Depuis plus de deux heures, les affaires s'en-chaînent à un rythme soutenu devant la Cour pénale centrale de Bagdad. Devant le juge Souhail Abdallah et ses deux assesseurs, les accusés défilent, debout et la tête baissée, dans la cage en bois qui trône au centre de la petite salle meublée de façon rudimentaire. Trois hommes accusés d'un meurtre, perpétré au nom de l'organisation Etat islamique (EI), affirment ne pas se connaître et avoir été forcés d'avouer sous la torture, certificat médical à l'appui. Un autre homme, inculpé pour un attentat à la voiture piégée à Bagdad, nie lorsque le juge lui présente des photos où il apparaîtrait avec des compères en armes, devant un drapeau noir de l'EI.
Plusieurs milliers de jeunes hommes des environs de Mossoul, la deuxième ville d'Irak reprise à l'EI en juillet 2017, sont accusés d'appartenance à l'organisation djihadiste. Ceux qui ont été arrêtés en marge des combats ou dans les camps de déplacés forment le gros des accusés, qui arrivent désormais devant la -justice antiterroriste irakienne. A défaut de juridiction et de juges spécialisés, leurs procès s'intercalent entre des affaires pénales comme, ce matin-là, celle d'un jeune homme qui a tiré sur son père, son oncle, et son jeune frère lors d'un différend familial.
L'audience d'un milicien de la Mobilisation populaire – une force paramilitaire composée en majorité de volontaires et milices chiites –, jugé pour le kidnapping de trois sunnites de Tikrit, au nord de Bagdad, et des demandes de rançons à leurs familles, se termine. La petite assistance, majoritairement composée d'avocats, sort de sa réserve cérémonieuse pour observer avec curiosité une ressortissante turque qui se présente, -enveloppée dans son abaya noire. Elle comparaît ce matin-là, avec une autre femme turque, pour -appartenance à l'EI. Un traducteur les assiste. L'avocat commis -d'office, tout juste désigné, a à peine eu le temps de prendre -connaissance du dossier.
Procès " injustes " et " sévères "Les deux femmes sont arrivées à Tal Afar, un bastion djihadiste du nord de l'Irak, en 2015 avec leurs maris – l'un
" cuisinier ", l'autre
" électronicien " – et leurs enfants. Devant le juge, elles ne renient pas l'idéologie de l'EI.
" Je suis une musulmane pratiquante. J'ai trouvé la vie sous l'Etat islamique à Tal Afar tout à fait normale et acceptable ", dit la première. En quelques minutes et sans grande conviction, l'avocat plaide l'absence de preuves, sans réussir à capter l'attention du juge.
Après trois heures d'audience et onze affaires, les accusés sont réunis devant le juge pour le verdict. Les trois coaccusés irakiens, qui disent ne pas se connaître, obtiennent un non-lieu. La réputation du général de police qui a mené l'enquête n'est plus à faire en matière de torture, confie un avocat. Deux condamnations à mort sont prononcées contre deux accusés -d'attentats au nom de l'EI. Un jeune de Mossoul prend quinze ans, le deuxième est relaxé faute d'autres preuves que ses aveux qu'il dit avoir signés
" les yeux bandés ". Le membre chiite de la Mobilisation populaire est condamné à la perpétuité. Dans le couloir, sa mère s'effondre, en criant :
" Ici, on relâche les terroristes et on -condamne les patriotes. "
Aucune clémence n'a été accordée aux deux Turques, qui ont été condamnées à la perpétuité.
" La Turquie n'a visiblement rien fait pour ses ressortissantes, à la dif-férence de la Française, qui a béné-ficié des pressions politiques exercées par Paris ", réagit un avocat dans le couloir. La Française -Mélina Boughedir, capturée en juillet 2017 à Mossoul, n'a été -condamnée qu'à six mois de prison pour entrée illégale en Irak, le 19 février, et doit être expulsée vers la France.
Parmi les djihadistes turques, près d'une vingtaine de peines de mort ont déjà été prononcées, lors de procès qualifiés d'
" injustes " et de
" sévères " par l'organisation Human Rights Watch.
" Pour la Française, le tribunal avait les mains liées. Le juge d'instruction n'avait pas retenu de charge ter-roriste, à la différence des Turques ", justifie le juge Abdallah.
" La peine de mort et la perpétuité sont la norme, les peines plus clémentes, l'exception ", commente un avocat originaire de l'Anbar, une province sunnite tombée aux mains de l'EI, qui requiert l'anonymat. La plupart des 20 000 suspects djihadistes détenus par les autorités de Bagdad, selon des -experts irakiens, sont jugés pour leur seule appartenance à l'EI.
" Beaucoup de djihadistes en vue ont été tués dans les combats. La plupart des prévenus sont des gens peu cultivés ou des mineurs, issus de milieux défavorisés ou qui avaient un passé criminel et ont été endoctrinés dans les prisons irakiennes ", confirme le juge Abdelsattar Bayraqdar, porte-parole de la Cour pénale centrale.
" Il n'y a que 1 500 juges en Irak "
" C'est une justice d'exception, tant au niveau des arrestations que des interrogatoires, ce qui veut dire -torture et procédure judiciaire excessive.
Il y a un préjugé sectaire ou religieux envers les personnes issues des provinces sunnites ", poursuit l'avocat de l'Anbar. Il a choisi de ne prendre que des affaires qu'il pouvait faire classer sans suite, avant même un procès. Ses réseaux au sein des forces de sécurité lui permettent de localiser les détenus et d'accéder aux
" requêtes spéciales " des officiers qui en ont la charge.
" Les proches paient pour que le détenu ne soit pas torturé afin de passer aux aveux. Sans aveux, ils sont plus facilement -libérés, car il n'y a souvent aucune autre preuve au dossier ", dit-il.
Certains détenus sont introuvables pendant des mois ou n'ont pas d'avocats.
" La torture avérée peut invalider une affaire s'il n'y a pas de preuves matérielles ", précise le juge Abdallah. Mais les autorités carcérales ne facilitent pas toujours l'accès aux experts médicaux, regrette un autre avocat qui a requis l'anonymat. Il cite d'autres violations des droits de la défense comme la difficulté d'accéder au prévenu et au dossier, avant qu'ils n'arrivent chez le juge d'instruction, ou encore des enquêtes bâclées.
" Le juge d'instruction n'a ni le temps ni les moyens d'enquêter sérieusement. Il n'y a que 1 500 juges en Irak. Ils ont chacun une pile de cent dossiers à droite, et cent autres à gauche ", précise-t-il. Mais, pour l'avocat de l'Anbar, certains juges d'instruction poussent eux-mêmes à des interrogatoires musclés.
" Certains nient avoir le dossier pour faire durer les interrogatoires. Parfois, ils n'acceptent pas les résultats et demandent à ce qu'ils soient plus poussés, ce qui est comprispar les officiers comme un permis de recourir à la torture et d'écrire n'importe quoi dans le dossier. "
" Beaucoup d'accusés sont des terroristes qui ont commis des crimes contre l'humanité, reconnaît toutefois l'avocat.
Mais, les prisons et les centres d'interrogatoires sont remplis d'innocents, qui représentent peut-être 80 % des détenus. Ils passent des mois en détention avant qu'on ne puisse prouver leur innocence. " Les centres de détention et les prisons en Irak sont -connus pour être des foyers de radicalisation. En l'absence de programmes de prévention, cela pose un véritable problème.
" C'est extrêmement préoccupant que des personnes radicalisées soient relâchées sans encadrement ", ajoute un autre avocat.
Hélène Sallon
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