« Nous
sommes les cobayes d' une
loi inventée par la gauche »
La loi sur l' emploi qui découle de l' Ani est entrée en vigueur le 1er
juillet.
Le lendemain, le groupe Hamelin, 454e fortune de France, a
annoncé la fermeture de cinq sites dont trois en France.
Un premier cas d' école pour l' administration de Michel Sapin.
« Si
on m' avait expliqué ce que signifiait l' Ani, j' aurais été de toutes les
manifestations comme pour les retraites en 2010. » Marie pleure en se mordant les
doigts. Elle ne connaît « rien au droit du travail », n' a pas fait d' études.
Lorsqu'au
printemps dernier, les détracteurs de l' accord national interprofessionnel
dit de « sécurisation de l' emploi » ont appelé les salariés à
manifester dans toute la France contre ce texte qualifié de « casse
sociale », cette ouvrière de la papeterie Elba à la Monnerie-Le-Montel dans le Puy-de-Dôme, ne
s' est pas sentie « concernée ».
Non syndiquée, en CDI depuis trente ans dans une entreprise en bonne santé,
elle n' a pas jugé bon d' aller protester contre « ce
cadeau de la gauche au Medef ».
Confortée par
les médias qui « ne parlaient que de Jérôme Cahuzac et du mariage pour
tous », Marie est allée travailler en se disant que « l' Ani ne devait pas être si
important », puisque
tous les collègues étaient présents.
Même les
syndicalistes de la CGT et FO, les deux organisations non signataires, avaient
séché les manifestations.
Ce n' est que ce lundi 8 juillet qu' elle a réalisé « la
tragédie » que représente pour elle ce texte devenu loi le 14 juin
dernier, après le feu vert du Conseil constitutionnel.
Et notamment le décret qui bouleverse la donne
en matière de licenciements économiques collectifs. Lorsque son patron, le
groupe Hamelin, leader de la
papeterie de qualité, a annoncé, à quinze jours des vacances, qu' il allait rayer de la carte dès le
mois d' octobre leur usine ainsi que deux
autres sites en France, à Troyes dans l' Aube et Villeurbanne dans le
Rhône, soit deux
cents emplois sacrifiés
Hamelin n' a pas perdu de temps pour profiter
des outils que lui confère désormais la nouvelle législation.
Il n' a même pas attendu que les cadres
hiérarchiques de l' administration du travail (les Direccte) soient, le 5
juillet, formés par leur ministère à ce Code du travail revisité par pans
entiers.
Dès le 2
juillet, soit au lendemain de l' entrée en vigueur de la mesure
concernant les licenciements collectifs, il a déroulé en comité
européen d' entreprise
son plan de restructuration, invoquant la crise du secteur. Le 8, il en
informait les salariés. Et la première réunion de négociation du plan social,
prévue ce 25 juillet, intervient étonnamment à la veille de la date où l' usine ferme pour congés durant trois
semaines, réduisant un peu plus le délai de deux mois déjà très court durant
lequel le comité d' entreprise peut se retourner.
S' il voulait tuer toute velléité de
lutte, Hamelin ne pouvait pas mieux s' y prendre.
D’autant qu' en supprimant la possibilité
d’intervention du juge des référés durant la procédure, la nouvelle loi désarme
les représentants des salariés. Exit l' avocat qui pouvait suspendre en
amont le plan, jouer la montre, gagner jusqu' à un an de répit. Quant au délai de
deux mois, il ne permet plus à l’expert, éventuellement désigné par le comité
d’entreprise, d’analyser sérieusement la validité du motif économique des
licenciements comme par le passé. Désormais, seule l’administration du travail
donnera un avis, lequel se limitera à juger la qualité des reclassements des
salariés, sans aucune possibilité de contester le bien-fondé du motif économique.
Dans ce cas précis – une décision unilatérale de l' employeur –, elle aura 21 jours à
compter du 25 septembre pour homologuer ou non le plan.
En Auvergne,
c' est le premier PSE qui découle de l' Ani qui a tant fracturé
la gauche. Et c' est aussi un premier cas d' école en France pour l' administration de Michel Sapin.
Jusque dans
les étages de la Direccte Auvergne où un proche du dossier reconnaît
en “off” « un comportement de voyou où le minimum a été prévu en
matière de congés de reclassement (4 mois au lieu de douze mois), d' indemnités supra-légales ». Ira-t-elle jusqu' à l' invalider ?
C' est ce qu' espère André Chassaigne. Le député
du Puy-de-Dôme, président du groupe Front de Gauche à l' Assemblée, qui a mené pendant des
mois la fronde anti-Ani
déposant vainement plus de cinq cents amendements, reprend son bâton de
pèlerin. Il entend mettre « au pied du mur Michel Sapin »,
faire de ce dossier « un exemple emblématique de l' Ani, porte
ouverte à tous les abus patronaux » et tient là sa revanche.
L' usine Elba, fleuron familial qui a
compté jusqu' à 300
ouvriers avant d' être absorbé inexorablement comme beaucoup de PME par
les financiers au fil des restructurations, se trouve sur sa circonscription.
« Cette
décision à la veille des vacances frise l’indécence et confirme de façon
magistrale les atteintes sans précédent au droit du travail que recèle cette
loi », s' emporte le député. Il s' est fendu d' un courrier à Michel Sapin et Arnaud
Montebourg.
Remonté
comme jamais : « Contrairement aux engagements du candidat
François Hollande, aucune mesure législative n’a été prise pour mettre un terme
aux licenciements abusifs. Bien au contraire, le 16 mai dernier, lors du débat
parlementaire sur la proposition de loi des députés du groupe GDR visant à interdire
les licenciements boursiers et les suppressions d’emplois abusives, Sapin s' est réfugié derrière le soi-disant
bouclier de la loi de sécurisation de l’emploi pour justifier son refus de faire adopter notre proposition de loi.
On voit les dégâts aujourd' hui.
Pour les 64
salariés de la Monnerie-Le-Montel, petite commune de 2 000 âmes, cette annonce
est un « énorme coup de massue ». Rien ne laissait présager
une telle nouvelle. « On a travaillé comme des fous pour préparer la
rentrée scolaire. Il y avait cinquante intérimaires depuis février. On venait
de recevoir des chaussures de sécurité toutes neuves. Le directeur du site nous
répétait que nous étions les meilleurs depuis que nous nous sommes recentrés
sur la production de classeurs à anneaux, que le groupe allait investir. En
2011, je suis même allée en Angleterre pendant quinze jours pour apprendre à
travailler sur de nouvelles machines et ensuite former mes collègues. »
Comme
Jean-Luc, 34 ans. « Même si la dernière embauche remonte à dix ans, on
avait tout pour y croire. » Alors sa femme et lui ont fait construire
il y a un an, emprunté sur 25 ans et mis en route leur deuxième enfant. « Il
va naître en août dans ce merdier et c' est comme un rêve qui part en
fumée »,
lâche-t-il. Depuis neuf mois, il était chef d' équipe. Cela ne se voit pas sur sa
fiche de paie bloquée à 1 200 euros nets et au grade d' ouvrier qualifié alors qu' il devrait être agent de maîtrise,
mais c' était le sacrifice pour accéder à la
promotion. « Tout ça pour rien. »
Quel que soit
l' âge, la question est sur toutes les
lèvres, de la machine à café au mur de palettes érigé à l' extérieur sur lequel les salariés
ont déployé une banderole noire où en lettres jaunes, on peut lire « Elba,
64 morts ». Comment se battre dans la torpeur de l' été dans cette usine loin de tout,
qui n' est pas un bastion de la lutte,
sachant que la nouvelle législation les entrave dans leurs possibilités de
recours devant la justice ? Comment faire du bruit, obtenir que les
discussions soient repoussées à septembre compte-tenu des vacances ?
Même les
syndicalistes, peu habitués à combattre des licenciements de cette taille, sont
perdus, surpris. Ils oscillent entre l' envie d' en découdre et le fatalisme, l' envie de se contenter de négocier
une bonne prime à la valise et celle d' aller plus loin dans le rapport de
forces.
Ruiz Ribeiro, le délégué CFDT, secrétaire du
comité d' entreprise, maudit la nouvelle
législation qui fait d' eux « des cobayes » : « C' est de la merde si Laurent Berger (XIe secrétaire général
de la CFDT, signataire de l' Ani – ndlr) m' avait demandé mon avis. ».
Avec
Bouchaib Zaim-Sassi, le représentant FO et Arnaldo Da Silva pour la CGT, ils
sont suspendus au téléphone avec leur avocat, Jean-Louis Borie.
Arnaldo Da Silva, délégué CGT:
«Apprendre que ta boîte ferme à 15 jours des congés grâce à la nouvelle loi de
la gauche dégoûte».
Spécialiste du
droit social, rôdé aux PSE et au dé tricotage du droit du travail depuis trente
ans, il a suivi du début à la fin la naissance de l' Ani puis sa transposition en loi et
martèle : « Toutes les batailles que l' on ne mène pas sont perdues. » La nouvelle législation restreint
les possibilités de recours en amont ? Il ne s' inquiète pas et fourbit ses armes. « Il
est trop tôt pour l' heure tant que la première réunion n' a pas eu lieu pour agir, tant que l' expert n' est pas entré en scène. Cela va se
cristalliser en août et en septembre lorsqu' on saura si l' expert mandaté par le CE aura ou non
obtenu les informations nécessaires de la part de la direction mais déjà,
ouvrir une procédure de ce type pendant les vacances constitue une entrave et
nuit à une information de qualité comme ne pas avoir cherché d' accord majoritaire et préféré une
décision unilatérale. »
En attendant, les salariés qui
pensaient que « les licenciements n' arrivaient
qu' aux autres » se sont mis en grève mardi 16
juillet « pour une durée indéterminée », ont annoncé fièrement
les syndicats.
Ce vendredi, ils ont interpellé la ministre de
l' Artisanat, Sylvia Pinel,
venue visiter une coutellerie dans la montagne thiernoise. À la grande
satisfaction de Nicolas, « les collègues commencent à se bouger et à
réaliser que c' est pas en pleurant dans son coin qu' on va maintenir nos droits ». Syndiqué à FO, il est le seul
ouvrier de l' usine à
avoir manifesté deux fois contre l' Ani le printemps dernier. À
l’époque, tout le monde l' avait raillé : « Tu as bien du temps et
de l' argent à perdre pour aller manifester. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire