Translate

vendredi 28 septembre 2018

La fin du cash, un péril pour les libertés individuelles


28 septembre 2018

La fin du cash, un péril pour les libertés individuelles

Les chercheurs Solène Morvant-Roux et Jean-Michel Servet demandent la tenue d'un débat démocratique sur la généralisation des transactions numériques préconisée par le rapport Cap 22

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Le rapport Cap 22 du Comité action publique 2022, affirme parmi ses objectifs celui d'atteindre une société zéro cash d'ici à 2022. Cette proposition (la seizième selon les éléments du rapport qui ont " fuité ") s'inscrit dans une lame de fond mondiale visant à supprimer les billets et les pièces en tant que support supposé dépassé de la monnaie. Sont égrenés les multiples avantages d'un passage à une monnaie dématérialisée, électronique ou numérique : baisse des coûts de production et de circulation de la monnaie, lutte contre le blanchiment des fonds d'origine criminelle, lutte contre le financement d'activités terroristes. Pour certains, l'objectif de se débarrasser définitivement de l'argent liquide semble un passage obligé pour toute société qui se veut moderne.
La monnaie numérique ou électronique a diverses formes : écriture d'une ligne sur un compte bancaire, paiements par cartes ou par le biais des plates-formes et applications de paiement par téléphone mobile, etc. Elle n'est en réalité pas nouvelle puisque, dans un pays comme la France, il y a bien longtemps que les salaires sont versés sur des comptes bancaires auxquels sont adossées des cartes de paiement avec lesquelles il est possible de réaliser paiements, virements, etc.
La nouveauté réside donc plutôt dans la volonté de supprimer intégralement les transactions en liquide et ce, dans un mouvement global qui toucherait tous les pays ou presque. L'autre nouveauté concerne les acteurs impliqués dans ce mouvement, puisque l'on y trouve, outre des organisations à but philanthropique comme la Gates Foundation, la fondation MasterCard, des alliances supranationales comme l'Alliance for Financial Inclusion ou la Better than Cash Alliance, et enfin une myriade de fintech (entreprises d'innovation technologique dans le domaine financier) allant de petites start-up aux compagnies de téléphonie mobile en passant par PayPal ou les promoteurs de cryptomonnaies, dont le bitcoin est la plus connue.
En parallèle, l'accès au cash est devenu plus difficile du fait notamment de la diminution du nombre de distributeurs (baisse de 2  % du nombre de distributeurs et de 5  % du nombre de retraits en  2016 en France) ou encore de la limitation des montants retirés et de la suppression des plus grosses coupures. Cette tendance pourrait se prolonger par la transformation des commerçants en pourvoyeurs de liquidités : le Parlement européen a approuvé en janvier une directive européenne autorisant le " cashback ", c'est-à-dire le retrait d'argent liquide auprès des commerçants.
Il faut bien entendu reconnaître que la diversification des instruments monétaires ouvre la voie à de nouvelles formes de paiement, de transfert ou d'épargne. A bien des égards, la circulation de la monnaie d'une localité à une autre de manière plus rapide et moins rigide est un progrès pour de larges fractions de la population. Ces innovations ont par exemple ouvert des opportunités aux migrants pour envoyer des fonds à leurs proches de manière plus sécurisée et plus rapide.
L'accès aux prestations sociales dans les pays d'Amérique latine a pu être facilité par la distribution d'une carte de débit permettant aux femmes de retirer discrètement l'aide de l'Etat alors que, jusque-là, ces aides étaient distribuées sous forme de billets à l'occasion de réunions publiques, au vu et au su de tous. Les nouvelles technologies constituent indéniablement un outil puissant pour toucher celles et ceux encore hors d'atteinte de la circulation monétaire classique, c'est-à-dire des populations vivant dans des zones reculées, là où vit plus de 46  % de la population mondiale.
Mais rien ne prouve que l'argent liquide puisse disparaître si facilement et rapidement, comme le montre l'échec cuisant du gouvernement indien qui, en novembre  2016, a démonétisé deux coupures, avec pour objectif affiché, entre autres, la réduction des paiements en cash au nom de la lutte contre la corruption et le blanchiment. Palaniappan Chidambaram, ministre des finances entre 2004 et 2008, avouait dans The Guardian (du 30  août) que l'économie indienne y a perdu l'équivalent de 1,5  % de son produit national brut. Pendant plusieurs semaines, en effet, des centaines de milliers de petites et moyennes entreprises ont dû fermer leurs portes faute de moyens de paiement, et 150  millions de travailleurs payés à la journée ont perdu leur emploi.
La résistance s'organiseFace à cette volonté de faire disparaître l'argent en espèces, la résistance s'organise autour de divers acteurs de l'industrie (les producteurs et installateurs de distributeurs automatiques, par exemple…) mais aussi de citoyens selon lesquels la substitution d'un outil monétaire par un autre n'est pas anecdotique. En effet, dans la lignée des travaux de Viviana A. Zelizer (La Signification sociale de l'argent, Seuil, 2005),les sociologues ont montré que la monnaie n'est pas neutre socialement et culturellement, même si son apparence physique est homogène. Selon cette approche, les acteurs l'utilisent de manière différenciée en fonction des types de rapports sociaux dans lesquels elle s'inscrit. Cela signifie que la monnaie, quelle que soit sa forme, n'est pas seulement un intermédiaire des échanges économiques dont toutes les composantes seraient indifféremment substituables.
Surtout, la " guerre contre le cash " et la numérisation généralisée des transactions dissimulent d'autres dynamiques perverses. La dématérialisation de la monnaie ouvre en effet la voie à une transformation radicale de la figure de l'usager de la monnaie en consommateur de services financiers numérisés.
La différence fondamentale entre la monnaie, espèces ou papier, et la monnaie dématérialisée est que cette dernière laisse des traces et livre des informations bien au-delà de la transaction elle-même. Effectuer toutes sortes d'opérations sur son téléphone portable génère des masses d'informations utilisables et utilisées par les compagnies privées – le fameux big data. Le consommateur est transformé en producteur d'informations cruciales, à son insu ou presque. La valeur de la transaction financière réside non seulement dans la commission qu'elle occasionne mais aussi et surtout dans l'information produite, qui peut être vendue.
Ce changement en introduit un autre : les informations seront utilisées pour profiler les utilisateurs de la monnaie " dématérialisée " sous toutes ses formes (épargne, crédit, transferts, paiements), afin de savoir quel type d'emprunteur – ou de bénéficiaire d'aides sociales – ils sont. Mais il s'agit alors de remplacer l'évaluation de la solvabilité par la psychométrie. C'est l'être – c'est-à-dire l'ensemble des actes qui disent des choses de notre personnalité –, et non plus l'avoir, qui est analysé. Ces nouvelles approches sont mises au service de la création d'un marché de consommateurs de produits financiers, en particulier de crédits, indépendamment de leur solvabilité, visant notamment les segments les plus pauvres de la population.
D'ores et déjà, les informations concernant les manies de chacun sont scrutées et analysées pour construire un profil d'emprunteur et évaluer le niveau de risque indépendamment de tout lien avec la réalité de la situation économique (revenus, patrimoine, etc.) et sociale de la personne. Cette mise à nu de la personne (L'Homme nu. La dictature invisible du numérique, Marc Dugain et Christophe Labbé, Plon, 2016) constitue donc une mine d'or pour les algorithmes et pour permettre d'étendre le marché du crédit de manière encore plus radicale que par le passé, au péril de la capacité réelle des emprunteurs à rembourser.
D'autres dérives doivent nous interpeller et exigent que l'on ne rejette pas le cash de manière définitive et sans réflexion préalable : la privatisation de la monnaie par des entreprises peu régulées et peu transparentes, susceptibles d'effectuer des ponctions de manière arbitraire par des coûts d'accès et d'usage de la monnaie à travers des commissions exorbitantes, ou par la masse des transactions. D'après une étude financée par Visa publiée en  2016, les revenus potentiels étaient estimés de l'ordre de 35  milliards de dollars annuels dans les pays du Sud. Ces profits sont sources d'accumulation et risquent d'accroître les inégalités économiques. A cela s'ajoutent de possibles défaillances techniques qui feraient obstacle à l'utilisation de tout médium monétaire, à moins que le recours à des reconnaissances de dettes en version papier ne réapparaisse rapidement…
Les questions monétaires ne sont généralement traitées qu'entre experts. Compte tenu de ses implications individuelles et collectives, la fin des billets et des pièces de monnaie doit être l'objet d'un véritable débat démocratique.
Solène Morvant-Roux et Jean-Michel Servet
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire