27
Mar
2015
[Loi Renseignement] La Presse se soulève (timidement) avec les défenseurs de l’Internet Libre
Le combat solitaire des opposants au projet de loi sur le renseignement
Les associations de défense des libertés en ligne sont remontées contre les mesures de surveillance envisagées par le gouvernement. La mobilisation s’annonce difficile.
Ils repartent en campagne. Depuis la semaine dernière, les défenseurs des libertés en ligne s’érigent contre les mesures envisagées par le gouvernement pour muscler le renseignement. La Quadrature du Net s’indigne d’une «désastreuse dérive du gouvernement Valls sur la surveillance», tandis qu’Amnesty International estime que «la France donne un blanc-seing au renseignement». «Ce projet de loi est négatif, inutile et contre-productif», sermonne Thomas Watanabe-Vermorel, porte-parole du Parti pirate en France. «Je n’ai jamais vu pareil déluge d’outils de surveillance en France», a tweeté jeudi Marc Rees, rédacteur en chef du site NextInpact, engagé pour les libertés numériques.
Ce noyau dur de partisans des libertés en ligne se retrouve autour de la défense de la liberté d’expression sur le Web, du rejet de toute forme de surveillance privée ou administrative et du recours systématique à un juge. Ils ont déjà livré beaucoup de combats, dont l’issue leur a parfois été favorable. Ils ont fait leurs armes entre 2004 et 2006, lors de l’examen de la LCEN et de la Dadvsi, des lois sur le commerce électronique et le droit d’auteur. Ils ont gagné de l’influence en 2008 lors de l’opposition à l’Hadopi. Ils ont poursuivi sur leur lancée avec les lois Loppsi sur la surveillance intérieure, étendu leurs compétences jusqu’à Bruxelles en gagnant leur combat contre l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACTA) et en influant sur les discussions de l’accord Transatlantique.
Le projet de loi sur le renseignement les pousse à repasser à l’action. Depuis les attentats de janvier, Internet est accusé de bien des maux. Le Web, entend-on, favorise la radicalisation, la propagation des discours de haine. Pour y remettre de l’ordre, les premiers cas de filtrage administratif de sites Web sans décision judiciaire sont intervenus. On évoque désormais une surveillance en temps réel des données de connexion sur les réseaux des opérateurs télécoms, etune détection de potentiels terroristes par des algorithmes.
Une quasi-unanimité politique
La bataille contre ce train de mesures, redoutées depuis des années, s’annonce laborieuse. «Hadopi était une partie de plaisir par rapport à ce qui nous attend», estimait Jérémie Zimmermann, cofondateur de la Quadrature du Net, rencontré par Le Figaro quelques semaines avant la présentation du projet de loi Renseignement en Conseil des ministres. Le projet de loi sur le renseignement doit protéger les Français contre le terrorisme. Il a été présenté au lendemain de la terrible attaque contre le musée du Bardo, et trois mois après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes. Des sondages ont montré que les Français étaient favorables à un surplus de surveillance, quitte à rogner sur leurs libertés.
«Hadopi était une partie de plaisir par rapport à ce qui nous attend»Jérémie Zimmermann, cofondateur de la Quadrature du Net
Difficile, dans ce contexte, de mobiliser l’opinion publique contre la loi Renseignement. Il ne s’agit plus plus de contester l’envoi de messages d’avertissement aux internautes qui piratent de la musique et des films sur Internet, et la coupure des connexions en cas de récidive. «Ce qui est en jeu, c’est l’équilibre entre la vie privée et la surveillance, et le risque de diminuer la confiance dans Internet», explique Frédéric Donck, directeur du bureau européen de l’Internet Society. Les termes du débat sont complexes et intéressent moins les Français. Les associations de consommateurs, aux avant-postes lors de l’examen de l’Hadopi, ne se sentent plus concernées. Le service de presse de l’UFC-Que Choisir, questionné sur le sujet par Le Figaro, a découvert jeudi après-midi l’existence du projet de loi.
L’opposant est aussi d’une tout autre envergure. Depuis dix ans, les débats sur Internet se sont cristallisés autour du droit d’auteur et du piratage. Les projets de loi étaient portés par la Culture, soutenus du bout des lèvres par le Numérique. «Nous avons cette fois en face de nous l’industrie de la sécurité et des officines qui, depuis des années, se servent de la peur pour augmenter leurs budgets», estime Jérémie Zimmermann. Le projet de loi sur le renseignement a été présenté jeudi par Manuel Valls, entouré de ses ministres de l’Intérieur, de la Justice et de la Défense, et de la secrétaire d’État chargée du Numérique. Les argumentaires sont rodés et les sessions d’explication aux médias s’enchaînent. Le texte supprime les zones grises dans lesquelles pouvaient s’engouffrer les enquêteurs. Une indéniable avancée, entend-on.
La configuration politique n’aide pas non plus. En 2009, lors des débats autour d’Hadopi, les discussions à l’Assemblée nationale avaient donné lieu à de mémorables passes d’armes à l’Assemblée nationale. Le texte avait été rejeté une première fois, après un coup de théâtre des députés PS et les débats s’étaient éternisés. En 2011, les mesures des filtrage des sites pépornographiques envisagées par la Loppsi 2 étaient un moyen de dénoncer la politique sécuritaire menée par Nicolas Sarkozy.
Diviser et déminer
Sans grand soutien politique, avec de faibles relais dans l’opinion, les défenseurs des libertés sur Internet doivent se débrouiller seuls. En coulisse, des représentants des ayants droit, qui bataillent depuis dix ans contre ces militants des libertés en ligne, savourent une forme de revanche. La tâche serait déjà assez ardue si ce milieu n’était pas traversé par des dissensions. Les révélations d’Edward Snowden ont laissé des traces. Les géants du Web, qui pourraient hurler à la surveillance de masse, sont marqués par leur collaboration avec le programme Prism de la NSA. Le gouvernement français insiste sur ces divisions. Les mesures du texte de loi «n’ont rien à voir avec ce qui est pratiqué dans le droit privé» par toutes ces sociétés, glissait la semaine dernière un conseiller, lors d’une réunion avec des journalistes spécialisés dans le numérique. Ambiance.
Le gouvernement est aussi parvenu à surmonter les critiques d’autres acteurs du numérique. La position de la CNIL, publiée jeudi, a été plus mesurée que prévu. Plutôt que d’enfoncer le gouvernement, elle le félicite d’avoir pris en compte plusieurs de ses remarques afin de produire une nouvelle version du texte. Celle-là même qui a été âprement critiquée par les défenseurs des libertés numériques. «Des garanties substantielles ont été apportées» sur les conditions de la surveillance, affirme-t-elle, tout en promettant de rester attentive aux suites qui seront données au texte. En clair: peut mieux faire, mais ça pourrait être pire. Dans la conférence de presse qui a suivi le Conseil des ministres, jeudi, Manuel Valls ne s’en inquiétait pas. «En un sens, la CNIL est dans son rôle», a-t-il commenté. «Mais ses craintes ne correspondent pas à la réalité.»
Le Conseil national du numérique n’est pas non plus perçu comme une menace. Dans un communiqué publié, l’organisme consultatif, chargé d’éclairer le gouvernement sur les sujets numériques, a dit «s’inquiéter d’une extension du champ de la surveillance». Des recommandations seront publiées dans le courant du mois d’avril. Malgré cette salve de reproches, le CNNum n’envisage pas à ce jour d’autosaisine sur ce projet de loi, en raison de sa charge de travail actuelle, mais aussi parce que le sujet ne fait pas l’unanimité au sein de l’organisation. Et puis, l’avis du Conseil contre le blocage des sites terroristes n’a pas incité le gouvernement à reculer.
Outre la CNIL et la CNNum on recense une douzaine de prises de position critiques contre le texte. Le commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Nils Muiznieks, a qualifié le projet de «faute sérieuse». L’ARCEP, le gendarme des télécoms, s’est plutôt inquiété des possibles perturbations de réseau et du remboursement aux opérateurs des coûts de la surveillance. D’autres soutiens oscillent enfin entre le modeste (le moteur de recherche européen Qwant) et l’inattendu (la Fédération française des motards en colère du Territoire de Berlfort). Sur Twitter, l’intérêt reste faible. Seuls 3900 tweets contenaient le hashtag «#loirenseignement» vendredi soir. Les articles n’émergent pas dans la liste des plus commentés ou des plus lus des sites d’information. Les blogs, essentiels dans l’opposition à l’Hadopi, ont perdu en influence depuis l’avènement des réseaux sociaux.
Le gouvernement a l’air déterminé, mais nous n’en sommes encore qu’au tout début.Tristan Nitot, ancien porte-parole de la fondation Mozilla en Europe.
Le premier ministre, qui a le champ libre, veut aller vite. Manuel Valls défendra lui-même le projet de loi à l’Assemblée nationale à partir du 13 avril et compte sur une adoption en urgence avant l’été. Si le gouvernement a promis d’écouter encore les représentants du numérique durant les prochaines semaines pour préciser son texte, personne n’a oublié l’examen interminable de l’Hadopi. Aux États-Unis, les débats autour de la neutralité du Net ou du chiffrement ont prouvé qu’il était possible d’intéresser les citoyens à des thématiques complexes. Il s’agit aussi d’un bel exemple de coopération entre les associations de défense des libertés en ligne et des géants du Web.
«Le gouvernement a l’air déterminé, mais nous n’en sommes encore qu’au tout début. Le projet de loi pourrait être pourtant l’occasion de faire de la realpolitik», encourage Tristan Nitot, ancien porte-parole de la fondation Mozilla en Europe. Bref, d’entendre parler d’une même voix groupes privés et membres de la société civile. Google, Apple, Twitter et Facebook doivent répondre à l’invitation de Bernard Cazeneuve lors d’une réunion à Paris en avril, deux mois après la visite du ministre de l’Intérieur dans la Silicon Valley. Au moins l’un d’entre eux se pose la question de sa présence, mais ne tient pas encore à le faire savoir publiquement. «Il y a une telle peur autour du terrorisme, que dire que l’on soutient les libertés en ligne, cela revient à laisser penser que l’on soutient les terroristes», déplore Tristan Nitot.
Les opposants à la loi Renseignement sont encore à la recherche des bons arguments, qui éviteront cet écueil et toucheront les Français. Certains veulent mettre en garde contre la possibilité de généraliser ces outils de surveillance contre les internautes qui piratent de la musique ou critiquent les élus en ligne. D’autres estiment qu’il faut s’appuyer sur les élections départementales, en sensibilisant la base des militants PS. Avec l’idée que les mesures de surveillance pourront tomber, un jour, dans d’autres mains. Un bon soutien ou un argument bien trouvé peuvent encore faire basculer la situation. Sur Internet, c’est bien connu, tout va très vite.
Source : Benjamin Ferran & Lucie Ronfaut, pour Le Figaro Economie, le 23 mars 2015.
Projet de loi renseignement : l’Etat de droit a beaucoup à perdre
Au salon du mobile, en 2014.
Le texte présenté jeudi ne se contente pas d’offrir plus de moyens aux services de renseignement. En prévoyant une détection automatisée, encore très floue, de la menace terroriste, il franchit le cap de la surveillance indiscriminée.
Aux dires du gouvernement, le projet de loi sur le renseignement, présenté jeudi par Manuel Valls en personne à la sortie du conseil des ministres, serait un «texte équilibré». On ne compte pourtant plus les réactions alarmées. De la Commission nationale de l’informatique et des libertés au Conseil national du numérique, des opérateurs de télécommunications aux services Internet, du Syndicat de la magistrature à l’Ordre des avocats de Paris en passant par le juge antiterroriste Marc Trévidic, de l’association de défense des libertés en ligne La Quadrature du Net à Amnesty International : tous dénoncent une extension préoccupante de la surveillance. Jusqu’au commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, qui s’émeutd’une «approche exclusivement sécuritaire».
Comme tous ces acteurs, qu’on peut difficilement considérer comme des jusqu’au-boutistes inconséquents, on ne peut que s’inquiéter des contours du texte porté par Manuel Valls, et des risques en matière de libertés publiques. Encadrer l’action des services de renseignement – et l’usage de pratiques jusqu’ici illégales – était un souci légitime. Nul ne conteste la nécessité de la lutte antiterroriste. Mais inscrire dans la loi – pour des motifs étendus et souvent bien flous, qui devraient questionner ceux qui disent n’avoir «rien à cacher» – le recours à des techniques très intrusives sans l’aval d’un juge, voilà qui mérite un débat de fond, que la procédure accélérée au Parlement ne va pas faciliter. Pourtant favorable à une loi, le président de l’actuelle Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, vouée à être remplacée par une nouvelle autorité administrative, estime dans Le Monde que «la nouvelle commission disposera de moins de pouvoirs qu’aujourd’hui». Le renforcement du contrôle était pourtant présenté comme la contrepartie à l’extension des moyens.
«Pas de surveillance généralisée des citoyens», a promis Manuel Valls. Mais que dire alors du très nébuleux «dispositif» de détection automatique d’une menace terroriste, qui pourrait être déployé chez les opérateurs et les hébergeurs ? Pour traquer via un algorithme les éventuelles connexions suspectes, il faudra bien passer tout le monde au tamis. Le principal artisan du texte, le député Jean-Jacques Urvoas, se plaît à répéter que la France pratique la «pêche au harpon» quand les Etats-Unis sont adeptes de la«pêche au chalut». A ce stade, la différence devient purement sémantique. Depuis deux jours, Matignon multiplie les réunions avec les acteurs du numérique, sans doute pour les convaincre que «sans loi sur le renseignement, tout le monde y perd, avec une loi, tout le monde y gagne», comme l’assénait Manuel Valls hier. Avec le texte actuel, l’Etat de droit a pourtant beaucoup à perdre.
Source : Johan HUFNAGEL & Amaelle GUITON, pour Libération, le 21 mars 2015.
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