Entretien avec Sergei Kirichuk (Borotba) : « L’Ukraine est tenue en otage par les nazis et l’OTAN » mardi 25 novembre 2014
Nous publions ci-dessous un entretien avec Sergei Kirichuk, militant de l’organisation marxiste ukrainienne Borotba (« la Lutte »), réalisé par Marco Santopadre pour le sitecontropiano.org et publié par nos camarades italiens de la TMI, du journal marxiste FalceMartello. Sergei était en Italie début novembre, dans le cadre d’une série de réunions publiques dans de nombreuses villes italiennes. Cette tournée militante était organisée dans le cadre de la campagne de « Solidarité avec la résistance antifasciste en Ukraine » de laTendance Marxiste Internationale (animée en France parRévolution, voir ici). Ce fut un succès notable en termes de participation, de qualité de débats et de soutien financier à la résistance antifasciste ukrainienne.
Dans cet entretien, Sergei aborde en détail une série de sujets fondamentaux pour illustrer la situation en Ukraine. Le renversement de Ianoukovitch par le mouvement d’Euromaïdan, l’alliance entre les oligarques et les partis néo-nazis, la révolte des régions orientales et l’intervention de l’armée ukrainienne sont en effet les épisodes principaux d’une guerre civile devenue un tournant majeur dans la situation politique mondiale. Nous avons demandé tout d’abord à Sergei d’expliquer ce qu’est Borotba. SG : Borotba est une organisation marxiste qui a été formée en 2011 par la fusion de plusieurs groupes. Ce sont surtout à l’origine de jeunes militants critiques de la ligne du Parti communiste et de ses illusions parlementaristes, mais aussi en provenance d’autres organisations marxistes. Notre idée constitutive était de soutenir la mobilisation directe des travailleurs contre le capitalisme et l’oligarchie. Malheureusement, le déclenchement de la guerre civile a montré que notre organisation n’était pas prête à faire face à une situation de confrontation directe, de clandestinité ; nous sommes donc maintenant dans un processus de reconstruction de notre organisation. Il y a un important débat en cours sur la façon de reconstruire nos structures, notre intervention et la tactique à adopter, à la fois dans le Donbass et dans l’ensemble de l’Ukraine. Nous croyons que la seule solution envisageable pour sortir l’Ukraine de l’impasse est une fédération qui reconnaisse l’autonomie pour toutes les cultures et les minorités, ainsi que la « dénazification » du pays. Que pense Borotba du mouvement baptisé « Euromaïdan » ? SG : Dès le début, notre organisation s’est opposée au mouvement Maïdan parce que ce mouvement était favorable à l’intégration de l’Ukraine dans l’Union Européenne (UE). Nous pensions que ce serait un désastre pour l’industrie manufacturière du pays et donc pour les conditions sociales de la population. Nous avions déjà de bons exemples – c’est-à-dire mauvais – d’autres pays d’Europe de l’Est qui ont été intégrés dans l’UE, par exemple la Bulgarie ou les Etats baltes, où des millions de personnes ont perdu leur emploi et ont été forcés de migrer vers le nord-ouest de l’Europe, à la recherche d’un emploi faiblement rémunéré. Il est vrai que l’Ukraine est un des pays les plus pauvres du continent. Cependant, dans la partie orientale du pays on trouve l’industrie aérospatiale et des sites où sont fabriqués des produits de haute technologie, tels que des moteurs d’avions et d’hélicoptères. Nous savions que cette production ne pourrait jamais avoir accès au marché de l’UE ; l’intégration signifierait donc la destruction de centaines de milliers d’emplois hautement qualifiés. C’est pour ça que des millions d’Ukrainiens sont fortement opposés à l’entrée de l’Ukraine dans l’UE. Nous avons soutenu ces travailleurs – dans de nombreux cas, des ingénieurs et techniciens – qui s’opposent totalement à ce projet parce qu’ils défendent ces emplois qualifiés. En outre, il était clair depuis le début que l’extrême droite a eu un rôle fondamental et central au sein du mouvement « Euromaïdan ». Bien que représentant au départ une minorité du point de vue numérique, les groupes se réclamant de cette mouvance ont été en mesure de dominer la mobilisation. Avant tout chose, nous ne partageons pas leur idée d’une Ukraine « seulement pour les Ukrainiens », un pays ethniquement pur. Au contraire, nous croyons que la diversité doit être respectée, toutes les diversités religieuses, linguistiques et ethniques. A propos du mouvement Maïdan, on a pu lire qu’il fallait aussi compter en son sein des mouvements de gauche, ou du moins progressistes. En Europe il existe des courants de gauche qui continuent d’ailleurs de prétendre que la mobilisation a été positive malgré tout, du moment qu’elle a contesté un gouvernement impopulaire et le pouvoir excessif de l’oligarchie. Vous, cependant, ne partagez pas ce point de vue... SG : Il y a effectivement beaucoup de courants de gauche dans le monde qui ont comme fétiche le seul fait de voir « les masses qui descendent dans les rues ». Comme militants, nous devrions pourtant savoir qu’une masse de gens qui descend dans la rue peut également être réactionnaire, ou sous l’influence d’une direction politique réactionnaire. Par exemple, il y avait un petit groupe de gauche qui a participé dès le début à la mobilisation de la place Maïdan à Kiev avec des slogans très modérés. Ils parlaient de la nécessité d’une Europe sociale – pas du socialisme. Ce fut pourtant suffisant pour qu’ils se fassent fortement contester et accuser par le reste de la place, pour laquelle « l’Europe sociale » était déjà l’antichambre des goulags staliniens ! Par ailleurs, il était clair depuis le début que ceux qui occupaient les rues de Kiev étaient surtout animés par l’individualisme et le carriérisme, caractérisés par l’idée illusoire que si l’Ukraine entrait dans l’UE, n’importe qui travaillant dur connaitrait le succès et l’enrichissement. Aucun sentiment de solidarité ou de critique sociale n’était visible dans cette mobilisation. Quelle est aujourd’hui la situation en Ukraine et dans le Donbass ? En particulier, que pensez-vous des résultats des élections qui ont eu lieu, d’abord dans les territoires contrôlés par le régime, puis dans les Républiques « populaires » ? SG : Il existe deux grandes tendances politiques dans le Donbass en ce moment. L’une est purement « séparatiste » et affirme qu’il n’y a pas de place pour un retour sous l’autorité du régime de Kiev. Elle pousse donc vers une véritable séparation des Républiques populaires de l’Ukraine, afin qu’elles deviennent un seul Etat complètement indépendant. L’autre tendance considère la création des Républiques populaires comme une première étape dans l’établissement d’un dialogue avec ces secteurs de la population ukrainienne qui avaient soutenu ou toléré Euromaïdan, dans la mesure où ils le considéraient comme une opposition à l’oligarchie. Il y a de manière générale une forte poussée à gauche, des sections importantes de la population revendiquent des mesures sociales, ainsi qu’une réelle mise en œuvre de la nationalisation des secteurs clés de l’économie. Je dois admettre cependant que la pression de l’oligarchie russe est malheureusement très forte dans le Donbass. Moscou pense – à juste titre – qu’une possible révolution socialiste dans cette région pourrait servir de « mauvais exemple » pour les catégories populaires en Russie. Dans tous les cas, un avis est communément partagé dans la population du Donbass : la privatisation des mines, de l’industrie et de l’énergie dans les années 1990 n’a constitué rien de moins qu’un vol de la propriété populaire. Cette aspiration à la nationalisation de l’industrie et au développement des formes de propriété collective dans le Donbass est donc considérée comme très dangereuse par les bourgeoisies de Kiev autant que de Moscou. Les élections en Ukraine ont quant à elles montré un virage clairement à droite du Parlement. Il est vrai que les forces ouvertement nazies comme Svoboda ou Praviy Sektor [1] ne sont pas entrées dans la Rada. Inutile de dire cependant que les partis bourgeois « respectables » ont tous observé un même virage vers l’extrême droite, caractérisé par la présentation de programmes extrémistes et par l’élection des chefs des bataillons de volontaires (de l’opération « antiterroriste »), des commandants militaires des gangs fascistes et des oligarques. Les élections ukrainiennes sont un exemple éclairant de l’hypocrisie des gouvernements occidentaux et de la classe politique libérale locale, qui a par exemple ouvertement soutenu des candidats néo-nazis. Ainsi, à Kiev, les cercles et les médias libéraux ont soutenu un candidat du « Bloc Porochenko » [2] : il s’agit d’un raciste déclaré, un fou qui parle de la suprématie de la race blanche et qui envisage un avenir fondé sur l’exclusion des citoyens de langue et de culture russes comme de toutes les autres minorités. A propos des évènements dans le Donbass, certains courants de gauche ici en Europe ont un point de vue différent – en commun avec la quasi-totalité des médias de masse : ils identifient les principales forces de l’insurrection, dans le sud-est de l’Ukraine, à des éléments purement nationalistes, au mieux, ou au pire réactionnaires et fascistes. Quelle est la composition réelle du paysage politique des Républiques « populaires » de Donetsk et de Lugansk ? SG : Nous ne voulons pas faire semblant qu’il n’existe pas dans le Donbass des tendances nationalistes russes, mais il est impossible de nier le rôle dirigeant des mouvements et des forces de gauche ainsi qu’un puissant sentiment antifasciste. Un des plus grands et des plus populaires chefs militaires des milices des Républiques populaires, Alexey Mozgovoy, a déclaré à maintes reprises que le nationalisme n’est pas une solution, mais qu’au contraire la lutte du peuple du Donbass devait être le début d’un soulèvement général contre l’oligarchie dans le pays. On compte de nombreux communistes ou socialistes combattant dans l’armée du Donbass, au moins autant que des éléments conservateurs ou nationalistes. Entre les différentes factions, la coexistence se fait dans un respect mutuel au nom de la lutte commune. Le plus grand danger serait que ce conflit pourrait se traduise par un scénario à la yougoslave, par une explosion de haine au sein de la population sur la base de l’appartenance ethnique, linguistique ou religieuse. Contre ce scénario, Borotba soutient toute tendance de gauche dans le Donbass, où il existe déjà une tradition forte du mouvement ouvrier. Pour comprendre ce qui mobilise aujourd’hui les populations du Donbass, il faut bien avoir à l’esprit la dynamique des évènements. Après le coup d’Etat de février [3], une forte mobilisation s’est développée dans l’Est du pays. La population a demandé pacifiquement que le nouveau régime accorde l’autonomie fiscale et culturelle aux zones habitées par des minorités, en particulier de langue russe. Mais, au lieu d’accorder la fédéralisation de l’Ukraine, le gouvernement « Maïdeniste » a imposé une véritable féodalisation, en nommant comme gouverneurs de province des oligarques parmi les plus riches du pays. Ceux-ci ont mis en place des milices privées avec des éléments d’extrême droite, qui ont immédiatement imposé un règne de terreur. Ils ont commencé une véritable chasse aux communistes et aux dissidents : les locaux des partis politiques et des syndicats assiégés et détruits, des agressions, des enlèvements et des meurtres. Cette réalité est évidente dans le cas du massacre d’Odessa : des dizaines de personnes abattues, brûlées vives et assassinées froidement à l’intérieur de la Maison des syndicats, par des fascistes. Comment la Russie intervient-elle dans le mouvement du Donbass ? Ne tente-t-elle pas de le freiner, afin de parvenir avec l’Union Européenne à un compromis qui serait nécessaire, de son point de vue, suite aux sanctions économiques et à l’isolement politique et militaire international de Moscou ? SG : Malheureusement, la situation en Ukraine dépend beaucoup de ce conflit entre la Russie et les pays occidentaux, en particulier avec les États-Unis. En ce sens, bien que supportant en apparence les Républiques populaires, l’oligarchie russe tente en réalité de les utiliser comme « monnaie d’échange » pour un éventuel accord, en particulier avec l’Union Européenne. Quel jugement portez-vous sur l’intervention et le rôle de l’Occident dans les évènements en Ukraine depuis le début de l’Euromaïdan ? Faites-vous une différence entre les actions des Etats-Unis et de l’Union Européenne ? SG : Tout d’abord, l’une des raisons du déclenchement de la crise a été le refus par le gouvernement Ianoukovitch de signer le traité d’association avec l’Union Européenne. L’UE était intéressée par la conquête d’un marché important, en particulier dans des conditions de crise économique. Bien sûr, l’Union Européenne n’avait aucun intérêt à développer à ses propres frontières une guerre à grande échelle ; c’est pourquoi elle cherche plutôt un accord qui soit conforme à ses propres intérêts économiques et politiques. A l’inverse, les Etats-Unis poussent à une confrontation plus directe. Leur rôle a été déterminant, par exemple en février lorsque le président Ianoukovitch, sous la pression de la place Maïdan et de l’Union Européenne, avait pratiquement signé son départ de la scène et convoqué de nouvelles élections. Pratiquement au même moment dans le centre de Kiev, des snipers inconnus ont tiré aussi bien sur la foule que sur les policiers, tuant 70 personnes. Cet évènement a mis en place les conditions du coup d’Etat au Parlement. Il est évident que l’ordre de tirer ne pouvait pas venir du gouvernement Ianoukovitch qui était désormais hors jeu... Après le coup d’Etat, quand la situation économique s’est effondrée, le Fonds Monétaire International a proposé de soutenir financièrement l’Ukraine. Ce soutien était cependant conditionné par de lourds plans d’austérité et des privatisations et également à la condition que le nouveau régime reprenne immédiatement le contrôle sur le pays. De fait, le FMI a contribué au début de la guerre civile, incitant le régime de Kiev à faire la guerre contre les populations qui se soulevaient dans le Donbass. Les Etats-Unis n’ont rien fait pour cacher leurs activités en Ukraine. Nous ne pouvons pas oublier la visite à Kiev du chef de la CIA, pendant les évènements, gardée secrète mais admise plus tard quand elle fut rapportée par certains médias. Le jour suivant cette visite, le gouvernement de Kiev commençait la soi-disant « opération antiterroriste » contre les rebelles des régions sud-est de l’Ukraine. Rappelez-vous aussi la fameuse conversation entre l’ambassadeur américain à Kiev et Victoria Nuland [4]. Enfin, lors de sa visite en Ukraine, Joe Biden, le vice-président américain, n’a même pas fait semblant d’établir un dialogue d’égal à égal avec les représentants du nouveau régime : il s’est contenté de donner des ordres, en restant assis à la présidence du siège du gouvernement. Après cette réunion, quelques dirigeants politiques ukrainiens se sont tout de même plaints de l’attitude très « stricte » du vice-président américain à leur égard... Cela n’a pas empêché l’un des fils de M. Biden de devenir, peu de temps après, président de l’une des plus importantes sociétés de forage gazier du pays. Une dernière question sur le rôle des nazis en Ukraine : c’est la première fois depuis des décennies que des groupes ouvertement néo-nazis accèdent à des postes importants dans un gouvernement d’un pays européen. Comment évaluez-vous cette perspective ? En outre, quel jugement porter sur la contradiction apparente de cette extrême droite théoriquement contre l’Union Européenne ou les États-Unis, mais qui se met pourtant au service des intérêts stratégiques de ces deux pôles impérialistes ? SG : Dans le reste de l’Europe, l’extrême droite se déclare en général contre l’UE. Ce n’est pas le cas chez nous, au contraire : les organisations ultranationalistes et fascistes en Ukraine sont généralement pro-européennes. D’ailleurs, en ce moment même le gouvernement ukrainien revendique ouvertement l’implication directe de l’UE et de l’OTAN dans le conflit. Ceci est un danger énorme, qui pourrait conduire à un conflit de dimension mondiale. Par conséquent, nous pensons que dans le reste de l’Europe l’objectif central de la mobilisation des forces communistes et de gauche devrait être précisément d’empêcher cette implication de l’UE et de l’OTAN. Bien sûr, le président Porochenko et son gouvernement n’ont aucun intérêt à accorder un pouvoir excessif à l’extrême droite, ouvertement néo-nazie. Au contraire, ils aimeraient que les fascistes disparaissent, après avoir fait le sale boulot à Maïdan comme force de frappe contre le gouvernement Ianoukovitch, puis dans le Donbass pour réprimer la rébellion. Une sorte « d’adieu et merci ». Mais les fascistes ne sont pas complètement stupides, ils sont désormais bien organisés et enracinés, ils ont des armes et de l’argent, des infrastructures et une formation militaire, ainsi qu’une représentation parlementaire importante. Il ne sera donc pas facile du tout de se débarrasser d’eux. Ce sont au contraire ces forces d’extrême droite qui cherchent à influencer le gouvernement. Par exemple, en plusieurs occasions certains bataillons de néo-nazis ont quitté les zones de guerre et sont revenus à Kiev pour assiéger le Parlement. Ils ont alors menacé Porochenko : s’il parvient à un compromis avec la Russie et les Républiques populaires du Donbass, il sera renversé par la force lui aussi. Entretien réalisé à Rome le 6 novembre 2014.
Révolution
[1] Praviy Sektor : le « Secteur Droit », NDT
[2] L’alliance électorale du Président ukrainien Porochenko, NDT
[3] Le renversement parlementaire de l’ancien gouvernement Ianoukovitch sous la pression de Maidan, NDT
[4] Cette responsable des zones européenne et eurasienne de la diplomatie américaine avait été très explicite sur les intentions américaines, notamment par un extrait de cette conversation qui avait circulé ensuite dans les médias : « Que l’UE aille se faire foutre ! », NDT
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dimanche 30 novembre 2014
Entretien avec Sergei Kirichuk (Borotba) : « L’Ukraine est tenue en otage par les nazis et l’OTAN »
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