Il est près de minuit, vendredi 23 mars, et la mairie de Trèbes (Aude), ville de 5 500 habitants à huit kilomètres de Carcassonne et de sa cité médiévale, brille d'une étrange lumière. Police judiciaire, gendarmes, équipes de soutien psychologique aux victimes s'activent encore dans les deux étages du bâtiment bourgeois, alors que les personnels municipaux, sonnés, tentent de réaliser la journée qu'ils viennent de vivre.
"
C'est un cauchemar ! Ici, c'est une petite ville calme ", lâche le maire PS Eric Menassi, solide gars du terroir, la cinquantaine, ébranlé. Dans le prolongement de la porte de son bureau, Samia, sa femme, a le regard hors du temps. C'est elle qui dirige le Super U dans lequel Radouane Lakdim a terminé, en fin de matinée, son itinéraire sanglant, qui a fait quatre morts et quinze blessés, avant d'être abattu par les hommes du GIGN. L'homme de 25 ans, résident à Carcassonne et signalé pour radicalisation, s'était présenté comme un
" soldat de l'Etat islamique ".
C'est la plus importante attaque terroriste sur le territoire depuis le début de mandat d'Emmanuel Macron. Et la première depuis l'attaque au couteau du 1er octobre 2017 sur le parvis de la gare Saint-Charles à Marseille, dans laquelle deux jeunes filles avaient été tuées. Dans un contexte de défaites militaires de l'organisation Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie, un sentiment d'accalmie commençait à gagner les esprits. Radouane Lakdim y a mis fin. Son périple meurtrier a été retracé vendredi soir lors d'une conférence de presse à Carcassonne par le procureur de la République François Molins, en charge de la section antiterroriste du parquet de Paris, saisie d'une enquête. C'est la troisième fois que le magistrat se déplace en province, après l'avoir fait en 2012 à Toulouse lors des attentats de Mohamed Merah et, en 2016, à Nice, après la tuerie de la promenade des Anglais.
Il est 10 h 13, vendredi, lorsque Radouane Lakdim attaque deux personnes dans leur Opel Corsa blanche, à la " cité des aigles ", tout près des imposants remparts de la cité médiévale. Selon nos informations, il s'agissait d'un père et de son fils. Muni d'une arme de poing, Radouane Lakdim blesse grièvement le fils, au volant, et abat le passager. A bord de la voiture qu'il vient de dérober, il se rend devant la caserne Laperrine du 3e régiment de parachutistes d'infanterie de marine (RPIMA).
" Il a attendu quelques minutes vraisemblablement afin d'attendre des militaires avant de se raviser ", a expliqué M. Molins.
Le jeune homme rebrousse chemin et retourne alors dans son propre quartier, deux kilomètres plus loin, aux abords de la caserne de la CRS 57.
Ce lieu de cantonnement borde l'avenue du général Leclerc, un axe très emprunté qui mène vers Trèbes, à l'Est de la ville. Radouane Lakdim connaît parfaitement les lieux. Il vit dans la cité Ozanam attenante, petit ensemble d'habitat social aux bâtiments de quatre étages, dans un appartement au rez-de-chaussée de l'entrée Corbières.
" libération de frères "Depuis le 13 mars, des policiers de la CRS 53 de Marseille sont logés à la caserne, dans le cadre d'une mission de sécurisation de deux semaines qu'ils effectuent à Toulouse, à moins de cent kilomètres. Vendredi, ils n'étaient pas censés commencer leur service avant la fin de journée. Peu avant 11 heures, quatre d'entre eux sont attaqués par Radouane Lakdim, à deux cents mètres de l'entrée principale du cantonnement. Ils rentrent de leur footing matinal, dans des tenues de sport que le jeune homme reconnaît forcément.
Radouane Lakdim tire à plusieurs reprises dans leur direction, et blesse grièvement un policier de 43 ans.
" Il cherchait clairement à les tuer, explique Philippe Klayman, directeur central des CRS.
Le projectile est passé à quelques millimètres du cœur, lui a endommagé le poumon. Il a aussi des côtes brisées. Il a eu beaucoup de chance. " Un de ses camarades, qui se retranche dans l'entrée d'un gîte, donne l'alerte par téléphone. "
Six douilles ont été retrouvées sur les lieux des faits ", a précisé M. Molins. Sur le sol, en fin d'après-midi, restent leurs emplacements, marqués à la peinture orange, et le verre éclaté d'un pare-brise.
Céline Pelotte, 49 ans, habite dans une petite maison de l'autre côté de l'avenue. Alertée par les coups de feu, elle est sortie mais n'a pas eu le temps de voir la voiture de Radouane Lakdim partir. "
J'ai entendu un crissement de pneus, puis j'ai vu les victimes. L'un d'entre eux m'a demandé l'adresse car, comme il n'est pas de Carcassonne, il ne savait pas quoi dire aux secours ", raconte-t-elle. L'agresseur est reparti sur la D6113 qui, quelques centaines de mètres plus loin, s'élargit. Il traverse Trèbes et, juste avant la sortie de la ville, prend à droite dans le parking du magasin Super U, un supermarché de 2000 mètres carrés comme il en existe dans toutes les zones périurbaines des petites villes de France. Une cinquantaine de personnes se trouvent à l'intérieur du bâtiment.
D'après les éléments communiqués par le parquet, Radouane Lakdim entre
" en criant Allah Akbar et en indiquant qu'il était un soldat de l'Etat islamique se disant prêt à mourir pour la Syrie ". Il a aussi demandé
" la libération de frères ". L'assaillant ouvre le feu à plusieurs reprises, abat un client
et Christian Medves, le boucher du magasin, un homme d'une cinquantaine d'années, marié et père de deux filles. Il tire aussi sur le vigile qu'il rate.
" On a entendu : ?
Couchez-vous, couchez-vous !?, a raconté à plusieurs médias André Bivent, un septuagénaire venu faire ses courses.
C'est là qu'on s'est dit qu'il y avait quelque chose. Je me suis couché, au niveau des rayons, et en me couchant sous le caddie, j'ai vu un corps au bord des caisses. Puis une personne nous a emmenés vers le frigo ". Plusieurs clients s'y réfugient.
" On a attendu, on a vu que c'était calme alors on est sorti, un peu courageux, entre deux portes, poursuit le retraité.
On a vu les gyrophares (…) et puis les gendarmes nous ont fait sortir " par l'arrière du magasin.
Samia Menassi, la directrice du Super U, appelle son mari, le maire de Trèbes. Elle tente de lui expliquer ce qu'il arrive, mais il entend surtout un coup de feu. Arrivé sur place, il perçoit d'abord la panique : "
Tout le monde courait dans tous les sens, mais les gendarmes ont rapidement établi un périmètre de sécurité. " Le terrain de rugby tout proche sert de terrain d'atterrissage aux hélicoptères de la gendarmerie. La concession automobile, voisine, se transforme en premier abri pour les clients libérés.
Sur le parking, plusieurs dizaines de gendarmes sont réunis. Parmi eux, le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame. Ce militaire de 45 ans est le numéro 3 de la gendarmerie dans le département, en charge de l'opérationnel. Dans des circonstances encore imprécises, le haut gradé parvient à négocier avec Radouane Lakdim et à le convaincre de se substituer à un ou plusieurs otages.
Les deux hommes se retrouvent ensuite seuls au sein du Super U. Radouane Lakdim en sort un bref instant, avec le gendarme Beltrame en otage, pour "
solliciter un chargeur " et "
menacer de tout faire sauter ", a rapporté M. Molins. Selon le ministre de l'intérieur, Gérard Collomb, arrivé sur place dans l'après-midi, le gendarme a réussi à
" laisser son téléphone ouvert " sur une table, permettant à ses collèges d'écouter ce qu'il se passe dans le magasin. Vers 12 h 30, des discussions sont entreprises par le biais de ce téléphone par plusieurs négociateurs de la gendarmerie. En vain.
A l'extérieur, les hommes de l'antenne toulousaine du GIGN, l'unité d'intervention spécialisée compétente sur ce territoire de l'Aude en cas de crise terroriste, sont en attente. A 14 h 20, Radouane Lakdim ouvre le feu sur le lieutenant-colonel Beltrame. C'est en entendant les tirs via le téléphone
" que le GIGN est intervenu ", a raconté M. Collomb, en saluant l'
" héroïsme " du gendarme. Grièvement blessé, il est décédé samedi matin. Deux gendarmes de la colonne d'assaut du GIGN ont aussi été blessés. En fin d'après-midi, les gendarmes et les policiers de la Brigade de recherche et d'intervention de Toulouse investissent la cité Ozanam pour perquisitionner l'appartement où vivait Radouane Lakdim. A l'issue, "
une proche, qui partageait la vie" du tueur, selon les termes de François Molins, a été placée en garde à vue. Dans la nuit, un jeune homme né en 2000, très proche de Radouane Lakdim a aussi été placé en garde à vue.
Yann Bouchez, Julia Pascual (à paris), et Gilles Rof
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