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dimanche 28 juillet 2013

Saint-Jacques-de-Compostelle: chronique d'un lynchage médiatique

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Bruno Meignien

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     Saint-Jacques-de-Compostelle: chronique d'un lynchage médiatique

Publication: 27/07/2013 06h550

Train Espagne
Mercredi 24 juillet 2013 à 20h42, près de 80 personnes ont perdu la vie à quelques kilomètres de Saint-Jacques de Compostelle. Un accident d'une tristesse absolue à la sortie de la ligne à grande vitesse, dans une courbe où un train en forte survitesse a déraillé de façon catastrophique.
Au moins une victime supplémentaire est à déplorer: le conducteur principal. Celui-ci est toujours à l'hôpital que déjà les articles de la presse française le voient comme un potentiel "Francesco Schettino espagnol", le Francesco en question étant décrit comme l"homme le plus détesté d'Italie" pour avoir été à la barre d'un bateau qui a coulé. Comme si le fait d'avoir conduit un train qui s'est transformé en cimetière ne suffisait pas, les médias et réseaux sociaux se chargent de mettre sa vie en pièces pour le restant de ses jours. Si l'on se rend compte finalement que le conducteur n'est pas en cause, ou en tout cas pas seul en cause, il y a fort à parier qu'aucun n'ira s'excuser auprès de l'intéressé.
Attention, je ne prends pas parti sur la responsabilité présumée du conducteur. Simplement aucune enquête ne l'a désigné formellement comme responsable de quoi que ce soit, et il serait de bon ton d'attendre un peu, par exemple que les enquêtes judiciaire et administrative soit menées, pour tirer des conclusions. Celui-ci est encore sous le choc, à l'hôpital.
Mais pour une bonne partie des journaux en ligne, écrits ou télévisés, peu importe ce qui s'est réellement passé, le conducteur constitue une cible idéale: le coupable. Le rôle des médias étant d'informer mais pour cela aussi d'intéresser ses ouailles, un "chauffard du rail", voilà qui fait un beau scoop. Les réseaux sociaux ne sont pas en reste, et sont à l'origine des charges les plus virulentes, sur fond d'émotion.
Mais que sait-on en réalité? Pas grand-chose. La plupart des sources ne sont pas directes mais reprises de journaux espagnols, voire des très rapides réseaux sociaux.
De façon relativement certaine, on sait que le train Alvia 151, un train à grande vitesse moderne bourré de technologie (série S730), est arrivé à 20h42 à haute vitesse dans une courbe limitée à 80 km/h. On sait également que la voie, récente, passe subitement d'une ligne droite à grande vitesse, près de 100 km à base de tunnels et de viaducs parfaitement rectilignes, à une courbe relativement serrée, limitée à 80 km/h.
ET C'EST TOUT ! Pour le reste, on a principalement des transcriptions d'échanges radio entre le conducteur et les agents de circulation ("aiguilleurs"), avant et après le drame, où le conducteur principal indiquerait, paniqué, qu'il roule à 190 km/h au moment du drame.
Pour l'instant, on ne sait pas quelle est ou plutôt quelles sont les causes de cette vitesse excessive. Inattention ou faute du conducteur, signalisation non adaptée sur cette section de ligne, courbe en sortie de longue ligne droite à grande vitesse, trop grande complexité du matériel, défaut du système de freinage? Voilà la liste, non exclusive, des principales causes envisageables à ce jour, mais rien ne permet d'expliquer lesquelles ont joué un rôle et comment elles se sont imbriquées pour conduire à la catastrophe.
Revenons sur quelques points qui méritent d'être relevés:
- D'abord, la teneur des échanges radio, diversement retranscrits, surtout après traduction en français, n'a pas été confirmée par l'entreprise ferroviaire espagnole. C'est pourtant la principale source des diverses spéculations avancées. On ne sait pas si la source est sûre, ni si elle n'omet pas certains "détails". Le grand quotidien El País a semble-t-il été le premier à publier ces mots, lancés par le conducteur, bloqué dans sa cabine après l'accident, aux aiguilleurs: ¡Somos humanos! ¡Somos humanos!", repetía. "Espero que no haya muertos porque caerán sobre mi conciencia". Soit : "Nous sommes humains ! Nous sommes humains !" et "J'espère qu'il n'y aura pas de morts car ils seraient sur ma conscience." Le quotidien ajoute que le conducteur avait envoyé une alerte avant d'arriver sur la courbe en expliquant qu'il roulait à 190-200km/h, avant de déclarer en arrivant sur la courbe "voy a 190!", soit "je vais à 190!". Les premières analyses de la boîte noire auraient confirmé une vitesse excessive à l'entrée du virage, d'après La Voz de Gallicia, mais c'est tout.
- A aucun moment n'est indiqué que le conducteur aurait été trop vite sur la section à grande vitesse. D'après le journal El País, la dernière limitation de vitesse sur la ligne droite est de 200 km/h, ce qui correspond à la vitesse indiquée par le conducteur. Le train qui a déraillé est d'ailleurs apte à 250km/h sur ligne à grande vitesse, sur les tronçons où cette vitesse est autorisée. On notera par ailleurs que l'intéressé conduisait depuis 13 ans dans l'entreprise ferroviaire espagnole; cette dernière n'a pas indiqué pour l'instant que celui-ci était coutumier des survitesses.
- On ne sait pas si le conducteur était volontairement ou par inattention au-delà de la vitesse autorisée ou si une ou plusieurs autres causes l'ont empêché de ralentir (défaillance du système de freinage, erreur de manipulation du tableau de bord, etc.).
- On ne sait rien sur l'assistant conducteur. Dans ce train se trouvaient comme c'est la règle en Espagne un conducteur "principal" et un assistant, dont on ne connaît pas le rôle lors de la catastrophe. En l'absence, les médias se sont bien vite tournés vers le conducteur "principal" comme cible "principale".
- Enfin, et cela confine à la désinformation, le profil Facebook du conducteur, a immédiatement été passé au peigne fin et les médias se sont fait les gorges chaudes d'une photo montrant un compteur de vitesse de train à 200km/h et de commentaires du conducteur indiquant: "Je suis à la limite, je ne peux pas aller plus vite, sinon j'ai une amende" et "Quel pied ce serait de faire la course avec la Guardia civil" (la police espagnole). Certains journaux télévisés ont transformé cela en "le conducteur, adepte des dépassements des vitesses, voulait faire la course avec la Guardia Civil". Pour un peu, on le soupçonnerait d'avoir amené un train sur l'autoroute pour mettre ses propos en action. Bien sûr, les propos et la photo n'ont rien du scandale qu'on voudrait leur faire porter: si le tronçon est limité à 200 km/h, il roule effectivement à la limite et il n'a pas le droit d'aller plus vite. La photo est donc tout à fait anodine, de la même façon qu'un compteur de vitesse de voiture photographié à 130 km/h n'a rien d'incroyable. Et la plaisanterie avec la guardia civil indique sans doute simplement qu'à 200 km/h en train, on va aussi vite que des policiers en mission d'urgence sur la route.
macchinista treno deragliato facebook

Le profil Facebook du conducteur a été supprimé, et remplacé par trois ou quatre faux comptes avec cette même photo et des commentaires sans équivoque. La haine y est bien palpable. L'émotion est bien compréhensible après une telle tragédie, mais n'autorise pas le lynchage en règle d'un bouc émissaire.
Malheureusement, lorsque l'enquête révélera le scénario le plus probable ayant conduit à l'accident, il n'y aura sans doute plus grand-monde pour l'écouter.
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