Des doutes, de l'inquiétude, voire un certain malaise. Alors que les cheminots préparent leur première journée de mobilisation, jeudi 22 mars, contre la réforme ferroviaire, les cadres du groupe public pourraient se joindre en nombre au cortège. C'est qu'ils s'interrogent sérieusement sur leur sort et sur celui de leur entreprise.
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Le Monde, une dizaine d'entre eux ont bien voulu répondre sur la
" drôle d'ambiance " qui règne au sein de la compagnie nationale dans cette période de
" grande incertitude ". Mais ils l'ont fait avec beaucoup de précautions. Pas question de voir leur nom publié, droit de réserve oblige. Certains vont même jusqu'à recourir à une messagerie cryptée doublée d'un mot de passe pour correspondre.
A l'image de la base cheminote, les cadres du siège ou en région se disent lassés par la période actuelle.
" Nous sommes habitués au “
SNCF bashing”, assure ainsi un cadre de SNCF Voyages,
mais là, le niveau, l'enchaînement et l'emballement de ces derniers mois, du fait des problèmes à Montparnasse, des incendies dans le Sud ou de l'accident de Millas - une collision survenue le 14 décembre 2017 à un passage à niveau situé sur cette commune des Pyrénées-Orientales - ,
ont été vécus comme une sorte d'injustice et ont touché pas mal de cheminots dans leur “amour-propre” du travail bien fait. "
L'annonce de la réforme ferroviaire et la célérité de sa mise en œuvre ont sonné les troupes.
" Tous mes agents, et même mes cadres de proximité, sont encore sous le choc ", confie une cadre " traction " chargée de conducteurs en Ile-de-France.
" En liant l'improductivité du secteur, le besoin de réforme et le statut, les cheminots ont eu l'impression de devenir le trophée de réformabilité du gouvernement ", ajoute un autre de SNCF Voyage.
Pour tenter de rassurer leurs équipes, Guillaume Pepy, patron de la SNCF, et Patrick Jeantet, PDG de SNCF Réseau, ont multiplié depuis une semaine les amphis dans l'entreprise. Quand le premier reçoit au siège de Saint-Denis, près de Paris, le second se déplace en région expliquer de manière pédagogue de la réforme actuelle.
" En gros, confie une responsable francilienne présente à une de ces grands-messes
, M. Pepy a dit à mes cadres qu'il fallait se réveiller et saisir l'opportunité de cette réforme pour bien préparer l'ouverture de la concurrence. Cependant, chez de nombreux dirigeants de proximité, cela ne passe pas. J'entends encore certains qui me disent qu'il aurait fallu bloquer l'ouverture de la concurrence. "
" Il y a pas mal d'amertume "A SNCF Réseau, la crainte inspirée par la réforme est également palpable.
" La perte du statut pour les nouvelles recrues est vécue comme un drame. Pour eux, le droit du travail et le CDI équivalent à la loi de la jungle ", indique un jeune cadre, lui-même possédant le statut. Beaucoup d'autres, recrutés ces quinze dernières années, ont en revanche repoussé l'idée même de statut.
" Je me sens plus à l'aise en CDI, assure une manageuse lyonnaise
. Par rapport à mes aînés, je me sens moins liée à l'entreprise. D'ailleurs, tous les jeunes cadres qui arrivent sont bien moins soucieux d'obtenir ce statut, car ils veulent se faire une expérience avant d'aller voir ailleurs… "
Une chose reste sûre pour toutes les personnes interrogées : la mobilisation à venir sera massive. Et les cadres ne se bousculeront pas pour assurer le remplacement des grévistes.
" Chez moi, une seule dirigeante de proximité a accepté de suppléer les agents de conduite le 22 mars, en cas de grève des conducteurs ", assure cette cadre francilienne. Ceux du siège seront envoyés en gare, gilet rouge sur le dos, assure en revanche un autre.
A Lyon, ajoute un cadre de Réseau, "
on revoit tous nos plannings travaux pour concentrer les non-grévistes sur les chantiers prioritaires, sachant que la grève sera massive. Si nous avons quelques certitudes sur l'avenir, du fait des moyens débloqués pour mener les travaux, nos cadres de proximité restent inquiets sur la direction prise par l'entreprise. De manière générale, je ressens une perte de confiance dans l'ensemble du système ".
Ce qui inquiète le plus les cadres, c'est l'épisode de 2016. Le gouvernement Valls avait arrêté les négociations en cours sur l'organisation du travail à la SNCF pour sauver la loi El Khomri.
" Il y a pas mal d'amertume, confie cette cadre commerciale de Lyon.
En 2016, pendant les trois semaines de grève, l'essentiel des cadres a tenu les postes. On voulait voir passer la réforme, mais le gouvernement nous a laissé tomber. On avait l'impression d'être une régie, pas une véritable entreprise. "
Une régie qui serait percluse de lourdeurs.
" Nous restons un véritable paquebot, très difficile à manœuvrer ", glisse une dirigeante francilienne.
" Nous souffrons d'un cloisonnement excessif, d'une gestion par business unit
, où les intérêts de chacun sont contradictoires ", regrette un cadre au siège de SNCF Voyages. A cela s'ajoutent les économies de coûts et la réduction des effectifs de
" manière uniforme, sans faire évoluer avant les organisations ", précise ce cadre parisien.
" J'ai le sentiment que la direction ne se rend pas toujours compte de ce qu'elle demande, reprend une cadre à Lyon.
On exige des réductions d'effectifs dans les gares tout en conservant les mêmes horaires d'ouverture des boutiques : c'est infaisable ! "Depuis deux ans, la direction a cependant fait des efforts pour simplifier et alléger, un peu, la charge de travail de ses cadres, notamment de proximité.
" J'ai vu des améliorations en matière d'équipements, de simplification et de rapprochement du terrain ", convient une cadre de Mobilité. A Réseau,
" on sent les efforts, mais ce n'est pas encore suffisant. "
De fait, reconnaît un cadre dirigeant du groupe,
" les efforts de simplification ne sont jamais assez rapides. L'autre souci, c'est le sens et la reconnaissance du travail fourni par les cadres ". " Il y a une perte de sens et de vision collective dans une entreprise en perpétuelle réorganisation, reprend un cadre de Mobilité.
Le récent plan stratégique de l'entreprise est une tentative de redonner une vision commune. D'où les messages sur l'agilité, l'entreprise intégrée et simplifiée ou la qualité. " Cela suffira-t-il à remobiliser les cadres ?
Philippe Jacqué
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