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Au pied du mont Blanc, le décolletage connaît un spectaculaire regain. Dans la vallée de l'Arve (Haute-Savoie), où se concentre 60 % de cette industrie française qui fabrique, au micron près, des pièces métalliques tournées pour l'horlogerie, l'automobile et l'aérospatiale, le moral revient après la récession du début de la décennie. " Notre secteur a connu en 2017 près de 6 % de croissance, effaçant les effets de la crise. On le doit aux efforts technologiques, qui nous placent au rang des meilleurs au monde. D'ailleurs, nous exportons plus de la moitié de notre activité ", se félicite Lionel Baud, vice-président du pôle Mont-Blanc Industries et patron de Baud Industries, l'une des plus grosses entreprises de la spécialité avec 500 salariés. Le microcosme du décolletage fourmille de projets, tel celui d'un futur centre technique de 12 millions d'euros à Cluses ou un rapprochement avec le cluster (groupement d'entreprises et d'institutions) Auvergne Efficience industrielle. Quant à Baud Industries, son usine de Vougy a reçu en avril 2017 le label " Vitrine industrie du futur " pour une cellule robotisée, fruit de cinq ans de développement.
Alors qu'Emmanuel Macron doit inaugurer à Villepinte (Seine-Saint-Denis), mardi 27 mars, le salon des technologies et des équipements de production Global Industrie, tout le secteur manufacturier relève la tête. Sur un an, à fin 2017, la production a bondi de 4,9 %, selon l'Insee ; et en janvier, le taux d'utilisation des capacités était à son plus haut niveau depuis 2008. Le cabinet Trendeo a recensé plus d'ouvertures d'usines que de fermetures en 2017. Et l'investissement est bien orienté (environ +4 %), avec des envolées surprenantes comme celle des ventes de robots qui, selon le Symop, le syndicat du secteur, ont augmenté de 30 % en 2017. Le signe que les lignes bougent ? Il le faut. " Nous devons à la fois combler un énorme retard cumulé d'investissements – que certains chiffrent à 40 % – et conduire une mutation profonde : celle de l'industrie du futur. Nous faisons tout pour réussir mais la pente est raide ", appuie Bruno Grandjean, président de la Fédération des industries mécaniques.
Car en dépit des champions du CAC 40 ou du récent gros investissement de Toyota dans le Nord, la France reste le pays du décrochage industriel. Il pointe parmi les derniers au sein de l'OCDE pour la part du secteur manufacturier dans le PIB, avec 11,4 %, soit deux fois moins que l'Allemagne. Et la concurrence des pays low cost n'est pas seule coupable : la France perd aussi des parts de marché vis-à-vis des nations européennes comparables depuis quinze ans. " Cette situation résulte d'un problème de compétitivité-prix lié à une fiscalité pesante et inadaptée, notamment sur les impôts de production, mais aussi d'une compétitivité hors coût trop faible, pour laquelle les entreprises ont leur part de responsabilité ", juge Frédéric Sanchez, PDG du groupe d'ingénierie Fives .
" La dynamique de l'industrie du futur est justement une chance, celle de se réinventer et de se relancer dans la compétition mondiale, surtout pour les PME et les ETI ", poursuit celui qui fut, avec le patron de Dassault Systèmes, Bernard Charlès, le premier coprésident de l'Alliance pour l'industrie du futur (AIF). Créée par les filières industrielles en juillet 2015, cette structure pilote une grande partie des initiatives autour du sujet, notamment en direction des PME, et labellise des " vitrines ", comme Baud Industries. Une initiative destinée à ancrer dans le réel la quatrième révolution industrielle. Certains y voient encore un monde d'usines futuristes peuplées de robots humanoïdes. Plus prosaïquement, il s'agit d'intégrer sur les lignes de production les meilleures technologies disponibles. Automatisation, robotisation, big data, intelligence artificielle, matériaux innovants, technologies de pointe, simulation… doivent converger sous le signe du numérique.
C'est l'exemple que veulent donner ces " vitrines " de l'AIF, 35 entreprises à ce jour, de tous secteurs, parmi lesquelles Arkema, Safran Helicopter Engines, Vinci Construction, mais aussi Saunier Duval ou Lacroix Electronics. Chez ce dernier, les réalisations se déclinent de la robotisation à la réalité virtuelle en passant par la polyvalence des postes de travail. Velum, une PME alsacienne de l'éclairage, s'est ainsi réorganisée au service de l'individualisation des produits. L'équipementier Figeac Aero a, lui, investi massivement dans l'automatisation " afin de conserver en France une importante base de production ", selon son patron, Jean-Claude Maillard.
" effort pédagogique " " Le but est de parvenir, souvent sur des sites existants, à créer des usines plus compétitives, moins gourmandes en énergie, mieux à même d'intégrer des nouveaux produits, car plus flexibles. L'approche numérique intégrée et la simulation permettent aussi des délais de développement réduits, une personnalisation des produits et une interaction quasi en temps réel avec les clients ", détaille Marc Fromager, vice-président process automation de Schneider Electric. Cette mutation fait aussi émerger de nouveaux spécialistes. Ainsi, dans l'impression 3D, deux acteurs commencent à jouer des coudes : AddUp, une cœntreprise entre Fives et Michelin, et Prodways, une filiale du groupe Gorgé. Ciblant de multiples applications dans le médical ou l'aéronautique, Prodways a connu une croissance de 38 % en 2017 et vise 50 millions d'euros de chiffre d'affaires cette année. Pour Raphaël Gorgé, son PDG, " c'est la preuve qu'on peut se développer en France sur des technologies de production innovantes et renouveler les modèles d'affaires, comme la production personnalisée de masse de semelles orthopédiques ".
Le mouvement est lancé mais " attention, la route sera longue avant de transformer en profondeur notre appareil de production, surtout au sein des petites entreprises ", avertit Bruno Didier, président du salon de la sous-traitance Midest et patron d'une PME francilienne. De plus, il s'agit d'une course de vitesse. Car, de la Chine à la Suède en passant par la Thaïlande, la Corée du Sud et l'Allemagne, les nations industrielles ont amorcé le mouvement. " La bonne nouvelle est que ces technologies sont disponibles souvent à coûts maîtrisables et avec des résultats tangibles assez rapidement, grâce, notamment, à un important effort pédagogique des offreurs de solutions ", estime Max Blanchet, directeur exécutif d'Accenture Strategy, pour qui " les freins sont souvent moins d'ordre technologique que managérial ". Il est vrai que la révolution annoncée et son cortège de concepts façon start-up ont effrayé plus d'un patron de PME. Mais elle fait figure de scénario de la dernière chance pour l'industrie.
" foisonnement sans précédent "Du côté de l'Etat, la dynamique a été enclenchée en 2012 par le rapport Gallois. Celui-ci a conduit à la mise en place, par François Hollande, du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), qui a permis une réduction des coûts. Puis vinrent, en 2013, les 34 plans de la " nouvelle France industrielle ", lancés par Arnaud Montebourg, dont l'un sur l'usine du futur. Une initiative remaniée par son successeur, Emmanuel Macron, qui a formalisé l'action autour du concept d'industrie du futur, avec les filières et le renfort de la banque publique Bpifrance. Grâce à cette mobilisation, " l'industrie connaît un foisonnement d'initiatives sans précédent depuis des décennies autour de l'usine du futur ", se réjouit Philippe Choderlos de Laclos, directeur général du Centre technique des industries mécaniques (Cetim). Outre le dispositif de sur-amortissement très apprécié des entreprises, la bonne idée fut d'y associer les régions et de flécher les financements.
Depuis 2016, l'opération " Diagnostic industrie du futur ", encadrée sur le plan technologique par le Cetim et d'autres partenaires, et déclinée dans chaque région, a bénéficié à près de 5 000 PME, qui ont fait l'objet de diagnostics personnalisés ou de programmes d'appui. " Mais le processus est loin d'être achevé, il ne faudrait surtout pas s'arrêter en chemin ", insiste Philippe Choderlos de Laclos, redoutant un assèchement des financements de l'Etat. En la matière, le nouveau label " French Fab " et son coq bleu décliné de la " French Tech " ont créé un peu de confusion, et même fait douter les milieux industriels et les régions du maintien de l'engagement financier de l'Etat. " Aujourd'hui, qui conduit une politique industrielle, si ce ne sont les régions ? L'actuel gouvernement semble se focaliser sur les start-up, pas sur les entreprises industrielles des territoires, pointe Xavier Bertrand, président (Les Républicains) des Hauts-de-France . Pour notre part, c'est une priorité au service de l'emploi. Nous allons ainsi cofinancer à Beauvais un important centre technologique sur le machinisme agricole, en appui à cette filière régionale clé. "
En Nouvelle-Aquitaine, Alain Rousset (PS) a aussi mis les bouchées doubles en créant une structure dédiée. Celle-ci a déjà accompagné plus de 400 entreprises (sur un objectif de 600 d'ici à 2020) par un diagnostic ou une phase d'accompagnement plus avancée, par exemple sur la robotique ou l'impression 3D. Budget : 56 millions d'euros, aides européennes comprises. " Nous recrutons facilement des PME pour entrer dans ces programmes, note François Pellerin, son directeur. Au-delà de quelques entreprises en pointe, il y a un travail de fond à accomplir pour mener à bien la transformation. On part de loin. Si l'échelle c'est 4.0, beaucoup de PME ou d'ETI n'en sont qu'à 2.5 ! " Selon lui, au-delà des aspects technologiques, la révolution à venir sera surtout celle des compétences et de la formation. Un constat partagé par nombre d'industriels, alors que des tensions sur les recrutements qualifiés apparaissent déjà. Dans l'univers numérisé de l'industrie du futur, l'élément critique restera toujours les hommes.
Pierre-Olivier Rouaud
© Le Monde
Ces technologies qui façonnent l'industrie 4.0
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L'industrie du futurest aussi qualifiée de 4e révolution industrielle, succédant à celle du charbon, de l'acier et de l'électricité, celle de la production de masse et, enfin, celle de l'électronique. Les technologies, qui ont des degrés divers de maturité, reposent sur le numérique, mais aussi sur de nouvelles méthodes de fabrication.
Robot et " cobot " Les bras articulés sont largement utilisés dans l'assemblage automobile et le soudage, mais il s'agit de généraliser leur emploi. Les " cobots ", ou robots collaboratifs, peuvent cohabiter dans le même espace qu'un opérateur, par exemple pour l'assister dans des tâches pénibles. En France, divers pôles travaillent sur ce sujet (Cetim, cluster Coboteam en Auvergne-Rhône-Alpes, IRT Jules-Verne…).
Fabrication additive Développée de longue date pour les prototypes, la fabrication additive, ou impression en 3D, a fait d'importants progrès en prix et en performance. Différentes technologies cœxistent, comme la création d'un objet par dépôts de couches successives ou par fusion laser de poudre de matériaux plastiques, métalliques ou céramiques. Ces machines ne sont pas vouées à fabriquer des grandes séries mais des pièces au design complexe ou personnalisées. AddUp (Fives-Michelin) et Prodways (groupe Gorgé) sont deux champions français.
Internet des objets La généralisation des capteurs à faible coût permet d'équiper facilement toute machine ou tout mécanisme, y compris anciens, et d'en mesurer la performance. Cet Internet des objets (IoT) génère une somme, inconnue jusque-là, de données.
Données massives L'énorme somme de données recueillies sur le fonctionnement des machines permet, par l'analyse massive (big data), d'en tirer des informations synthétiques afin d'augmenter le rendement, d'anticiper les pannes (maintenance prédictive) ou de réduire la consommation d'énergie. Sur ce terrain s'affrontent des géants de l'informatique, comme Microsoft ou IBM, et des industriels tels Siemens, GE ou Schneider Electric, ainsi que d'innombrables start-up.
Intelligence artificielle L'intelligence artificielle en est encore à ses débuts dans l'industrie. Elle doit permettre, en poussant plus loin l'analyse des données, d'en tirer des propositions exploitables par l'homme pour améliorer une ligne de production ou faire en sorte qu'un système s'autorégule. En France, l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) est en pointe sur le sujet.
Jumeau numérique La création d'une réplique entièrement virtuelle d'un réacteur, d'un avion ou d'une usine entière permet d'en simuler le comportement. Il devient possible de faire fonctionner de façon dynamique un système complet. Sur ce terrain s'affrontent le français Dassault Systèmes, l'allemand Siemens et l'américain PTC.
Réalité augmentée Au-delà des salles de simulation utilisées dans certains secteurs comme la géologie pétrolière, la réalité augmentée autorise l'emploi, sur le terrain, d'outils de visualisation virtuelle, comme des lunettes, un casque ou une tablette. Cela permet à l'opérateur d'avoir des informations sur une machine, comme un référentiel technique pour l'aider au montage ou à la réparation. Safran l'a déployé pour des opérations de maintenance de câblage d'avions.
P.-O. R.
© Le Monde
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A Nantes, les anticipations bien réelles de l'institut Jules-Verne
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Planté tout au fondd'une zone industrielle de l'aéroport de Nantes Atlantique, à Bouguenais (Loire-Atlantique), le bâtiment ne passe pas inaperçu. Paré de bleu ciel, le technocentre Ocean s'étend sur 17 000 m2. Il y abrite des activités de recherche d'entreprises comme Naval Group, CEA Tech ou General Electric, ainsi qu'une plate-forme de recherche mutualisée. Un " cobot ", qui aide à assembler la carrosserie d'un fourgon, côtoie une énorme machine de formage à chaud de pièces aéronautiques, un étrange robot à 6 axes mû par câbles ou encore un prototype de robot de soudage sur chenille pour coque de navire. Sans oublier une imprimante 3D. Un cabinet de curiosités qu'aurait adoré l'auteur de Vingt mille lieues sous les mers.
Le bâtiment Océan, inauguré en 2015, constitue, avec le technocampus Composites, tout proche et de dimensions comparables, l'un des points d'appui de l'institut de recherche technologique (IRT) Jules-Verne. Cet IRT est l'un des huit nés du plan d'investissements d'avenir. Il s'est vite coulé dans les habits, plus récents, de l'" industrie du futur ", déclinée en plan régional en Pays de la Loire.
Logique, selon Stéphane Cassereau, le directeur général de cet IRT : " Notre mission est d'accompagner l'accélération technologique des filières et de contribuer à mettre les usines de la région au meilleur niveau. C'est ce que nous faisons au quotidien à travers des projets de recherche mutualisés associant des sociétés comme Airbus, Renault, Fives ou Daher, et aussi des PME au sein du GIE - groupement d'intérêt économique - Albatros. "
Avec un budget de 25 millions d'euros par an, provenant pour moitié de subventions, 110 employés et un cumul de 75 projets à ce jour, l'IRT a trouvé sa place, avec une très forte spécialisation en composites. L'écosystème régional associe, à travers le pôle de compétitivité EMC2, près de 300 entreprises, le Cetim ou des écoles comme Centrale Nantes, avec l'appui des collectivités, qui ont en grande partie financé les deux technocampus. Le tout à proximité de deux grosses usines d'Airbus, à Bouguenais et Saint-Nazaire, ou de STX. Bilan du pôle depuis 2005 : près de 2 milliards d'euros de projets de R&D.
Montée en cadence et flexibilité" C'est ce type d'environnement propice aux technologies de production avancées que nous recherchons ", note Tony Thoma, vice-président marketing du groupe aéronautique Daher. De fait, à deux pas des technocentres, une des usines Daher fait partie des habitués de l'IRT. C'est sur ce site de 300 salariés qu'en mai 2015 Emmanuel Macron lança le plan Industrie du futur. L'usine en fut même la première " vitrine ". L'application qui lui a valu cette distinction ne paye pas de mine : une presse d'estampage qui produit des petites pièces de structure d'avion en composites thermoplastiques. Sa particularité est d'être robotisée et de pouvoir être reconfigurée très vite – un petit exploit.
" Cela permet de répondre à deux enjeux industriels clés : la montée en cadence et la flexibilité, note Tony Thoma, dont le groupe conduit un plan d'investissement de 50 millions d'euros. Les maîtres mots en sont automatisation, robotisation et numérisation. Cette approche de l'usine du futur, c'est le moyen de rester en tête dans la course mondiale. Il faut être en alerte. "
P.-O. R. (à Bouguenais, Loire-Atlantique)
© Le Monde
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