Il y a quelques mois, Abiy Ahmed, le nouveau premier ministre éthiopien, était à peu près inconnu du grand public et pouvait encore se rendre dans une salle de sport. Retrouvant une connaissance sur les appareils de cardio pour transpirer et débattre, l'ancien lieutenant-colonel, un temps ministre des sciences et des technologies, pronostiquait un grand avenir à la Corne de l'Afrique mais avertissait : " Si on veut que notre région décolle, il faut en finir avec les crises et, pour cela, il faut tout bouleverser. "
Le bouleversement, dans l'immédiat, a pris son visage. Mais derrière, c'est tout l'équilibre des forces, dans cette partie du monde à cheval entre Afrique et péninsule Arabique, qui vient de subir une inflexion majeure. Depuis qu'il est arrivé à la tête de l'Ethiopie, le 2 avril, Abiy Ahmed s'emploie à jouer le rôle de faiseur de paix à l'intérieur comme à l'extérieur de son pays de 104 millions d'habitants, menacé par les prémices d'une série d'insurrections. Il libère des opposants, enthousiasme la rue, loue le travail des médias. Il enchaîne aussi les visites dans la région pour y nouer des relations qui répondent à deux priorités complémentaires : créer ou raviver des alliances politiques, faciliter de futurs échanges.
Nouvel accès maritimeIl a par exemple jeté les bases d'une participation éthiopienne dans le futur port de Lamu, au Kenya. Si le projet voit le jour, cela signifie que l'Ethiopie aura un nouvel accès maritime, en plus de Djibouti, Berbera (région séparatiste du Somaliland) et Port-Soudan (Soudan). On voit le dessein. Il s'inscrit dans le développement de grandes infrastructures sur la façade orientale de l'Afrique, dont une partie est liée à l'initiative chinoise des " nouvelles routes de la soie ". Mais tout cet ensemble marque le pas, essentiellement en raison de conflits locaux aux implications régionales.
De la Corne à l'Afrique australe, il y a des usines à construire, des minerais à extraire, du pétrole à faire couler puis à exporter. Il faut des oléoducs, des lignes de chemin de fer, des unités de liquéfaction de gaz naturel, des ports… Cela n'adviendra pas dans un climat de crises ou de guerres larvées. Encore moins si un pays pivot comme l'Ethiopie sombre dans le chaos.
Or, depuis deux ans, l'Ethiopie semblait courir au désastre, une vague de protestations régionalistes menaçant de faire trembler le pays sur ses bases.
" Même les investisseurs chinois avaient renoncé à d'importants projets, considérant que le pouvoir central ne tenait plus la majorité des régions ", précise une source bien informée. Pour briser cet état de fait, Abiy Ahmed a commencé par le plus dur : assurer d'abord la paix à l'extérieur, en formulant une offre surprise aux deux pays les plus menaçants.
A l'Erythrée, le frère ennemi avec lequel règne une forme de tension latente depuis dix-huit ans, il a été offert, le 5 juin, de mettre enfin en application un accord de paix signé en 2000. Cette offre est l'un des risques les plus sérieux pris par le premier ministre, tant elle bouscule des intérêts et des habitudes.
" Sa stratégie repose sur des électrochocs, estime Rashid Abdi, de l'International Crisis Group (ICG), un think tank.
La question est de savoir s'il mène des réformes à la façon d'un Gorbatchev, qui avait conduit à la fin de l'URSS, ou si c'est pour sauver l'Ethiopie. " Cinq jours après l'offre à Asmara, Abiy Ahmed s'engageait à partager les eaux du Nil avec l'Egypte, pays qualifié d'
" ennemi héréditaire " à Addis-Abeba en raison de conflits depuis des décennies sur la gestion du fleuve.
Il était temps. La menace contre l'Ethiopie avait grandi, depuis deux ans, en raison du renforcement de l'alliance entre l'Egypte et l'Erythrée, officialisée en 2017 par la signature d'un partenariat stratégique. Des militaires égyptiens entraînent discrètement l'armée érythréenne et la marine égyptienne croise dans les parages des ports érythréens.
Une façon de signaler à Addis-Abeba qu'une escalade est possible, à mesure que se rapproche la mise en eau du barrage éthiopien de la " renaissance ", plus gros ouvrage hydraulique de tout le continent, sur le Nil Bleu. Ce moment est suspendu. Pour l'heure, l'Ethiopie est sans le sou et les travaux ont dû être interrompus. Dans cette dernière phase, l'Egypte est parvenue à mener un mouvement d'encerclement de l'Ethiopie de plus, en développant un réseau d'alliances qui va jusqu'au Soudan du Sud.
Or l'Egypte et l'Erythrée n'ont pas qu'un ennemi commun. Elles partagent aussi un allié de poids, l'Arabie saoudite. Laquelle vient aussi de devenir celui de l'Ethiopie. Avec les Emirats arabes unis, Riyad a mené, dès le début de son engagement au Yémen, en 2015, une politique de recrutement d'alliés africains, notamment sur la façade de la mer Rouge et de l'océan Indien, qui fait face aux régions où les Saoudiens se refusent à voir des alliés de l'Iran (comme les rebelles houthistes du Yémen) prendre pied, et contrôler une route maritime qui compte parmi les plus importantes de la planète.
Financements saoudiensCette alliance africaine de l'Arabie saoudite et des Emirats inclut notamment le Soudan, l'Erythrée et Djibouti. L'Egypte n'est pas impliquée de manière directe au Yémen, mais représente un allié capital pour Riyad, qui fait figure de grand parrain régional, ses affidés étant bénéficiaires, à divers titres, de financements et d'aides saoudiennes (ou émiraties, dans le cas de l'Erythrée).
Pendant près de trois ans, cette extension de l'influence saoudienne avait une tache aveugle : l'Ethiopie, qui affirmait vouloir rester neutre.
" A cause de sa crise interne, l'Ethiopie a été lente à s'adapter à la nouvelle donne régionale et à l'irruption d'acteurs du Golfe dans la Corne. Peut-être, au fond, ne savait-on pas très bien comment réagir à Addis-Abeba ", analyse Ahmed Soliman, chercheur associé au programme Afrique du think tank britannique Chatham House.
Le déclic ne s'est pas fait au grand jour. Le rapprochement éthio-saoudien, d'abord confidentiel, n'est apparu en pleine lumière que lorsque Abiy Ahmed, peu de temps après son accession au pouvoir, s'est rendu à Riyad. En réalité, les discussions étaient en cours depuis des mois.
" Les Saoudiens ont décidé de l'aider, ils ont vu la possibilité de favoriser la paix entre les deux ennemis de la Corne grâce à leur accès dans les deux capitales ", précise une source régionale impliquée dans les discussions.
Pour qu'un tel changement s'opère, il faut plus qu'un acteur. En réalité, un axe est désormais à l'œuvre pour remodeler les équilibres de la région à partir de l'Ethiopie : l'Arabie saoudite est appuyée par les Etats-Unis et, ponctuellement et dans une discrétion totale, par Israël – un axe renforcé par l'hostilité à l'Iran.
Dans les derniers mois, des émissaires américains ont mené des va-et-vient discrets entre Addis-Abeba et Asmara avec l'appui, tout aussi discret, d'organisations régionales. Une " feuille de route "
a été soumise aux deux voisins, précise notre source, tandis que les Saoudiens faisaient jouer leur diplomatie du carnet de chèques, promettant de régler, au moins pour un temps, le problème financier de l'Ethiopie, à court de devises et qui ne dispose plus que d'un mois d'importations en termes de réserves de change.
Contrer l'axe Qatar-TurquieL'ambition de ce mouvement va au-delà de la Corne.
" L'Arabie saoudite comprend l'importance stratégique de l'Ethiopie comme celle d'un acteur économique régional de premier plan dont la stabilité a une influence directe sur la sécurité de voisins de plus petite taille, particulièrement l'Erythrée et Djibouti, qui sont partie intégrante du dispositif sécuritaire saoudien dans la Corne de l'Afrique et en liaison avec la guerre au Yémen ", analyse Jack A. Kennedy, du cabinet IHS Markit, à Londres.
Pour Riyad, les bénéfices escomptés de ce renouvellement du jeu régional sont multiples. D'abord, cimenter un réseau d'alliances sur la façade de l'Afrique orientale, de façon à contrecarrer toute velléité de l'Iran d'y prendre pied. Mais aussi faire pièce aux poussées de l'axe Qatar-Turquie, de la Somalie au Soudan. Ces liens passent par une présence physique, y compris militaire.
Enfin, au-delà de cette politique de pions et de drapeaux, Rashid Abdi, de l'ICG, résume un autre axe privilégié par les responsables saoudiens :
" Il y a une nouvelle approche à Riyad, consistant à chercher des solutions de paix dans cette région. L'Arabie saoudite est désespérée. Elle ne veut plus de nouveaux ennemis, mais des nouveaux alliés. Et si la paix s'instaure dans la Corne, cela sera porté à son crédit. En termes d'image, le royaume apparaîtra davantage comme une puissance responsable. "
Jean-Philippe Rémy
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