comme durant la visite à Londres, en mars, du prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman. Tout en affirmant sa
" profonde préoccupation devant la situation humanitaire au Yémen ", Mme May a signé un protocole d'accord avec l'entreprise BAE pour l'achat par Riyad de 48 Eurofighter Typhoon, un contrat potentiel de plusieurs milliards de dollars.
Ces ventes sont jugées
" honteuses " par le puissant mouvement pacifiste, dont Jeremy Corbyn, le chef du Parti travailliste, est un ancien dirigeant. Le CAAT dénonce l'opacité du système d'autorisation d'exportation, notamment les discrètes " licences libres ", moins contrôlées et non limitées dans le temps. Il réclame en justice la suspension des livraisons d'armes à Riyad.
Le gouvernement, lui, assure que ses procédures de contrôle sont
" parmi les plus rigoureuses du monde " et conformes aux critères de l'UE. En pointe sur le sujet, les Libéraux démocrates réclament
" l'arrêt immédiat des ventes d'armes à l'Arabie saoudite quel qu'en soit le coût ". Plus prudent – emploi oblige –, le Labour promet de
" réformer en profondeur " la procédure de délivrance des licences d'exportation, aujourd'hui
" tenue secrète ".
Service international
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire