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vendredi 29 juin 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - L'histoire secrète des accords de Matignon

HISTOIRE et MEMOIRE



27 juin 2018

L'histoire secrète des accords de Matignon

Le référendum en Nouvelle-Calédonie doit tout à une poignée de main historique, il y a tout juste trente ans

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VERBATIM
“Les communautés de Nouvelle-Calédonie ont trop souffert, dans leur dignité collective, dans l'intégrité des personnes et des biens, de plusieurs décennies d'incompréhension et de violence.
Pour les uns, ce n'est que dans le cadre des institutions de la République française que l'évolution vers une Nouvelle-Calédonie harmonieuse pourra s'accomplir. Pour les autres, il n'est envisageable de sortir de cette situation que par l'affirmation de la souveraineté et de l'indépendance. L'affrontement de ces deux convictions antagonistes a débouché jusqu'à une date récente sur une situation voisine de la guerre civile.
Aujourd'hui, les deux parties ont reconnu l'impérieuse nécessité de contribuer à établir la paix civile pour créer les conditions dans lesquelles les populations pourront choisir, librement et assurées de leur avenir, la maîtrise de leur destin. C'est pourquoi elles ont donné leur accord à ce que l'Etat reprenne pendant les douze prochains mois l'autorité administrative sur le territoire. En conséquence, le premier ministre présentera un projet dans ce sens au conseil des ministres du 29 juin 1988.”
Préambule des accords de Matignon, signés le 26 juin 1988.
En cette matinée du dimanche 26  juin 1988, il y eut, bien sûr, cette -fameuse poignée de main, l'officielle, entre Jean-Marie -Tjibaou et Jacques Lafleur, qui scellait devant les objectifs une réconciliation historique. C'était il y a tout juste trente ans. Mais il y eut d'abord celle, plus discrète, que les deux hommes s'échangèrent sous la table des négociations à l'issue d'un véritable marathon nocturne, alors que poignaient les premières lueurs de l'aube à travers les tentures jaunes du salon du même nom, à Matignon. Une poignée de main qui, non seulement, valait accord mais aussi engagement personnel. Et qui allait ouvrir une nouvelle page de l'histoire de la Nouvelle-Calédonie : celle d'une décolonisation négociée après que le territoire eut failli basculer dans la guerre civile.
Les accords de Matignon naissent d'un drame sanglant : l'assaut donné par les forces spéciales, le 5  mai 1988, entre les deux tours de l'élection présidentielle, contre les militants indépendantistes du -Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) réfugiés dans la " grotte sacrée " de Wateto, à Gossanah, dans le nord de l'île d'Ouvéa, où ils détiennent seize gendarmes en otages. Dix-neuf Kanak et deux militaires sont tués lors de cette opération. Le territoire est alors sur le point de basculer dans la guerre civile. Le 8  mai, François Mitterrand est réélu. Dans la foulée, il nomme Michel Rocard premier ministre.
Dès son arrivée Rue de Varennes, Rocard s'enquiert auprès de -Mitterrand si la Nouvelle-Calédonie doit être traitée par l'Elysée ou par Matignon. " C'est un dossier du gouvernement. Allez-y ", lui -répond le président de la République, pas très à l'aise sur ce sujet. En tant que chef des armées, il a quand même donné son accord à l'opération " Victor " sur Ouvéa. " Dès lors, le chef de l'Etat n'a -jamais essayé d'interférer ou de compliquer les choses ", assure Jean-François Merle, qui était alors le -conseiller outre-mer au cabinet du premier ministre et a vécu toute cette période aux -premières loges.
Bien avant les événements d'Ouvéa et alors que Rocard -envisageait d'être candidat à la présidence de la République si -Mitterrand ne se représentait pas, de discrets contacts avaient été pris afin d'envisager la constitution d'une mission transpartisane. " S'il y avait une chose dont étaient convaincus tous ceux qui voulaient une solution positive pour la Nouvelle-Calédonie, c'était qu'il fallait dépasser les clivages de politique intérieure ",explique M. Merle. C'est ainsi que le préfet de Seine-et-Marne, le très rocardien Christian Blanc, avait organisé en janvier un déjeuner à la préfecture avec Pierre Charon, qui était à l'époque le principal -conseiller politique du président de l'Assemblée nationale, Jacques Chaban-Delmas.
L'hypothèse d'une " mission du dialogue " est tout de suite réactivée, mais les événements d'Ouvéa amènent à revoir l'idée d'une mission strictement politique pour y intégrer des personnalités des familles de pensée religieuses et spirituelles qui exercent une forte -influence dans la société calédonienne. Autour de Christian Blanc et de Pierre Steinmetz, l'ancien conseiller de Raymond Barre pour les DOM-TOM, se constitue cette mission inédite, formée du pasteur protestant -Jacques Stewart, du recteur de l'Institut catholique de Paris Paul -Guilberteau, de l'ancien maître du Grand Orient de France Roger Leray et du conseiller d'Etat et ancien directeur général de la gendarmerie Jean-Claude -Périer. Auxquels il convient d'ajouter Christian Kozar, le conseiller de Christian Blanc chargé des contacts et de la logistique.
Rendez-vous au kiosqueLa mission arrive à Nouméa le 20  mai. Elle joue auprès des associations, des groupes, des communautés, un véritable rôle de " divan collectif ". Parallèlement, s'engagent les discussions politiques, en particulier avec Jean-Marie -Tjibaou, le président du FLNKS, et Jacques -Lafleur, le dirigeant du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR). Début juin, une -solution politique commence à -s'esquisser autour de l'idée d'un référendum national destiné à adopter un nouveau statut pour la Nouvelle-Calédonie.
Rocard demande à Mitterrand s'il est d'accord pour s'engager dans cette voie. Sans sauter d'enthousiasme, le président de la République se contente de dire : " Si vous pensez que c'est nécessaire… " Ce " feu vert " présidentiel permet à Christian Blanc, sur place, de boucler les prédiscussions avec Tjibaou, le plus attaché à l'idée d'un référendum. A son retour, il présente son rapport au premier ministre, puis les deux hommes sont reçus à l'Elysée.
Jusqu'à présent, la mission a négocié séparément avec Lafleur, côté caldoche, et Tjibaou, côté kanak. Reste désormais à les asseoir à la même table et à les faire se parler. Les deux responsables arrivent à Matignon le mercredi 15  juin, après le conseil des ministres. Dans la matinée, cependant, Rocard a été pris de violentes douleurs au ventre. Il accueille les deux hommes à l'heure du déjeuner pour peaufiner le détail des négociations entre les délégations. Mais, à plusieurs reprises, il doit s'éclipser, terrassé par la douleur, et, à chaque absence, les -engueulades entre Lafleur et -Tjibaou reprennent de plus belle.
A bout de force, Rocard n'a d'autre solution que de se plonger dans un bain chaud sur les conseils d'un urologue joint par sa femme qui, à l'énoncé des symptômes, a immédiatement diagnostiqué une crise aiguë de coliques néphrétiques. Et il décide de ne pas revenir dans la salle à manger tant que les deux hommes n'auront pas réussi à s'accorder sur un communiqué ouvrant la porte à des négociations officielles. Il attendra ainsi une heure et demie, plongé dans son bain.
La date du 25  juin est retenue pour faire venir les deux délégations. Dans les jours qui précèdent, Tjibaou et Lafleur se retrouvent à plusieurs reprises, en toute discrétion, dans le kiosque à musique du parc de Matignon. " J'ai beaucoup appris. J'espère que lui aussi, reconnaîtra plus tard le dirigeant caldoche. Nous avancions sur une voie commune en laissant de côté pour un temps ce qui nous divisait trop fortement. "
" Sortir avec la paix ou la guerre "Les deux délégations arrivent le samedi 25  juin à 19  heures à l'hôtel Matignon, après une première réunion qui s'est tenue l'avant-veille. Le rendez-vous n'a pas été rendu public et elles entrent par la porte du jardin pour ne pas mettre la presse en alerte. Rocard les prévient d'emblée qu'il a prévu de quoi manger, de quoi se reposer, que son agenda est dégagé jusqu'au mardi et que personne ne sortira de là tant que la négociation ne sera pas conclue, par un accord ou non. " Nous sommes là pour le dernier rendez-vous utile. Il n'y en aura pas d'autre, avertit le premier ministre. Nous sortirons avec la paix ou la guerre. "
D'un côté de la longue table, -Michel Rocard, entouré à sa gauche de Christian Blanc et, à sa droite, de son directeur du cabinet, Jean-Paul Huchon. En face, les délégations kanak et caldoche au centre desquelles sont assis côte à côte -Lafleur et Tjibaou : sept délégués du RPCR, quatre délégués du -FLNKS et un représentant de Libération kanak socialiste (LKS), -Nidoish Naïsseline. Le siège du secrétaire général de l'Union calédonienne, Léopold Jorédié, invité par Rocard, reste vide. Il a exprimé ses réserves à Jean-Marie Tjibaou, qui n'en a eu cure, et a préféré décliner l'invitation.
Lafleur, épuisé par une maladie cardiaque, a lâché au début de la rencontre : " Je sais qu'il ne me reste plus longtemps à vivre et je veux -finir ma vie en laissant à ma famille une terre apaisée et réconciliée. " Tjibaou, les larmes aux yeux, lui répond : " Tout ce sang, encore du sang, trop de sang ! Il ne faut plus jamais ça… " Tous deux semblent déterminés à parvenir à un accord mais, dans le détail, les choses s'avèrent plus compliquées.
Sur la base des réunions de précontact, MM. Blanc et Merle ont préparé des documents, distribués à chacun des participants. Les discussions sont laborieuses. Passé minuit, Lafleur s'en prend au texte qui leur est proposé. " Ce n'est pas vous qui l'avez écrit. Reprenez-le et faites-nous du Rocard ", lance-t-il, appuyé par -Tjibaou qui estime que " ce n'est pas traduisible en kanak ". Prenant la balle au bond, Rocard déchire théâtralement les feuilles et commence à réécrire de sa main une nouvelle version, guère différente de la première, mais qui a le mérite d'être rédigée de sa propre plume. Les deux hommes approuvent.
Chaque sujet abordé se heurte aux mêmes difficultés de transcription pratique. Tjibaou veut des engagements concrets, compréhensibles, qu'il puisse expliquer à ses troupes." Vous parlez de rééquilibrage, interpelle-t-il Rocard. Moi, je ne sais pas ce que ça veut dire. L'enfant kanak qui doit se lever à 5  heures dans sa tribu pour aller prendre le bus à 6  heures qui l'amènera au collège à 7  heures et qui ensuite refait le même trajet le soir et, quand il arrive, il n'y a pas forcément d'électricité à la tribu pour qu'il puisse faire ses devoirs, quelle chance il a par rapport à un enfant de Nouméa pour réussir ses études ? "" Après ça, on a parlé internat, transports, électrification des zones rurales, et ça a donné un contenu concret à ce dont nous discutions ", raconte M. Merle.
Une première étape vient d'être franchie, reste à délimiter le tracé des trois provinces, notamment entre le sud et le nord de la Grande Terre. Une carte a été apposée sur un panneau de contreplaqué. Feutre en main, Tjibaou et Lafleur s'appliquent à dessiner des frontières qui tiennent compte à la fois des réalités démographiques, des besoins économiques et de l'emplacement des tombes des morts des deux camps. Ainsi le tracé retenu partage-t-il la commune de Poya, sur la côte ouest, en épousant le lit du creek Anik. Yeiwéné Yeiwéné, l'un des délégués du -FLNKS, admoneste gentiment -Edmond Nékiriaï, originaire de cette commune : " Fais attention ! Tu vas laisser aux caldoches le bord où vivent les crevettes ! "
" Construire l'avenir "A 4 h 30, l'accord est enfin scellé. Lafleur est épuisé mais, au moment où Rocard lève la séance, il échange cette poignée de main furtive avec Tjibaou. Les deux chefs de délégation ont pris leurs risques. Ils vont désormais devoir en rendre compte devant leurs militants. " Il fallait choisir : continuer à s'entre-tuer ou construire l'avenir,commente Tjibaou, le dimanche matin, devant la presse. Entre de mauvais accords ou s'entre-tuer, on a préféré ne pas s'entre-tuer. " Il reconnaît néanmoins que, " pour nos militants, ce sera peut-être un peu dur dans l'immédiat, mais la revendication d'indépendance demeure "" J'ai peur ", avoue Yeiwéné Yeiwéné. Peur que cette démarche de réconciliation ne soit pas comprise par la base. Moins d'un an plus tard, le 4  mai 1989, Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné tomberont sous les balles d'un militant kanak, Djubelly Wéa, à Ouvéa.
Le 4  novembre 2018, trente ans après les accords de Matignon, les électeurs calédoniens inscrits sur la liste spéciale référendaire se prononceront sur l'accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie.
Patrick Roger
© Le Monde

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