Stéphane Audran est morte mardi 27 mars. Elle avait 85 ans. Dans la mémoire collective, elle reste cette femme splendide à l'âge indécidable qui incarna si puissamment la perversion glacée des films de Claude Chabrol. Du début des années 1960 jusqu'au début des années 1970, l'auteur du Boucher a écrit ses partitions au diapason de ses grands yeux bleus au fond desquels semblait toujours flotter une mystérieuse tristesse, de ce casque roux qui lui collait au crâne, toujours impeccablement accordé à son rouge à lèvres, de ce port altier si élégant qui la caractérisait, qui creusait autour d'elle, y compris dans les situations les plus intimes, un champ magnétique insondable.
Si Stéphane Audran a incarné mieux qu'aucune autre cette bourgeoisie engoncée dans ses rigidités dont Claude Chabrol voulait faire craquer les coutures, c'est qu'elle rayonnait d'un halo secrètement fantastique. Sa sécheresse était sulfureuse. Son détachement intense. Sa blancheur incandescente, indissociable de ces touches de couleurs chaudes qui rehaussaient son visage. Elle exprimait un être au monde paradoxal dont la promesse était comme contenue dans ce drôle de prénom qu'elle s'était choisi, qui biffait d'un trait viril l'extrême féminité qui lui collait à la peau.
Pourquoi cette actrice si marquante, si présente, si insolente, a-t-elle si peu existé hors du -cinéma de Chabrol ? La question reste entière, mais sans doute tient-elle en partie à cette empreinte qu'un cinéaste laisse sur une actrice lorsqu'il en fait sa créature. Marlene Dietrich et Josef von Sternberg, Rainer -Werner Fassbinder et Hanna Schygulla, Liv Ullmann et Ingmar Bergman… Les exemples ne manquent pas dans l'histoire du cinéma. En lui offrant le rôle de la maîtresse de maison dans
Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Luis Buñuel a permis à Stéphane Audran, en un sens, de s'affranchir de l'emprise de son pygmalion. Mais ce chef-d'œuvre a eu beau rendre justice à la tonalité secrètement surréaliste de son jeu d'actrice, il ne la conforta pas moins, avec son titre taillé sur mesure, dans son être purement chabrolien.
MagnétiqueLa rencontre avec Chabrol s'est faite à son initiative à la fin des années 1950 par l'entremise de Gérard Blain, qui venait de tourner dans
Le Beau Serge. Née le 8 novembre 1932 sous le nom de Colette Dacheville, l'actrice, formée au théâtre, avait été brièvement mariée à Jean-Louis Trintignant mais n'avait fait que de petites apparitions au cinéma. Claude Chabrol lui confie un petit rôle dans
Les Cousins (1959), puis un autre, plus conséquent, dans
Les Bonnes Femmes (1960)
. Entre ces deux films, ils tombent amoureux et deviennent indispensables l'un à l'autre. A l'affiche de pratiquement tous les films du cinéaste dans les années 1960, Stéphane Audran trouve sa pleine mesure à la fin de la décennie.
La magie opère vraiment pour la première fois dans
Les Biches (1968), histoire tordue de triangle amoureux dans lequel, aux côtés de Jean-Louis Trintignant et Jacqueline Sassard, elle joue une manipulatrice perverse. Elle atteint son apogée dans une série de quatre films (de 1969 à 1971) où l'actrice incarne des femmes modernes, intelligentes, viscéralement attachées à l'ordre bourgeois, qui s'appellent toutes Hélène :
La Femme infidèle,
Le Boucher,
La Rupture,
Juste avant la nuit. Ce charme magnétique et distancié, souterrainement morbide, qui va faire sa renommée, qui appelle immanquablement le crime ou la folie, agit comme le révélateur des turpitudes de la société française de son époque.
Le cinéaste et son actrice ont eu un fils ensemble, Thomas -Chabrol, né en 1963, devenu depuis acteur. Ils resteront mariés jusqu'en 1980, tourneront encore des films ensemble, mais après la série des Hélène, Stéphane Audran n'apparaîtra plus que dans des rôles secondaires. Cruellement emblématique de ce changement de statut,
Violette Nozière (1978) orchestre la passation de relais avec la jeune Isabelle Huppert, nouvelle rousse du cinéma français dont la puissance de feu annonciatrice d'une nouvelle ère relègue à des temps révolus le sens des convenances et la retenue bourgeoise de son aînée.
Reconnaissance internationaleStéphane Audran continue de tourner, au cinéma, à la télévision, nouant une complicité artistique avec Karl Lagerfeld, qui dessinera la plupart de ses costumes à partir de 1971. Mais nul n'a su aussi bien que Chabrol iriser sa superbe. L'actrice apparaîtra dans des rôles secondaires chez Claude Sautet (
Vincent, François, Paul… et les autres, 1974), Ivan Passer (
Banco à Las Vegas, 1978), Claude Miller (
Mortelle randonnée, 1983), Samuel Fuller (
Les Voleurs de la nuit, 1984), Jean-Pierre Mocky (
Les Saisons du plaisir, 1988), et même chez Orson Welles, dans
The Other Side of the Wind, légendaire film inachevé, tourné en 1972, dont un montage définitif va être présenté pour la première fois au prochain Festival de Cannes.
En 1988,
Le Festin de Babette, du Danois Gabriel Axel, dont elle tenait le rôle principal, remporte l'Oscar du meilleur film en langue étrangère et lui apporte la -reconnaissance internationale. Mais c'est encore Claude Chabrol qui lui offre le dernier rôle sublime de sa carrière. C'était en 1992, dans
Betty, aux côtés de Marie Trintignant.
Isabelle Regnier
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