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samedi 6 octobre 2018

Des racines et des îles


2 octobre 2018

Des racines et des îles

Fabriquer des îles flottantes pour aller vivre dans les eaux internationales, dernières zones libres de la planète : c'est le projet utopique défendu par un attelage hétéroclite d'ingénieurs, d'informaticiens et d'activistes libertariens

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Rijnhaven est l'un des bassins du port de Rotterdam. Aujourd'hui désaffecté, il abrite plusieurs réalisations -illustrant l'excellence des Pays-Bas en matière d'architecture aquatique : une maison flottante autosuf-fisante en énergie et en eau, un jardin -voguant sur des bacs remplis de fibres de noix de coco servant de terreau pour cultiver des plantes capables de vivre avec de l'eau -salée et un pavillon flottant ultramoderne de 1 000  m2, qui monte et descend au gré des marées en coulissant sur des piliers.
Il est l'œuvre de la société DeltaSync, basée à Delft, qui s'attaque à présent à un chantier encore plus ambitieux : des plates-formes flottantes habitables, conçues pour la haute mer. Ses responsables ont monté une société jumelle, Blue21, qui participe notamment au programme Space@sea, lancé par un consortium de 17 partenaires avec le soutien de l'Union européenne. Les ingénieurs de Space@sea mettent au point des flotteurs qui serviront de socle à des îles artificielles multi-usages. Bart Rœffen, architecte et dirigeant de Blue 21, résume son objectif : " Nous allons créer une plate-forme capable de résister aux conditions de la mer du Nord, les plus rudes au monde. Si ça marche, nous pourrons l'installer n'importe où. "
Parallèlement, Blue21 a rejoint un mouvement né en Californie il y a une dizaine d'années : le " seasteading " (" habitat sur la mer "), terme dérivé de " homestead ", désignant une propriété agricole. Pour les Américains, la -référence historique est forte : la  loi Homestead de 1862 distribua des terres gratuitement aux fermiers prêts à aller s'installer dans l'Ouest sauvage. Cette fois, il s'agit d'aller vivre dans les dernières zones encore libres de la planète : les eaux internationales. Techniquement, le projet consiste à fabriquer des îles flottantes capables d'accueillir des petites villes – avec logements, entreprises, commerces, centres de recherche… Il est prévu que ces îles produiront leur propre énergie, feront pousser en partie leur nourriture et recycleront intégralement leurs déchets.
Résister à la montée des océansEn  2008, un groupe d'informaticiens et d'entrepreneurs de la Silicon Valley crée, à San Francisco, le Seasteading Institute, pour étudier la faisabilité du projet. Parmi eux, -Patri Friedman, ingénieur chez Google, et -Peter Thiel, riche homme d'affaires connu pour ses prises de position libertariennes. Dès le départ, le projet est marqué politiquement : le but est de prendre le large pour échapper à l'emprise des Etats, de plus en plus interventionnistes et dirigistes.
En  2016, un groupe d'activistes issus de l'institut passe au stade suivant en créant Blue Frontiers, une société commerciale -domi-ciliée à Singapour. Cette fois, l'objectif est de lancer la construction d'une première île en partenariat avec Blue21. Le plus célèbre dirigeant de Blue Frontiers est l'Américain Jœ Quirk, 52 ans, auteur d'un essai dont le sous-titre est tout un programme : " Comment les nations flottantes vont restaurer l'environnement, enrichir les pauvres, guérir les malades et libérer l'humanité des politiciens. "
Son raisonnement se veut scientifique : " Tout évolue selon un processus de variation et de -sélection naturelle, sauf les gouvernements, qui restent bloqués sur un modèle archaïque. Grâce à nos îles, nous pourrons créer des micronations, peuplées sur la base du volontariat, et inventer des modes de gouvernance décentra-lisés, fondés sur la liberté individuelle et le -consensus. " Cela dit, pas question de fixer à l'avance les lois qui régiront ces communautés : " Nos îles mèneront des expériences très -diverses. Elles seront mises en concurrence, les expérimentations les plus réussies attireront les habitants. Le mécanisme de sélection naturelle va enfin s'appliquer aux gouvernements. " Techniquement, les îles seront composées de plates-formes détachables : " Si le mode de gouvernance de votre île vous déplaît, vous pourrez décrocher la plate-forme supportant votre maison et la faire remorquer jusqu'à une autre île, plus à votre convenance. "
Par ailleurs, le projet se renforce grâce à la jonction entre les " seasteaders " historiques et une autre tribu innovante et libertaire : les passionnés de cryptomonnaies, ces nouvelles devises générées par ordinateur. Beaucoup d'entre eux sont séduits par la perspective d'un archipel futuriste échappant au contrôle des banques et des Etats, et certains proposent leur expertise, et un peu de capital. Blue Frontiers décide alors de tout miser sur une nouvelle cryptomonnaie très prometteuse, l'ethereum. Utilisant la plate-forme Ether, Blue Frontiers a mis en vente sur Internet un token (" jeton "), baptisé - " varyon ", car il va " faire varier les modes de -gouvernance ". Pour les investisseurs, l'acquisition de varyons représente une option d'achat sur un futur logement flottant. Ainsi, le projet s'affranchit d'un seul coup de la -tutelle du système bancaire classique, mais ce n'est pas sans risque :l'ethereum, qui valait plus de 1 300  dollars (environ 1 100 euros) en janvier, est tombé à 200  dollars à la mi-septembre. En 2018, une première levée de fonds a permis de récolter 3 000 ethereums provenant de quelques -centaines d'investisseurs.
Au-delà de la finance, Ether assurera une gestion transparente et automatisée des -contrats commerciaux, de l'état civil, de la consommation d'énergie, des locations de -logements, des arbitrages en cas de litige et des référendums qui assureront une gouvernance démocratique. Cela dit, ce choix technique engendre une contrainte : les îles devront disposer de connexions Internet à haut débit.
Pour perfectionner ce système, Blue Frontiers s'appuie sur une demi-douzaine d'experts. Parmi eux, le mathématicien hongrois Daniel Nagy, 41 ans, employé de la Fondation Ethereum, basée en Suisse, dont la mission est de gérer la plate-forme de la nouvelle monnaie et de promouvoir son usage : " Je -lisais les publications du Seasteading Institute depuis longtemps, l'idée me fascinait. En  2017, j'ai eu l'occasion de m'impliquer, en aidant Blue Frontiers à créer le varyon. C'est un tournant : pour la première fois, l'ethereumva servir à -financer un projet concret, dans le monde réel. "
D'autres professionnels des cryptomonnaies apportent au projet une dimension -humanitaire. Dorjee Sun, 41 ans, Australien -vivant à Singapour, est célèbre pour avoir créé une vingtaine de start-up, mais aussi pour son action en faveur de la protection des forêts en Indonésie et en Afrique. Il souhaite à présent mettre la technologie des îles flottantes au service de populations menacées : " A cause de la montée des océans provoquée par le réchauffement climatique, de nombreux archipels risquent d'être submergés. Plutôt que de s'exiler, leurs habitants pourraient rester sur place en construisant des îles flottantes. " Il note que, déjà, les gouvernements de certains archipels achètent des terrains sur d'autres îles pour reloger leur -population, et suggère qu'il serait plus judicieux d'investir dans Blue Frontiers.
Tous les scénarios restent envisageables, car un problème n'a pas encore été résolu : la -localisation de la première île. Au fil des ans, les seasteaders ont appris à devenir pragmatiques : dans un premier temps, ils se contenteront d'une plate-forme expérimentale, installée dans des eaux protégées, près d'une côte. Du même coup, Blue Frontiers se -retrouve dans l'obligation de négocier l'installation de son île avec les dirigeants du " pays hôte ", c'est-à-dire des politiciens du vieux monde – un recul tactique important. Après une -série de démarches décevantes auprès de -divers paradis tropicaux, ils reçoivent, en  2015, une offre inespérée : un habitant de Tahiti, Marc Collins, homme d'affaires prospère et ancien ministre du tourisme de Polynésie française, leur propose d'ajouter son territoire à la liste des pays hôtes potentiels.
Très vite, Marc Collins, qui est né à Hawaï et a vécu dans la Silicon Valley, gagne la -confiance des seasteaders et devient partenaire de Blue Frontiers. A partir de la fin 2016, les Américains du Seasteading Institute, les Néerlandais de Blue21 et les professionnels de l'ethereum multiplient les séjours en -Polynésie française. Ils rencontrent les responsables locaux, organisent des réunions d'information et font des repérages pour -sélectionner l'emplacement de leur future île. Ils comprennent que la France ne renoncera pas à ses pouvoirs régaliens dans ses eaux territoriales, mais espèrent obtenir un statut de zone franche bénéficiant d'exemptions en matière bancaire, douanière, fiscale et de droit du travail.
A Papeete, le gouvernement s'empare du projet, perçu comme une source de transferts de technologies. En janvier  2017, une -délégation ministérielle se rend à San -Francisco pour signer avec le Seasteading Institute un " recueil d'intention réciproque ". Les deux parties s'engagent à " mettre en commun leurs efforts en vue de la réalisation d'un projet d'île flottante " et à travailler à la création d'une " zone économique spéciale innovante "… Blue Frontiers annonce qu'un quart des logements de la première île seront réservés à des Polynésiens.
Des discussions dans le PacifiquePourtant, sur place, les choses se compliquent. La Fédération des associations de préservation de l'environnement (FAPE) ne soutient pas le projet. La secrétaire du bureau de la FAPE, Marie-Laure Vanizette, reconnaît qu'il est innovant sur le plan environnemental, mais rejette sa philosophie : " Leur idée de créer un mini-Etat dans l'Etat, hors de la souveraineté nationale en matière d'impôt et du droit du travail, est très gênante. C'est incompatible avec le développement durable, qui suppose une stabilité des institutions et un partage équitable des ressources. "
Lors de la campagne pour les élections territoriales de mai  2018, plusieurs formations politiques, dont les indépendantistes, décident de combattre le projet. Une pétition en ligne est lancée. Une élue d'une commune de Tahiti proche d'un site susceptible d'accueillir l'île flottante organise une manifestation pour empêcher l'arrivée dans son lagon de cette " plate-forme artificielle qui sera faite de béton et d'acier ". Elle est rejointe par un collectif de pêcheurs craignant de ne plus avoir accès au lagon.
Pris de court, le gouvernement sortant fait volte-face et se désolidarise du projet, dans plusieurs déclarations confuses. En mai, il remporte à nouveau les élections et, depuis, il ne s'exprime plus sur ses relations avec Blue Frontiers. Cela dit, Marc Collins affirme avoir reçu une bonne nouvelle : " Le gouvernement - polynésien - ne s'opposera pas au projet, dès lors qu'un maire souhaitera l'accueillir chez lui. Nous sommes en discussion avec trois maires : sur l'île de Tahiti, dans une île Sous-le-Vent et sur un atoll aux Tuamotu. "
Malgré ces incertitudes, l'équipe continue ses préparatifs. Aux Pays-Bas, l'architecte Bart Rœffen reste imperturbable : " Même sans connaître le lieu où l'île sera posée, nous pouvons réaliser son design à 70  %. Elle sera faite d'un assemblage d'une douzaine de plates-formes carrées de 25 mètres de côté, chacune pouvant recevoir des logements pour environ 25 personnes ", soit au total de 250 à 300 habitants. Les caissons inférieurs seront en béton : " Ce matériau ne nécessite pas d'entretien avec des produits polluants, et pourra servir d'habitat pour les coquillages et les algues, afin de renforcer l'écosystème du lagon. " De leur côté, les seasteaders de San Francisco répètent que le rêve d'une île souveraine, bravant le vieux monde depuis le grand large, est intact.
Yves Eudes
© Le Monde

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