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mercredi 21 mars 2018

Les Crises.fr - Pour une realpolitik du français, par Jacques Sirota


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                             Les Crises - Des images pour comprendre
20
Mar
2018

Pour une realpolitik du français, par Jacques Sirota


Billet Invité, à l’occasion de la journée de la francophonie
Le président Macron, à la suite de ses prédécesseurs, a affiché sa volonté de voir se développer l’usage du français dans le monde. Il est à craindre que ces fières déclarations ne connaissent le sort de celles qui les ont précédées depuis un quart de siècle: rester des « paroles verbales ». En effet le Quai d’Orsay, qui est censé les traduire en actes, est animé à ce sujet de sentiments ambivalents qui l’empêchent de fixer et suivre dans la durée une stratégie claire. Le résultat est que chaque année ou presque il est rattrapé par la patrouille de Bercy et qu’il s’enferme dans un cercle vicieux où la réduction des coûts est l’alpha et l’omega de sa politique et une vision au-delà de l’horizon budgétaire impossible. Autres dégâts collatéraux, la cacophonie des services concernés par cette politique publique et la faible considération accordée dans les ambassades aux agents chargés de la promotion du français. Le problème que l’on n’ose pas regarder en face pour en tirer les conséquences est que « l’attractivité de la France », la grande priorité de notre « politique d’influence » n’a pas vraiment besoin de la langue française, celle-ci serait plutôt un obstacle. « Choose France » se dit en anglais. Quant à la culture, suspecte de donner une image désuète et désinvolte, elle n’est tolérée que sous ses formes « jeune » et touristique.
Une colonisation désirée et niée
Comment d’ailleurs le front linguistique pourrait-il être dynamique quand l’arrière flanche? L’anglais, il suffit de sortir dans la rue en France ou d’y allumer la télévision pour le savoir, est la langue de tout ce qui se veut dynamique, jeune et moderne. Le grignotage du français, sa subversion de l’intérieur (la grammaire) par l’anglo-américain a été décrit par de nombreux auteurs tels que Claude Hagège1, Claude Duneton2ou Alain Borer3.

Il ne s’agit pas seulement de l’anglicisation du langage courant, d’un côté par le snobisme anglophone des élites et de l’autre par la créolisation de la langue populaire. Pas seulement de la substitution, par l’industrie du divertissement et la publicité, de l’imaginaire américain au corpus des traditions locales. Plus profondément, comme l’a montré entre autres Alain Supiot4 et comme l’illustre la vague de puritanisme qui déferle d’outre-Atlantique, nous adhérons chaque jour davantage à un bloc de valeurs américaines, à un ordre juridique et moral utilitariste qui se disent et se pensent en anglais. Or, si l’on s’émeut de l’envahissement de nos écrans par les productions américaines, si on le combat parfois, il n’est pas question d’y reconnaître ce phénomène classique: le désir qu’éprouve le dominé de l’imaginaire du dominant.
La France est devenue progressivement depuis le départ du général de Gaulle une sorte de dominion de l’Empire américain. Il ne s’agit pas ici de commenter l’alignement impeccable de la politique étrangère française sur celle des États-unis depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy mais de constater, en reprenant la comparaison de Régis Debray, que notre culture est vis-vis de l’Amérique dans la situation de la Gaule romaine vis-à-vis de Rome5. Non pas cette fois-ci par effet de conquête mais par adhésion volontaire. Rien ni personne ne nous oblige à substituer la brutalité du néologisme angolais6 impacter au traditionnel affecter qui ouvre la voie à une réciprocité.
Cette adhésion a naturellement un substrat psycho-politique. Nous sommes fondamentalement d’accord avec le postulat énoncé par Zbigniev Brzezinski7 que l’hégémonie américaine est la condition du bonheur des peuples. Car les valeurs « américaines », quelles que soient les critiques que l’on peut formuler sur l’une ou l’autre, se rangent sous un nom auquel nous sommes farouchement attachés: la liberté. Entre les deux aspirations contradictoires qui nous ont été léguées par le Siècle des Lumières, la liberté et l’égalité, le fléau a jusqu’ici penché en Europe occidentale vers la liberté. L’Europe orientale et la Russie ont eu l’égalité et elles ne s’en sont pas bien portées. Les Français aiment bien les idéologies radicales mais quand ils ont eu à choisir en vrai entre le libéralisme de Macron et les coups de menton de sa concurrente, ils n’ont pas hésité. Et nous avons beau savoir que la forme économique du libéralisme, le capitalisme, est devenu une machine folle qui nous mène au désastre à plus ou moins long terme, nous savons aussi que les diverses formes d’étatisation qui se proposent pour le remplacer nous mèneraient au désastre immédiat comme elles l’ont fait hier en URSS et aujourd’hui au Vénézuéla. Et nous savons aussi que c’est la puissance militaire américaine qui garantit la stabilité de ce système économique avantageux à tant d’égards, ainsi que de son avers – du moins sous nos climats- la démocratie libérale. Donc pas de libéralisme sans l’Amérique. La domination américaine, en dépit de Trump, en dépit du puritanisme anglo-saxon, est plus avenante que l’autoritarisme moscoutaire ou le règne de la Charia.
D’ailleurs, comme le dit Régis Debray, seuls les empires ont des civilisations, nous avons une chose plus modeste, une culture. Nous ne jouons pas dans la même cour et nous nous résignons sans trop de chagrin à voir notre langue, notre culture, notre sociabilité, l’esprit de nos lois lentement métabolisés par la civilisation américaine. D’ailleurs, à trop nous consacrer à des combats d’arrière-garde, nous risquerions de nous détourner d’une question autrement importante qui est de préserver notre place au soleil dans la mondialisation de l’économie. C’est ce qu’a bien compris Laurent Fabius qui a mis de côté l’action culturelle et linguistique du Quai pour faire de la place à la « diplomatie économique ».
Dès lors, ce qui suscite l’étonnement, ce n’est pas que notre action culturelle et linguistique extérieure se réduise comme peau de chagrin, c’est que nous en ayons encore une et que nos dirigeants persistent à proclamer son importance fondamentale.
Ce « souci de la grandeur »8 affiché est-il l’expression d’une nostalgie ? Un gage donné aux courants de pensée identitaires? Un écran de fumée pour dissimuler l’inféodation? A vrai dire, peu importe. La question est de savoir si nous devons ou non avoir encore une politique publique de soutien à l’exportation de la langue et la culture françaises et laquelle.
L’empire global et les cultures
La politique linguistique de la France a reposé jusqu’à présent sur une prémisse simple: l’universalité- autre legs des Lumières- de la langue française. Il est intéressant de relever que Rivarol a rédigé son « Discours sur l’universalité de la langue française » vingt ans après le Traité de Paris de 1763 qui inaugura le transfert de « l’hegemon » de la France à la Grande-Bretagne. Quand, dans le dernier quart du XXe Siècle (fin des Trente glorieuses, de l’empire français et du gaullisme) nous avons senti le besoin de défendre la présence du français dans le monde par une politique publique ad hoc, le dogme de l’universalité était encore à l’ordre du jour9. On a toutefois jugé utile de lui adjoindre celui de la diversité culturelle, c’est-à-dire la revendication du droit pour les petites cultures de ne pas être complètement étouffées par la grande civilisation américaine. Cette politique, si l’on en juge par ses résultats comme par la diminution continue des moyens qu’elle a mobilisés10, a ressemblé à une longue retraite plus ou moins en bon ordre devant la vague anglophone. Précisons. Le français est toujours parlé là où il est langue maternelle: essentiellement France, Québec, Wallonie, Suisse romande. Dans nos anciennes colonies d’Afrique où il n’était que la langue d’une élite très restreinte, il s’est plutôt démocratisé et serait aujourd’hui maîtrisé, en moyenne, par 31% des habitants de ces pays. Cette moyenne recouvre bien des différences : le français se répand d’autant mieux qu’une langue locale vernaculaire ne s’impose pas, comme le woloff au Sénégal.
Il a en revanche quasiment disparu de nos anciennes possessions d’Indochine. C’est dans le monde développé, en particulier en Europe et dans l’ex bloc de l’Est où il a été entre le XIXe et le dernier quart du XXe siècle une langue connue de toute la partie cultivée de la population qu’un recul spectaculaire s’est produit. Dans le même temps, l’usage du français devenait marginal dans les organisations internationales, remplacé par l’anglais qui s’assurait également une position hégémonique dans le monde des affaires et dans les publications scientifiques. Cet effacement du français au profit de l’anglais dans la sphère du pouvoir et du savoir a été contemporain de cette « fin de l’Histoire » aperçue par Francis Fukuyama après la Chute du mur de Berlin. Une certaine universalisation a été alors réalisée et elle s’est faite en anglais, fin de partie.
Mais dès le début du XXIe siècle, on a vu s’amorcer une nouvelle phase qui n’est plus celle de l’unification du monde sous l’égide de l’Amérique et selon ses principes. La Chine et la Russie selon des modes différents contestent son hégémonie ainsi que la valeur universelle du libéralisme. Et comme l’ont relevé de nombreux auteurs depuis vingt ans11, l’envers de la mondialisation, à savoir l’affirmation, la réinvention, le durcissement d’identités locales marque de plus en plus la politique internationale pendant que s’estompe l’utopie d’un monde post-national. L’idée de la prééminence quasi-ontologique de la civilisation occidentale, sa prétention à l’universalité a été mise à mal. Quant au libéralisme, il est attaqué de l’extérieur mais aussi de l’intérieur du fait des transferts d’emploi causés par la mondialisation et de la crise migratoire qui vient de commencer en Europe: après les biens, les capitaux et les informations, un « quatrième pilier » s’est invité de lui-même dans la grande mobilité de la mondialisation, les hommes et face à cette « révolution migratoire », une contre-révolution s’organise12.
Entre le début de la conquête du monde par l’Europe au XVe S. et la fin du XXe S. il y avait eu quelques impérialismes qui entendaient faire reconnaître la supériorité de leur religion, de leur culture et de leur langue et puis des parlers divers qui bénéficiaient d’une reconnaissance en gros proportionnelle à la puissance de leurs armées. Autrement dit ils jouaient en deuxième division voire, s’agissant des colonisés, en troisième. La France a eu son rêve impérial après l’Espagne et avant la Grande-Bretagne. L’hegemon est aujourd’hui plus global et plus profond13. Il y a désormais le monde globalisé en anglais et les autres.
La ligne de partage n’est pas seulement linguistique, ni seulement géographique. Il y a un monde en anglais qui n’est pas propre aux anglophones. C’est celui de la science et de la technique, de la culture juridique du contrat, de la quantification à tout crin qui après la technique et l’économie investit la « gouvernance », de la mondialisation économique et financière, des élites connectées en permanence qui sautent d’avion en TGV, de l’informatique, de la numérisation illimitée14.
C’est celui de la prééminence absolue de l’individu et des droits humains , de la culture gay . C’est aussi le monde du divertissement, du marketing et du shopping, des addictions physiques et électroniques, des réseaux sociaux et de leurs sabirs. C’est le monde du tourisme devenu la première activité mondiale par son chiffre d’affaires, des organisations internationales, des ONG « sans frontières », de « l’art contemporain », de la musique »jeune », de tout ce qui préfère le futur à la tradition, l’individu au groupe, la légèreté à la gravité15et permet de dégager des montagnes de profits. La culture y prend la forme « des industries culturelles » et le pluralisme linguistique n’y représente qu’un obstacle à la communication. C’est notre modernité.
Il n’y a pas de frontière étanche, ni géographique, ni sociologique entre ce monde « anglobalisé « et les autres. Même ceux qu’on appelle « les oubliés de la mondialisation » ou « les gens de quelque part » sont touchés, non seulement par les répercussions économiques et écologiques de la mondialisation mais aussi par ses images, ils utilisent ses smartphones. Peter Sloterdijk compare la situation actuelle de coexistence des cultures et du monde anglo-mondialisé à un delta16 : « Qu’elles aient mis des siècles à se développer ou qu’elles aient été improvisées la veille, les cultures du delta prises isolément sont perceptibles comme des affluents plus ou moins inertes et à deux doigts de se déverser dans l’océan de la civilisation mondiale homogénéïsée-diversifiée.(..)Delta et océan sont devenus indissociables. »
Dans ce delta circulent des langues exprimant des cultures. Elles ont en commun d’attacher une valeur à la transmission par opposition à la « tendance anti-généalogique » du monde globalisé qui ne reconnaît de valeur qu’à l’innovation, au futur et à la jeunesse. Leurs techniques de production, d’échange, sont peu à peu mises à l’écart ou fondues dans un courant principal, celui de la quantification et de l’industrialisation, lequel débouche aujourd’hui sur le réseau illimité de la numérisation. Dans la sphère de la technique et de l’économie, le monde « anglobalisé » n’a pas de rival. C’est selon ses techniques et ses normes que se bâtit actuellement la puissance industrielle de la Chine, pas sur les techniques traditionnelles de celle-ci. En bonne logique utilitariste, les cultures et les langues devraient avoir la politesse de s’effacer pour permettre à la globalisation de l’économie de déployer plus vite et plus complètement ses bienfaits. Dans tous les domaines évoqués plus haut, l’anglais, s’il n’est pas encore partout hégémonique, progresse. L’informatique étant en anglais, la robotisation du travail et la numérisation de la vie quotidienne vont encore accélérer le mouvement. L’intensification du capitalisme également qui transforme en valeurs marchandes nos goûts, nos appartements et nos voitures.
On voit dès lors se dessiner en creux le territoire d’où les langues et les cultures ne pourront être expulsées: c’est celui du non quantifiable, du non numérisable, autrement dit de ce qui ne peut être vendu ( ce qui ne sert à rien) et de ce que les machines ne feront jamais: l’art, la métaphysique, la politique dans son sens le plus large de négociation des passions et des conflits. Toutes choses superflues et irrationnelles diront certains, d’ailleurs si Dieu a créé les langues, c’était bien pour rendre impossible un projet de construction17.
On se permettra de les contredire en rappelant brièvement que l’avènement d’un « meilleur des mondes » est, à l’horizon d’une ou deux générations, une hypothèse sérieuse. Il suffit d’ouvrir le journal pour y trouver des indications que la crise climatique, l’explosion démographique de l’Afrique, la destruction massive des emplois par l’automatisation et enfin les technologies de la manipulation du vivant vont déclencher une série de chocs inimaginables. Des propositions de salut totalitaire seront alors formulées et elles seront sans doute largement acceptées. Imagine-t-on que le tout- à- l’ego comme dit joliment Régis Debray de la civilisation « anglobale » fournira un quelconque appui pour résister au totalitarisme? Si quelques-uns parviennent à l’écarter ou du moins à le combattre c’est parce qu’on leur aura transmis ce non-quantifiable que Simone Weil appelait « les nourritures de l’âme ».
Une perspective encore plus rapprochée et guère plus réjouissante est que la phagocytose de la langue française aboutisse à la disparition de sa culture- sauf naturellement sous la forme d’un folklore consommable- celle-là même dont Léon Werth disait en 1940: « Je tiens à une civilisation de la France, je n’ai pas d’autre façon de m’habiller, je ne peux pas sortir tout nu »18. Et Michel Henry rappelait qu’une culture se reconnaît à ce qu’elle crée de la beauté qui est, écrit-il, « une condition intérieure de la vie, sécrétée et voulue par elle » et sans elle, « ce sont toutes ses valeurs qui chancellent, non seulement l’esthétique mais aussi l’éthique, le sacré, et avec eux la possibilité de vivre chaque jour »19.
Nous savons aussi que les cultures – sans même parler de leurs grimaçantes réinventions modernistes que sont les intégrismes- peuvent être aussi les gardiennes de coutumes exécrables, étouffer les individus, opprimer les femmes et développer les germes de nationalismes belliqueux. Dans l’arène politique contemporaine, le camp de la tradition est souvent aussi celui des peurs, de l’égoïsme, du nationalisme.
Et de fait, les deux mondes que nous venons de distinguer semblent se superposer à la nouvelle division du champ politique: on aurait d’un côté le progressisme à tendance anglophone et de l’autre le conservatisme bataillant contre la corruption allogène. Cette catégorisation est pourtant problématique. Elle est inadmissible pour ceux qui tiennent le français pour la langue des Lumières et des Droits de l’homme et le héraut de la diversité culturelle face à l’hydre anglophone. Et elle l’est tout autant pour ceux qui en défendant l’intégrité de la langue ont le sentiment de lutter contre l’aliénation et pour l’émancipation. Son aspect bancal ne fait que refléter la difficulté qu’ont les oppositions binaires structurant la vie politique à coïncider avec la réalité du monde, surtout lorsque celui-ci est en mutation rapide.
On lui préfèrera le « en même temps » macronien qui ne fait pas semblant de nier les contradictions. Dans le champ qui nous occupe il pourrait se formuler ainsi: tout en s’inscrivant sans réticence dans le mouvement de la mondialisation avec son véhicule linguistique l’anglais, on peut aussi défendre la langue française en France et tirer avantage de sa position particulière dans la géopolitique des langues.
C’est en France que le français a besoin d’être défendu
Le premier pas serait donc de rendre à César ce qui est à César et ne pas chercher à concurrencer l’anglais sur son, il est vrai très vaste, terrain. Dans la réalité, ce principe, malgré d’ épisodiques protestations vertueuses, est déjà largement appliqué. Sa reconnaissance ne ferait donc pas reculer l’usage du français mais permettrait de clarifier nos idées en vue d’une meilleure allocation des moyens destinés à le soutenir. Ainsi l’attractivité du territoire, le tourisme, appartiennent à l’anglais (ou à la langue du client). Mais pouvez-vous le redire en français?Je m’exécutai et entendis à la fin un soupir de satisfaction autour de la table. Croit-on qu’un français qui ne serait plus le français continuera à fasciner ainsi?
Par soumission coloniale ou par économisme obtus on peut se résigner à la phagocytose du français par l’anglais. Mais si l’État choisissait de résister, il disposerait de deux instruments, l’audio-visuel public et l’ école. On pourrait imaginer auprès de l’audio-visuel public un « médiateur de la langue » qui rappellerait les journalistes au bon usage du français, mais quel homme politique osera imposer une si grincheuse limitation à la liberté d’expression?
La bataille principale est naturellement à mener à l’école. C’est là que peut être réouverte la « source latine » et que l’on donnera aux enfants cet accès à la littérature qui seul leur fera aimer cette langue de façon à ce qu’ils sentent d’eux-mêmes la différence entre les innovations qui l’enrichissent et celles qui la mutilent. Et naturellement, il ne faudrait pas céder à l’hubris néo-féministe qui au nom de considérations morales voudrait rectifier le français en une sorte de langage administratif.
Une politique réaliste de la langue devrait ensuite se soucier de rendre tous les enfants plurilingues, étant entendu que le globish ne participe pas du plurilinguisme mais des connaissances techniques de base. Autant de langues tu connais, autant d’hommes tu es, dit le proverbe russe. Dommage pour les enfants américains qui pour 59% d’entre eux n’apprennent aucune langue étrangère dans l’enseignement public. Mais il s’agit aussi d’autre chose. De même que le contact par écrans interposés ne permet pas l’échange des regards, fondement de l’humanisation et activateur des neurones de l’empathie, de même la communication en anglobal gomme les aspérités, les différends, est fondamentalement anti-politique. Pour reprendre un exemple célèbre, la résolution 242 de l’ONU de 1967 exigeait en français le retrait des troupes israéliennes des territoires occupés (on comprend de tous les territoires occupés) et en anglais from occupied territories ( de certains? de tous?). Il serait stupide d’accuser l’anglais d’être intrinsèquement imprécis. Mais son statut d’idiome universel le conduit à pencher du côté du plus petit dénominateur commun, du lisse, de l’irénique. C’est la langue du multilatéral hors sol, des objectifs grandioses. A l’opposé, un monde multipolaire, où les problèmes concrets se règlent entre puissances qui se respectent, ne peut se concevoir que si les peuples ou du moins leurs élites connaissent suffisamment de langues étrangères pour entendre ce que disent les autres dans leur langue. Outre la confiance ou du moins le début d’intimité que cela permet d’instaurer, outre le respect dont on témoigne ainsi, c’est aussi la meilleure façon de comprendre vraiment ce que veulent et pensent les partenaires.
Cela étant fait, on pourra s’intéresser, sans arrogance ni fausse humilité au rôle que le français joue ou pourrait jouer dans le monde.
L’Afrique francophone
La question du français en Afrique francophone, notre voisin du sud, une des zones les plus pauvres de la planète et le coeur de notre ancien empire colonial, est inséparable de celle de l’éducation. Chacun s’accorde, à l’exception de quelques furieux, à reconnaître que l’éducation est une clef essentielle du développement. C’était un des « Objectifs du Millénaire pour le Développement », c’est aujourd’hui un des « Objectifs de Développement Durable », c’est l’objet du « Partenariat Mondial pour l’Education ». Quand cette question a été portée dans les années 90 en tête des préoccupations des bailleurs d’aide, on s’est soucié avant tout de massification et assez peu de la langue d’enseignement. Il allait de soi que ce serait l’ancienne langue coloniale devenue la ou l’une des langues officielles en Afrique subsaharienne. Depuis, certains ont relevé qu’une alphabétisation dans une langue autre que la langue maternelle pouvait présenter des difficultés et que, dans le Sahel, les écoles coraniques qui délivrent en arabe un enseignement de qualité discutable ont une grande popularité auprès des parents. Un mouvement s’est alors dessiné en faveur de l’apprentissage en langue locale20. Idée qui fait écho à la vieille question de l’arabisation de l’enseignement au Maghreb, laquelle s’est elle-même récemment subdivisée avec la proposition de substituer l’arabe dialectal à l’arabe classique.
Enseigner en langue locale, oui mais laquelle? L’Afrique est par excellence le continent du plurilinguisme. Au sud du Sahara, chacun maîtrise au moins une langue vernaculaire, souvent une des grandes langues de communication comme le haoussa ou l’igbo et, dans des proportions variables l’une des trois langues coloniales. Enseignera-t-on dans chacun des 500 idiomes recensés au Nigeria? Non, puisque la plupart ne sont pas écrits. Ce sera donc souvent dans une autre langue que la langue maternelle. Et faut-il ou ne faut-il pas veiller avant tout, en zone francophone, à l’apprentissage du français qui offre par ses oeuvres et ses universités un accès au monde moderne qu’aucune langue africaine ne peut concurrencer? Ou pour le dire autrement: peut-on et doit-on faire aux petits Africains ce qu’on a fait aux petits Bretons et aux petits Auvergnats entre la fin du XIXe Siècle et le début du XXe?
Ces remarques et ces questions n’ont pour but que d’indiquer que la question du français devrait être abordée avec le même sérieux et le même investissement que les paramètres quantitatifs traités par l’économie de l’éducation, et sans arrières-pensées: si l’existence d’un groupe des « pays du champ »21a été un des atouts de la puissance française, ce n’est plus vrai aujourd’hui. Ils représentent pour nous une responsabilité comme l’a montré l’intervention française au Mali effectuée avec la bénédiction de la communauté internationale mais quasiment sans son aide. Et aussi un ensemble de problèmes: problème d’intégration des immigrés d’origine africaine, problème d’une immigration croissante entraînant la dislocation de la solidarité européenne, et problème conjoint de sécurité avec l’extension du radicalisme islamique au Sahel. Notre intérêt primordial n’est pas que l’Afrique parle français, c’est qu’elle s’en sorte: qu’elle effectue sa transition démographique, qu’elle s’industrialise, que des classes moyennes prennent le pouvoir, que la corruption soit éradiquée.
L’Organisation Internationale de la Francophonie annonce que le monde comptera 750 millions de francophones en 2050, principalement en Afrique, comme une perspective radieuse pour la langue française. Outre que cette projection n’a pas de sens22, elle semble se réjouir de la dramatique explosion démographique de l’Afrique. Une politique réaliste ne se bercerait pas de ces illusoires perspectives de gloire renouvelée pour le français, elle chercherait simplement à permettre à l’Afrique dite francophone de tirer le meilleur parti possible de cette meilleure part de l’héritage colonial qu’est le français.
L’internationale des francophones: un défi à l’utilitarisme
Que reste-t-il au français hors de l’espace francophone? Pour reprendre la comparaison de Régis Debray, ce qui restait au grec sous l’empire romain: la distinction, la culture, l’art de vivre. Il suffit de poser la question aux centaines de milliers de personnes qui paient pour apprendre le français de par le monde dans les Alliances françaises ou les Instituts français pour le savoir. C’est aussi la clef de la réussite des écoles françaises à l’étranger aux frais d’écolage souvent élevés. Le français, dans de nombreuses régions du monde où il n’a jamais régné en maître, ne se porte pas si mal. Et ces succès ne doivent rien à une propagande maladroite qui n’a eu de cesse de vouloir « dépoussiérer l’image du français » et de promouvoir contre toute évidence son utilité économique. Un seul groupe français international français, Michelin, a une politique de valorisation du français23. Les autres ne s’intéressent qu’aux compétences en anglais de leurs recrues.
Les francophones que l’on rencontre à l’étranger se caractérisent par une curiosité intellectuelle au-dessus de la moyenne. Le désir de français est un désir de culture , de beauté, d’élégance et de bien-vivre comme le désir d’espagnol est un désir de soleil et de salsa. C’est un désir ténu et indestructible. Tant du moins que la France, c’est-à-dire sa langue, ses paysages et ses oeuvres, continuera à susciter ce désir. Rendons leur beauté visible à l’étranger. Et abandonnons l’idée que seule l’innovation radicale, la « jeune création » fût-elle en anglais, doivent bénéficier du soutien public à l’exportation. L’abandon par l’Institut Français de la chanson de texte, cette forme de poésie qu’adorent les francophones du monde entier est un scandale.
Mais l’essentiel est que tous ceux qui veulent apprendre le français puissent le faire dans de bonnes conditions. La demande n’est pas si considérable qu’on ne puisse trouver les moyens de soutenir une offre de langue française partout où celle-là existe24. Encore faudrait-il considérer que ce défi à l’utilitarisme qu’est l’apprentissage du français n’est pas un luxe désuet.
Une politique réaliste de la langue, ce serait enfin considérer que nous disposons avec le français, pour peu que nous voulions nous en servir, d’un outil diplomatique incomparable. Il pourrait être utilisé d’abord dans nos relations avec la Russie.
La Russie
Un conflit de basse intensité est engagé entre l’Empire américain et la Russie. Chaque jour alimente la chronique d’une escalade qui, sauf dans le Donbass et en Syrie, demeure pour l’instant non-violente. La France et l’Europe ont suivi jusqu’ici fidèlement les positions du grand frère américain. Elles auraient pourtant de fortes raisons de s’en démarquer. La Russie est notre voisin, pas celui des Etats-Unis. C’est l’économie de l’Europe qui est affectée par le jeu des sanctions et c’est sur le territoire de l’Europe que se déroulerait une éventuelle guerre.
Mais il n’est pas besoin d’envisager une telle extrémité pour comprendre combien ce conflit est dommageable pour l’Europe. Il ressuscite la fracture qui avait isolé de 1917 à 1990 la Russie de sa matrice européenne et qu’on croyait enfin résorbée. La Russie est l’extension orientale de l’Europe comme l’Amérique en est l’extension occidentale. Ayant entamé leur développement à peu près en même temps, avec toutefois le handicap d’un passé féodal pour la Russie, l’un et l’autre pays avaient des niveaux culturels, sinon économiques, comparables à la fin du XIXe siècle. Il suffit de citer les noms de Tchaïkovski, Tolstoi ou Mendeleiev pour s’en convaincre. Une différence qui devrait retenir notre attention est que la langue internationale par laquelle la Russie s’abreuvait aux sources européennes était le français, connu de toute la population éduquée et dont l’enseignement était obligatoire. Pendant le quart de siècle de l’alliance franco-russe (1892- 1917) les deux pays ont connu une remarquable intimité. Ce n’était alors pas le jazz qui mettait Paris en ébullition mais les ballets russes. Que seraient aujourd’hui l’Amérique et l’Europe s’ils n’avaient vécu tout au long du XXe S. dans un échange culturel permanent? Et que seraient la Russie et l’Europe s’ils n’avaient pas été séparés par le suicide de 1917?
L’escalade actuelle laisse se développer, au lieu d’un dialogue fécond entre les deux branches d’une même civilisation, l’aigreur des familles désunies. Pendant qu’en Europe occidentale l’Empire américain substitue gaiement ses moeurs protestantes, exaltant l’individu et ses droits, aux traditions catholiques plus conservatrices, à l’est l’église orthodoxe connaît un renouveau de popularité sans le moindre aggiornamento doctrinal et célèbre la famille et la patrie. Si par malheur un affrontement doit dégénérer entre l’occident et la Russie, les machines de propagande sont déjà prêtes pour informer de la dépravation décadente des uns et de l’obscurantisme barbare des autres.
Voulons-nous en sortir? Sans doute pas pour l’instant. Il est, ces jours-ci, mal venu de ne pas s’associer à la diabolisation de la Russie et si d’aventure on fait part de quelque compréhension à son égard on est vite traité de suppôt de Poutine ou, guère plus gracieusement, d’idiot utile. On peut toutefois anticiper une évolution, qu’elle soit due à un nouvel isolationnisme américain ou à la perception d’une menace chinoise qui conduirait l’Europe à retrouver une vision plus indépendante et plus ouverte de ses relations avec la Russie. Si alors l’objectif n’est pas seulement de désamorcer les tensions mais de bâtir ensemble une perspective européenne commune, il faudra trouver un terrain d’égalité entre les partenaires- sans lequel il n’y a pas de véritable dialogue- et ce ne sera ni l’économie, ni la technique, mais la culture.
Une diplomatie française de la langue et de la culture aurait alors un rôle particulier à jouer compte-tenu d’une tradition qui a perduré plus de deux siècles: jusqu’à sa disparition l’Union Soviétique a maintenu pour le français un quota de 20% dans l’enseignement des langues étrangères. Parce que Victor Hugo et Alexandre Dumas étaient français et que ces noms résonnent toujours en Russie, nous sommes les mieux placés pour aider les Russes à dépasser leurs méfiances, à trouver le chemin de l’Europe et le goût de la liberté. L‘alliance de 1892 entre la jeune république française et l’empire autocratique russe était encore moins évidente que ne le serait un rapprochement aujourd’hui. Pourtant la Marseillaise, chant révolutionnaire jusqu’alors interdit en Russie, a été jouée à Saint-Pétersbourg et avec l’aide de la France la Russie s’est modernisée d’une façon extraordinaire en trois décennies.
Les objections comme la liberté du choix des langues ou « les moyens » ne tiennent pas face un tel enjeu. Rien n’interdit de développer par un accord croisé l’offre de français et de russe dans nos enseignements publics respectifs. Et rien n’interdit de renoncer à une universalité de plus en plus squelettique de notre réseau culturel (ou de le repenser dans une logique européenne) pour concentrer nos moyens là où leur redéploiement aurait une véritable efficacité politique.
On mentionnera pour finir le probable renouvellement de la question du plurilinguisme au sein de l’UE. Après le Brexit elle ne comptera plus aucun pays officiellement anglophone25 alors que, hors Parlement, ses institutions sont, en dépit des traités, devenues presque totalement anglophones. Pourquoi ne pas saisir cette occasion pour proposer un renforcement de l’apprentissage des grandes langues européennes? La France et l’Allemagne qui après-guerre ont réussi leur rapprochement sur tous les plans sauf sur celui des langues pourraient donner l’exemple. A moins que l’on ne décide de s’en tenir à une langue qui n’est la langue de personne…sauf celle du parrain américain.
Jacques Sirota, pour les-crises.fr, 20-03-2018
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]
Notes
1.Claude Hagège, « Contre la Pensée unique », Odile Jacob 2012
2.Claude Duneton, « La mort du français », Plon 1999
3.Alain Borer, »De quel Amour blessée, Réflexions dur la langue française, Gallimard 2014
4.Alain Supiot, « La Gouvernance par les Nombres » Fayard 2015
5.Régis Debray, « Civilisations. Comment nous sommes devenus américains » Gallimard 2017
6.Alain Borer a créé le mot angolais pour désigner un anglais petit-nègre constitué de mots d’apparence anglo-saxonne. Il le distingue du globish (le 800 mots de l’anglais de l’échange international et de l’anglobal, langue de l’hégémonie qui se substitue aux autres langues.
7.Zbigniew Brzezinski, « Le Grand Échiquier l’Amérique et le reste du monde », 1997, Ed. Pluriel
8.Cf « Le Souci de la Grandeur » d’Antoine Compagnon, réponse à Daniel Morrison « Que reste-t-il de la culture française? » Denoël 2008
9.Cfle « Nouveau Discours sur l’Universalité de la Langue Française » de Thierry de Beaucé, Gallimard, 1988. T. de Beaucé fut secrétaire d’ État aux relations culturelles extérieures et le seul titulaire de ce poste qui disparut après lui
10.Pour une présentation exhaustive et critique de la situation de la langue française dans le monde et de la politique linguistique de la France voir « …et le monde parlera français » de Roger Pilhion et Marie-Laure Poletti, 2017 dont le titre, nous assurent les auteurs «n’est pas à prendre au premier degré »
11.En particulier Samuel P. Huntington dans « Le choc des Civilisations » Ed. Odile Jacob 1997
12.Ce phénomène est analysé et justement qualifié de révolutionnaire par Ivan Krastev dans Le Destin de l’Europe, Ed. Premier parallèle, 2017
13.Pour une analyse de l’hegemon et de son évolution depuis le XIXe S. voir Jean-Pierre Chevènement, « L’Europe sortie de l’Histoire? », Fayard 2013
14.Cf. Isabelle Sorrente « Addiction Générale » J-C Lattès 2011
15.Voir à ce sujet les ouvrages de Philippe Muray, en particulier Festivus, Festivus, conversations avec E. Levy, Fayard, 2005
16.Peter Sloterdijk, « Après nous le Déluge ». Payot 2016
17.Genèse 11:1-9; la Tour de Babel
18.Cité par Alain Finkielkraut dans l’émission de France 5 La grande Librairie le 26 octobre 2017
19.Michel Henry, « La Barbarie ». Grasset 1987
20.Pour une critique argumentée de cette proposition voir Yves Lepesqueur, « De l’éminente dignité du consommateur… et de sa langue » dans la revue l’Atelier du Roman n° 84, décembre 2015.
21.Ainsi désignait-on nos anciennes colonies bénéficiaires de l’aide du ministère de la coopération jusqu’à la disparition de celui-ci en 1998
22.Pour une analyse critique de la projection des 750 millions de francophones en 2050, voir Pilhion et Poletti, op. cit
23.Dans son allocution lors de sa visite au siège de cette entreprise le 26 janvier, le président Macron n’en a fait aucune mention. Personne apparemment n’avait jugé cela suffisamment important pour l’en informer.
24.Voir in Pilhion et Poletti, op. cit. les propositions conclusives.
25.La langue officielle de l’Irlande est le gaélique, celle de Malte, le maltais.

30 réponses à Pour une realpolitik du français, par Jacques Sirota

Commentaires recommandés

DuracuirLe 21 mars 2018 à 07h00
Ok, ce matin j’ai un brunch juste avant un brainstorm avec d’autres executives on va faire un benchmark des process linguistiques pour upgrader notre taskforce d’optimisation de la langue Française.

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